Don Juan Tenorio/Partie I/Acte IV
ACTE QUATRIÈME
DOÑA INÈS
DON GONZALO
DON LUIS
CIUTTI
BRIGIDA
DEUX ALGUAZILS
SCÈNE Ire
Quelle nuit, Dieu m’assiste ! Si j’avais pu compter là-dessus, je ne me serais pas mis au service d’un si fougueux galant. Ah ! Ciutti, je suis moulue ; je ne peux plus me mouvoir.
Qu’est-ce qui vous fait donc mal ?
Tout le corps, et toute l’âme en outre.
Ah ! c’est que vous n’êtes pas accoutumée au cheval, naturellement.
Mille fois j’ai pensé choir. Ouf ! Quel mal de cœur ! Quelle angoisse ! Je voyais, les uns après les autres, défiler devant mes yeux les arbres comme emportés sur les ailes d’un ouragan, dans une telle vitesse et qui me donnait une illusion si infernale que j’aurais perdu les sens si nous avions tardé à nous arrêter.
Eh bien ! vous verrez de ces choses-là, si vous restez dans cette maison, pour le moins six fois la semaine.
Jésus !
Et cette petite fille, elle repose encore ?
Et pourquoi la réveiller ?
Il est vrai qu’il vaut mieux qu’elle ouvre les yeux dans les bras de Don Juan.
Il faut que ton maître ait à ses ordres quelque diable familier.
Je crois qu’il est lui-même un diable fait homme, car à faire ce qu’il fait, Satan seul s’y aventurerait.
Oh ! L’entreprise a été extrême !
Mais enfin la voilà réussie.
Sortir ainsi d’un couvent, au milieu d’une ville comme Séville !
Ce sont de ces coups de main faits seulement pour un tel homme ; mais que diable dire à cela, si la fortune va toujours à son côté, et si le hasard dort soumis et enchaîné à ses pieds !
Oui, vous dites bien.
Je n’ai pas vu homme d’un cœur plus audacieux : il n’est point de risque qui l’effraye, il ne surgit point de difficulté qui, dans son opiniâtreté à vaincre, le fasse hésiter un instant. Dans tout ce qu’on peut oser il se lance, de tout il se juge capable ; il ne regarde pas où il se fourre, ni le demande jamais. « Il y a ici une aventure, » lui dit-on ; et il répond : « Don Juan y va. » — Mais il tarde bien, vive Dieu !
Minuit a sonné à la cathédrale, il y a du temps déjà.
Et il devait être de retour à minuit.
Mais pourquoi n’est-il pas venu avec nous ?
Il avait là, par la ville, quatre choses encore à régler.
Pour le voyage ?
Je le suppose ; bien qu’il puisse arriver fort aisément que cette nuit on le fasse lui-même voyager du côté de l’enfer.
Jésus ! Quelles idées !
Eh bien ! quoi ? sont-ce des œuvres de charité où nous nous employons, pour que nous espérions mieux ? Mais nous sommes en sûreté, pourvu qu’il soit de retour ici.
Tout de bon, Ciutti ?
Venez à ce balcon et regardez : que voyez-vous ?
Je vois un brigantin, à l’ancre dans la rivière.
Eh bien ! son patron attend seulement les ordres de Don Juan pour nous transporter, quoi qu’il arrive, sains et saufs en Italie.
En vérité ?
Et ne craignez rien pour notre sécurité, car le navire est le meilleur voilier qui vogue sur la mer.
Chut ! J’entends Doña Inès…
Je m’en vais, alors ; car Don Juan a recommandé que vous seule dussiez lui parler.
Il a bien fait, car je m’entends à ceci.
Adieu donc.
Sois en paix.
SCÈNE II
Mon Dieu ! Quels rêves j’ai fait ! Je suis folle ! Quelle heure doit-il être ? — Mais qu’est ceci, pauvre de moi ! Je ne me rappelle pas avoir jamais vu ce logement. Qui m’a portée ici ?
Don Juan.
Toujours Don Juan !… Mais parle ; tu es aussi ici, Brigida ?
Oui, Doña Inès.
Eh bien ! dis-moi, par charité, où nous sommes ? Cet appartement est-il du couvent ?
Non pas ; celui de là-bas était un vilain trou, où il n’y avait rien que pauvreté.
Mais enfin où sommes-nous ?
Regardez, regardez par ce balcon, et vous comprendrez la distance qu’il y a d’un couvent de religieuses à une maison de campagne de Don Juan.
Cette maison de campagne est à Don Juan ?
Je crois qu’elle est bien à vous.
Mais je ne comprends pas, Brigida, ce que tu dis.
Écoutez. Vous étiez, dans le couvent, à lire, avec beaucoup d’angoisse, une lettre de Don Juan, quand éclata en un moment un incendie formidable.
Jésus !
Épouvantable, immense : la fumée était vraiment si épaisse que l’air en devint palpable.
Je ne me souviens pas…
Toutes deux, occupées avec la lettre, nous oubliions notre existence même, moi écoutant, vous lisant. Et, en vérité, elle était si tendre, que nous attribuions, entre nous, à sa lecture, la gêne intérieure que nous éprouvions. Déjà nous pouvions à peine respirer, et les flammes prenaient à nos lits ; nous allions être asphyxiées, quand Don Juan, qui vous adore et qui rôdait autour du couvent, voyant croître avec le vent la flamme dévastatrice, s’aperçut que vous alliez en être environnée et, avec une valeur inouïe, se précipita pour vous sauver par le passage qu’il put trouver le meilleur. Vous, à le voir ainsi pénétrer dans la cellule à l’improviste, vous vous êtes évanouie… : c’était forcé, et il fallait s’y attendre. Lui alors, vous voyant choir ainsi, vous enleva dans ses bras et prit la fuite ; je le suivis, et il nous arracha au feu. Où pouvions-nous aller à cette heure ? Vous étiez toujours évanouie, moi je restais à moitié étouffée. Il se dit donc : « Jusqu’à l’aurore, je les garderai dans ma maison. » Et nous voilà, Doña Inès, ici.
Donc cette maison est la sienne ?
Oui.
En vérité je ne me rappelle rien de tout cela. Mais… dans sa maison !… Oh ! sortons-en sur l’heure… J’ai celle de mon père.
Je suis de votre avis ; mais voilà… c’est que…
Quoi ?
C’est que nous n’y pouvons aller.
Par exemple ! voilà qui m’étonne.
De Séville nous sépare…
Quoi ?
Voyez : le Guadalquivir.
Nous ne sommes pas dans la ville ?
Nous nous trouvons à une lieue de ses murailles.
Oh ! Nous sommes perdues !
Je ne sais, en vérité, pourquoi.
Tu me déconcertes positivement, Brigida… Je ne sais quels sont les filets qu’entre ces murailles, je le crains, tu es en train de me tendre. Jamais je n’ai quitté le cloître, et j’ignore les usages du monde extérieur ; mais j’ai de l’honneur ; je suis noble, Brigida, et sais que la maison de Don Juan n’est pas un asile convenable pour moi. Une je ne sais quelle angoisse secrète me le dit ici en ce moment. Viens, fuyons !
Dona Inès, il vous a sauvé la vie.
Oui, mais il m’a empoisonné le cœur.
Vous l’aimez donc ?
Je ne sais… Mais, par pitié, fuyons vite cet homme, au seul nom de qui le cœur me manque. Ah ! c’est toi qui m’as donné un papier écrit de la main de cet homme, et c’est quelque charme maudit que tu me donnais là, renfermé en lui. Une seule fois je le vis, par une jalousie, et c’est toi qui m’as dit qu’il était à cette place pour moi. C’est toi, Brigida, à toute heure, qui venais me parler de lui, rappelant à mon souvenir ses grâces fascinatrices. C’est toi qui me dis qu’il m’était destiné par mon père et me juras en son nom qu’il m’aimait. Tu dis que je l’aime ?… Eh bien ! donc, si c’est là aimer, oui, je l’aime ; mais je sais que je me rends infâme aussi par cette passion, Et si mon faible cœur m’attire vers Don Juan, mon honneur et mon devoir m’entraînent loin de lui. Partons donc ; partons d’ici, avant que cet homme ne vienne, car peut-être n’aurais-je pas la force si je le voyais près de moi. — Allons, Brigida !
Attendez. N’entendez-vous pas ?
Quoi ?
Un bruit de rames.
Oui, tu dis bien ; nous retournerons en bateau à la ville.
Regardez, regardez, Doña Inès.
Assez !… Pour Dieu ! partons.
Oh ! impossible que nous sortions.
Pour quelle raison ?
Parce que c’est lui qui dans cette petite barquette s’approche sur la rivière.
Ah ! donnez-moi des forces, mon Dieu !
Il arrive ; le voici qui touche terre. Ses gens nous feraient retourner ici ; et puis, avant de nous en aller, il est nécessaire qu’au moins nous prenions congé de Don Juan.
Soit, mais allons-y à l’instant. Je ne veux pas le voir une fois de plus.
Il te fera relever les yeux, quand tu le rencontreras face à face. — Allons.
Allons.
Elles sont ici.
Éclaire.
Il nous cherche !
C’est lui.
SCÈNE III
Où allez-vous, Doña Inès ?
Laissez-moi sortir, Don Juan.
Que je vous laisse sortir ?
Señor, quand il saura l’affaire de l’incendie, le Commandeur sera inquiet pour sa fille.
L’incendie !… Ah !… Ne vous donnez pas de souci au sujet de Don Gonzalo, car le message que je lui ai envoyé le fera dormir tranquille.
Vous lui avez dit ?…
Que vous vous trouviez en sûreté, sous ma protection, et respiriez enfin librement les souffles purs de la campagne. (Brigida s’en va.)
Calme-toi donc, ô ma vie ; repose ici, et oublie un moment la triste prison si sombre de ton couvent. Ah ! N’est-il pas certain, ange d’amour, que sur ces rives écartées la lune brille plus pure et qu’on respire mieux ?
Ces brises qui vaguent dans l’air, emplies des senteurs simples des fleurs champêtres nées sur ce charmant rivage ; cette eau limpide et sereine, que croise sans crainte la barque du pêcheur attendant en chantant le jour, n’est-il pas certain, ô ma colombe, qu’elles respirent l’amour ?
Cette harmonie que le vent recueille parmi ces milliers d’oliviers en fleurs, agités par son souffle paisible ; ces accents très doux que prête à son chant le rossignol, habitant de leurs cimes, comme il appelle l’aube prochaine, n’est-il pas vrai, ô ma gazelle, qu’ils respirent l’amour ?
Et ces paroles, qui filtrent insensiblement dans ton cœur, déjà suspendu aux lèvres de Don Juan, et dont les images vont enflammer dans ton âme un feu fécond jamais encore allumé, n’est-il pas vrai, ô mon étoile, qu’elles respirent l’amour ?
Et ces deux perles liquides qui se détachent doucement de tes radieuses prunelles, me conviant à les boire pour ne les pas voir s’évaporer dans leur propre chaleur ; et ces vives couleurs qui n’habitaient pas ton visage, n’est-il pas vrai, ma beauté, qu’elles respirent l’amour ?
Oh ! oui, très gracieuse Inès, miroir et lumière de mes yeux ; m’écouter sans colère comme tu le fais, c’est de l’amour. Regarde donc ici, à tes pieds, toute l’orgueilleuse dureté de ce traître cœur, qui ne croyait pas se rendre ; regarde, car il adore, ô ma vie, l’esclavage de ton amour.
Silence, pour Dieu, oh ! silence, Don Juan ; car je ne pourrai résister longtemps, sans mourir, à une angoisse si nouvelle pour moi. Ah ! Taisez-vous, par pitié ; car, en vous entendant, il me semble que mon cerveau se trouble et que mon cœur s’embrase. Ah ! Vous m’avez donné à boire un philtre infernal, sans doute, qui vous aide à soumettre la vertu de la femme. Peut-être, possédez-vous, Don Juan, une amulette mystérieuse, qui m’attire à vous secrètement comme un irrésistible aimant. Peut-être Satan a-t-il placé en vous son regard fascinateur, sa parole séductrice, et l’amour qu’il refuse à Dieu. Et que faut-il que je fasse, pauvre de moi ! sinon tomber en vos bras, puisque vous me ravissez ainsi le cœur, morceau par morceau ? Non ! Don Juan ; il n’est vraiment pas en mon pouvoir de te résister : je vais a toi comme cette rivière va à la mer qui l’aspire. Ta présence me fait sortir de moi-même, tes paroles m’hallucinent, tes yeux me fascinent et ton souffle m’empoisonne. Don Juan ! Don Juan ! Je l’implore de ta pitié de gentilhomme : ou arrache-moi le cœur, ou aime-moi, car je t’adore !
Ô mon âme ! Cette parole change à tel point mon être que je comprends ce que je puis faire pour que l’Éden s’ouvre à moi. Ce n’est pas, Doña Inès, Satan qui met cet amour en moi ; c’est Dieu, qui veut, par toi, me gagner peut-être à Lui. Non ! l’amour qui se recueille aujourd’hui comme un trésor dans mon cœur mortel n’est pas un amour terrestre comme celui que j’ai éprouvé jusqu’à cette heure ; ce n’est pas cette fugace étincelle que le premier coup de vent éteint ; c’est un incendie qui couve et grandit, immense, dévorant. Chasse donc ton inquiétude, très gracieuse Inès, car je me sens, à tes pieds, capable encore de vertu. Oui, j’irai prosterner mon orgueil devant le noble commandeur, et alors, ou il faudra qu’il me donne ton amour, ou il ne lui restera qu’à me tuer.
Don Juan de mon cœur !
Silence ! Avez-vous entendu ?
Quoi ?
Oui ; une barque a abordé au bas de ce balcon. Un homme masqué en saute… Brigida, (celle-ci entre) passez tout de suite dans cet appartement, et pardonnez, belle Inès, s’il me faut être seul ici.
Tarderas-tu ?
Peu, sans doute.
Il nous faut aller voir mon père.
Oui ; dès qu’il commencera de faire jour. Adieu.
SCÈNE IV
Señor.
Qu’est-ce qui arrive, Ciutti ?
Il y a là un homme, cape relevée, qui insiste beaucoup pour vous voir.
Qui est-ce ?
Il dit qu’il ne peut se découvrir qu’à vous, et que la chose est ainsi pressée parce qu’elle intéresse votre vie à tous deux.
Et en lui tu n’as reconnu marque ni signe aucun qui nous oriente ?
Aucun ; mais il vient bien décidé à vous voir.
Il a des gens avec lui ?
Point d’autres que les rameurs de la barque.
Qu’il entre.
SCÈNE V
Nous jouons, chacun pour notre part, notre vie ?… Mais si peut-être c’était un traître, venu jusqu’à ma maison de campagne en suivant ma trace… Qu’il me trouve donc, en ce cas, les armes à la ceinture.
(Il ceint son épée et accroche à sa ceinture une paire de pistolets qu’il avait déposés sur la table à son arrivée. Dans cet instant entre Ciutti, conduisant Don Luis, qui, la cape relevée jusqu’aux yeux, attend d’être seul avec Don Juan. Celui-ci fait un signe à Ciutti pour qu’il se retire.)
SCÈNE VI
Bonnes façons. — Soyez le bienvenu, caballero.
Heureux de vous rencontrer, señor.
Parlez sans crainte.
Je n’en eus jamais.
Eh bien ! Dites pourquoi vous venez à cette heure et avec tant de fièvre ?
Je viens vous tuer, Don Juan.
D’après ceci, vous êtes Don Luis ?
Le cœur ne vous a pas trompé : ne gaspillons pas le temps, Don Juan ; il n’y a plus de place pour tous les deux sur la terre.
En conclusion, señor Mejia, est-ce à dire que parce que je vous ai gagné le pari, vous voulez que la fête s’achève en allant nous battre ?
Vous avez trouvé la raison : Nous avons parié la vie, force est maintenant de payer l’enjeu.
Je suis de la même opinion. Mais, voyons, je dois vous avertir que c’est vous qui l’avez perdu.
C’est bien pourquoi je vous l’ai apporté ; mais je ne crois pas qu’un caballero doive jamais mourir, quand il porte épée à la ceinture, comme un mouton marqué par son maître pour l’abattoir.
Et moi je ne crois pas que vous ayez jamais trouvé jour à me faire prendre pour un boucher de profession.
D’aucune façon ; et vous voyez bien, puisque je viens vous chercher, que je dois me fier beaucoup à vous.
Pas plus que vous ne le pouvez. Et pour vous mieux montrer ma générosité de gentilhomme, dites-moi, Mejia, si je puis encore satisfaire votre honneur. C’est loyalement que je vous ai gagné le pari ; mais s’il vous a piqué tellement au vif, voyez si vous y découvrez quelque remède, et je l’appliquerai.
Il n’y en a pas d’autre que celui que je vous ai proposé, Don Juan. Vous m’avez chargé de liens, vous êtes entré d’assaut dans la maison en usurpant ma place ; et puisque c’est ma place que vous avez prise pour triompher de Doña Ana, ce n’est pas vous, Don Juan, qui avez gagné, car vous jouiez pour un autre.
Ce sont ruses de joueur.
Eh bien ! Je ne veux pas vous les passer, et au lieu d’elles, prenons maintenant le cœur même pour enjeu.
Vous le hasardez donc comme revanche de Doña Ana de Pantoja ?
Oui ; et tout retard m’irrite pour laver une tache si affreuse. Don Juan, je l’aimais, moi, vraiment ; mais par ce que vous avez entrepris, vous l’avez rendue impossible à vous comme à moi.
Pourquoi l’avez-vous mise en jeu, alors ?
Parce que je ne pouvais penser que vous pussiez la gagner. Et… Mais par saint André, allons nous battre, car ceci m’impatiente.
Descendons sur le rivage.
Ici même.
Ce serait imprudent : ne voyez-vous pas que, dans cet appartement, le vainqueur serait arrêté ? Mais vous avez une petite barque ?
Oui.
Eh bien, qu’elle porte à Séville celui qui restera.
Cela est mieux… Sortons donc.
Attendez.
Qu’arrive-t-il ?
J’entends du bruit.
Ne perdons donc pas un moment.
SCÈNE VII
Señor, sauvez votre vie.
Qu’est-ce donc ?
Le commandeur, qui arrive avec des gens armés.
Laisse-lui libre accès, mais à lui seul.
Mais señor…
Obéis-moi. (Ciutti s’en va.)
SCÈNE VIII
Don Luis, puisque vous vous êtes lié à moi, et vous en faites ici la preuve en venant dans ma maison, je n’hésiterai pas à vous supplier, connaissant ma valeur, de m’attendre un instant.
Je n’ai jamais conçu de doutes sur une valeur qui est si notoire, mais je ne me fie pas à vous.
Remarquez que mon pari comportait deux entreprises, et qu’elles ont réussi toutes deux…
Vous avez conquis en même temps ?…
Oui : celle du couvent est ici. Et puisque celui qui en a le droit vient la réclamer à Don Juan, et comme vous pouvez me tuer, je ne dois pas laisser derrière moi une question qui reste en suspens.
Mais considérez, qu’introduire entre nous deux quelqu’un qui puisse empêcher l’affaire, ce semble être…
Quoi ?
Vous dispenser de vous battre.
Misérable !… Vous seul pouvez douter de Don Juan ! Mais entrez ici, vive Dieu ! et ne prenez pas tant d’inquiétude pour votre vengeance, car cette question-ci réglée avec cet homme, je vous jure, Don Luis, sur mon renom, que nous nous battrons aussitôt.
Mais…
Par toute une légion de diables ! entrez ici : il y a assez de noblesse en moi pour vous donner encore satisfaction. D’ici vous voyez et vous entendez ; cette porte vous reste librement ouverte : si vous trouvez ma conduite douteuse, agissez comme il vous plaira.
J’accepte, si vous ne menez pas l’affaire trop opiniâtrement.
Comptez le temps à votre guise ; mais, vive Dieu ! il y a moment pour tout.
(Don Luis entre dans la chambre que Don Juan lui indique.)
On monte déjà. (Don Juan écoule.)
Où est-il ?
C’est lui.
SCÈNE IX
Où est ce traître ?
Il est ici, commandeur.
À genoux ?
Et à tes pieds.
Tu es vil jusque dans tes crimes.
Vieillard, retiens ta langue, et m’écoute un seul instant.
Que peut-il y avoir dans ta langue, qui efface ce que ta main a écrit sur ce papier ? Aller surprendre, infâme ! la candide simplicité de qui ne pouvait prévenir le poison de pareilles lettres ! Verser dans son âme vierge, traîtreusement, le fiel dont regorge la tienne, vide de vertu et de foi ! Faire ainsi dessein de couvrir de boue la haute dignité de mon blason, comme s’il était un haillon qu’un marchand rejette ! Est-ce là, Tenorio, la valeur que tu exaltes ? Est-ce là cette audace proverbiale qui te fait craindre du vulgaire ? C’est avec les vieillards et les jeunes filles que tu la montres ?… Et pour quoi ? Vive Dieu ! Pour venir ainsi leur lécher les pieds et te montrer dépourvu en même temps de valeur et d’honneur.
Commandeur !…
Misérable ! Tu as ravi ma fille Inès de son couvent : moi je viens chercher ta vie ou mon bien.
Jamais devant un homme je n’ai courbé mon front altier, jamais je n’ai supplié ni mon père ni mon roi. Et puisque je conserve, à tes pieds, la posture où tu me vois, considère, Don Gonzalo quelle raison puissante je dois avoir.
Ta raison, c’est la peur de ma justice.
Pour Dieu ! Entends-moi, commandeur, ou je ne saurai me contenir, et serai tel que je fus toujours, et que je ne veux pas être, à cette heure.
Vive Dieu !
Commandeur, j’idolâtre, moi, Doña Inès, et suis persuadé que le ciel me l’a voulu octroyer pour guider mes pas vers le sentier du bien. Ce n’est pas la beauté que j’ai aimée en elle, ni ses grâces que j’ai adorées ; ce que j’adore en Doña Inès, Don Gonzalo, c’est la vertu. Ce que juges ni évêques n’ont pu faire de moi avec des prisons et des sermons, sa candeur l’a pu. Son amour m’a changé en un autre homme, a régénéré mon être, et elle, elle peut faire un ange de qui fut un démon. Écoute donc, Don Gonzalo, l’offre que peut te faire l’audacieux Don Juan Tenorio, à genoux à tes pieds. Je serai esclave de ta fille ; je vivrai dans ta maison ; tu gouverneras mes biens et me diras : « Ceci doit être ainsi. » Pendant le temps que tu me fixeras, je resterai prisonnier volontaire ; toutes les preuves que tu exigeras de mon audace ou de mon arrogance, de la façon que tu ordonneras, je te les donnerai avec soumission. Et quand ton jugement estimera que je la puisse mériter, je lui donnerai un bon époux, et elle me donnera le paradis.
Assez, Don Juan ! Je ne sais comment j’ai pu me contenir, en entendant tant de honteuses preuves de ton infâme hardiesse. Don Juan, tu es un couard, quand tu te vois en face du danger, et il n’est bassesse que tu n’oses pour te tirer d’affaire.
Don Gonzalo !
Et je rougis de te contempler ainsi à mes pieds, implorant de la pitié ce que tu pariais obtenir de la force.
Tout ainsi se paye, Don Gonzalo, du même coup.
Jamais ! Jamais ! Toi son époux ? Je la tuerai d’abord. Allons, remets-la-moi tout de suite, ou, si ma parole est sans effet, je te percerai la poitrine dans ta vile posture.
Songe bien, Don Gonzalo, que tu vas me faire perdre, avec elle, jusqu’à l’espoir de mon salut possible.
Et qu’ai-je à voir, moi, Don Juan, avec ton salut ?
Commandeur, c’est toi qui me perds !
Ma fille !
Considère bien que par tous les moyens que j’ai pu, j’ai voulu te satisfaire ; et que c’est les armes à la ceinture que j’ai supporté tes outrages, en te proposant la paix à genoux à tes pieds !
SCÈNE X
Très bien, Don Juan.
Vive Dieu !
Quel est cet homme ?
Un témoin de sa peur, et un ami pour vous, commandeur.
Don Luis !
J’en ai vu assez, Don Juan, pour connaître quel usage tu peux faire de ton arrogante valeur. Qui frappe par derrière et s’humilie dans le danger est aussi vil que le larron qui vole et s’enfuit.
Eh quoi ! ceci encore !
Et puisque la colère souveraine de Dieu unit, comme tu le vois, le père de Doña Inès et le vengeur de Doña Ana, considère la fin qui t’attend ici : car deux choses dans le même temps t’atteignent, la vengeance ici, et là-bas la justice.
Oh ! Je comprends à cette heure… Êtes-vous celui qui… ?
Je suis Don Luis Mejia, que Dieu vous envoie à temps pour votre vengeance.
Assez, donc, d’un tel supplice ! Si par mes biens et mon honneur je ne puis montrer ni faire valoir à vos yeux mon sincère sacrifice ; si cette loyale sollicitude, avec laquelle je vous offre tout ce que je puis, vous la prenez pour de la peur, vive Dieu ! et raillez ma vertu ; eh bien ! j’accepte ce que vous me donnez, le terme bref et décisif qu’il me faut, pour me montrer ce Tenorio dont vous mettez en doute la valeur.
Soit ! Et tombe à nos pieds, digne au moins de ce renom qui te proclame si brave…
Et que l’enfer l’emporte, donc ! Ulloa, puisque tu forces ainsi mon âme à replonger dans le vice, quand Dieu m’appellera devant son tribunal, c’est toi qui répondras pour moi. (Il lui envoie un coup de pistolet.)
Assassin !
Et toi, insensé, qui m’appelles vil larron, va dire, comme preuve de ta raison, que je t’ai tué face à face. (Ils se battent, et il perce Don Luis d’une estocade.)
Jésus !
Trop tard, ta foi aveugle implore le ciel, Mejia, et ce n’a pas été ma faute. Mais la justice arrive, et il faudra voir, sur ma foi, qui je suis.
Don Juan !
Qui est-ce ?
Par ici… Sauvez-vous.
Le passage est libre ?
Oui ; sautez.
J’y vais… J’ai appelé le Ciel à mon aide, et il ne m’a pas entendu ; puisqu’il me ferme ses portes, de mes actes sur la terre, que le Ciel réponde, et non pas moi !
(Il saute par le balcon, et on l’entend tomber dans l’eau de la rivière ; en même temps, le bruit des rames montre la fuite rapide de la barque. On entend des coups sur la porte de l’habitation, et peu après entrent les gens de la justice, des soldats, etc.)
SCÈNE XI
Le coup a retenti ici.
Il y a encore de la fumée.
Dieu saint ! Voici un cadavre.
Deux.
Et le meurtrier ?
Par ici.
(Des hommes pénètrent dans l’appartement où se trouvent Doña Inès et Brigida, et les entraînent sur la scène. Doña Inès reconnaît le cadavre de son père).
Deux femmes !
Ah ! Quelle horreur ! Mon père !
C’est sa fille !
Oui.
Ah ! Où es-tu, Don Juan, qui m’oublies ici, dans une telle douleur ?
C’est lui l’assassin.
Mon Dieu ! Me réservais-tu ceci de plus ?
Ce Satan s’est jeté sans doute, par ici, dans la rivière.
Voyez-les… Ils sont à bord du brigantin Calabrais.
Justice pour Doña Inès !
Mais non contre Don Juan¹ !
¹ Cette scène peut se supprimer à la représentation, l’acte finissant alors avec le dernier vers de la scène précédente.