Don Juan Tenorio/Partie I/Acte III
ACTE TROISIÈME
DOÑA INÈS
DON GONZALO
BRIGIDA
L’ABBESSE
LA TOURIÈRE
SCÈNE Ire
Donc, vous m’avez comprise ?
Oui, señora.
C’est très bien : telle est la volonté décisive de votre père. Vous êtes jeune, candide et bonne ; vous avez vécu dans le cloître presque depuis que vous êtes née ; et pour y demeurer, liée à jamais par de saints vœux, vous n’avez à faire, comme les autres, ni preuves difficiles, ni pénitences. Heureuse êtes-vous mille fois ! heureuse, oui, Doña Inès, puisque, ne connaissant pas le monde, vous n’avez pas à le craindre. Heureuse, vous qui, en foulant le seuil du cloître, ne vous retournerez pas pour voir ce que vous laisserez derrière vous ! Les souvenirs mondains d’agitation et de plaisir ne vous troubleront pas, tentateurs, aux pieds des sacrés autels ; et ignorant ce qu’il y a derrière ces saintes murailles, vous ne souhaiterez jamais ce qui se trouve arrêté par elles. Douce colombe, instruite à manger dans les mains du maître qui l’a nourrie dans le verger domestique, et jamais échappée à la cage protectrice, vous n’aspirerez jamais à déployer vos ailes parmi l’espace. Lis exquis, dont la tige n’a été bercée tout au plus que par les brises embaumées du mois le plus fleuri, vous ouvrirez ici votre calice aux baisers du zéphir, et ici vos feuilles viendront paisiblement à tomber. Dans le coin de terre où se renferme notre vie retirée, et dans le coin de ciel qui apparaît à travers les grilles, vous ne verrez rien de plus qu’un lit où reposer votre doux sommeil, et un voile d’azur suspendu aux portes de l’Éden… Ah ! Je vous envie, en vérité, heureuse Doña Inès, avec votre innocente vie et cette vertu de ne pas savoir. — Mais pourquoi êtes-vous là, tête basse ? Pourquoi ne me répondez-vous pas, comme d’autres fois, joyeuse, quand je vous parlais des mêmes choses ? Vous soupirez ?… Oh ! Je comprends bien : ne pas voir encore de retour votre gouvernante, voilà ce qui vous inquiète ; mais ne craignez rien. Elle est allée à la maison de votre père, presque à la nuit, et elle doit être en bas, à la porterie : je vous l’enverrai, car je suis de veille cette nuit. Donc, allons, Doña Inès : retirez-vous, car il est bien l’heure ; ne donnez pas le mauvais exemple aux novices, qui depuis un temps dorment déjà. Jusqu’au revoir.
Allez avec Dieu, mère abbesse.
Adieu, ma fille.
SCÈNE III
La voilà partie. Je ne sais ce que j’ai, pauvre de moi ! En troupe tumultueuse, mille idées contraires se combattent en moi à la fois. Les autres nuits, j’écoutais ses paroles avec plaisir ; et de ces tableaux paisibles qu’elle sait si bien peindre, de ces plaisirs domestiques, l’heureuse simplicité et le calme fortuné me firent souhaiter avec ardeur la solitude des cloîtres et leur sainte austérité. Mais aujourd’hui je l’ai écoulée toute distraite, et dans ses discours j’ai trouvé, sinon d’ennuyeuses réflexions, de l’aridité tout au moins. Et, je ne sais pourquoi, quand elle m’a dit qu’il pourrait arriver qu’on hâtât le jour de ma profession, j’ai tremblé ; j’ai senti s’accélérer les battements de mon cœur, et mon visage revêtir une pâleur livide. Pauvre de moi !… Mais ma duègne, où donc est-elle ?… Cette femme, avec ses discours, en fin de compte, me divertit parfois. Et aujourd’hui elle me fait faute… peut-être est-ce parce que je vais la perdre : car à la profession, il est nécessaire de renoncer à tout ce qu’on a aimé. — Mais j’entends des pas dans le cloître. Oh ! je reconnais très bien sa démarche… La voici.
SCÈNE III
Bonne nuit, Doña Inès.
Comment avez-vous tant tardé ?
Je m’en vais fermer cette porte.
L’ordre est qu’elle reste ouverte.
Cela est très bon et très saint pour les autres novices, qui doivent se consacrer à Dieu ; non pour vous, Doña Inès.
Brigida, ne vois-tu pas que tu enfreins les règles du monastère, qui ne permettent pas ?…
Bah ! bah ! C’est plus sûr ainsi, et de la sorte on parle sans mystères ni détours. Avez-vous jeté les yeux sur le livre que je vous ai apporté ?
Ah ! je l’avais oublié !
Eh bien ! voilà un merci pour moi, que cet oubli !
C’est que la mère abbesse est entrée ici immédiatement !
L’impertinente vieille !
Le livre est donc si intéressant ?
Je crois bien qu’il est intéressant, et beaucoup ! — Il s’est donné assez de mal pour cela, le malheureux !
Qui ?
Don Juan.
Le Ciel, m’assiste ! Qu’entends-je ? C’est Don Juan qui me l’envoie ?
Supposé qu’oui…
Oh ! moi je ne dois pas le prendre.
Pauvre jeune homme ! Lui faire ainsi affront, serait le tuer.
Que dis-tu là ?
Si vous ne prenez pas ce livre d’Heures, vous lui donnez un tel chagrin qu’il en tombera malade, je le vois d’ici…
Ah ! non, non ; de cette manière, je le prendrai.
Bien ferez.
Et qu’il est joli !
Vous voyez bien ; qui veut plaire, se surpasse.
Et ses fermoirs d’or ! Et on a eu bien soin de le faire relier en noir ! Voyons, voyons s’il renferme au complet l’office du chœur. (Elle ouvre le volume et une lettre tombe des feuillets.) — Mais qu’est-il tombé ?
Un petit papier.
Une lettre !
C’est clair : dans cette lettre il aura voulu vous faire l’offre du petit présent.
Quoi ! Le papier serait de lui ?
Allons ! que vous êtes innocente ! Puisqu’il vous fait le présent, il va sans dire que la lettre sera de lui.
Ah ! Jésus !
Qu’est-ce qui vous prend ?
Rien, Brigida, ce n’est rien.
Si, si, vous avez la figure toute changée ! (à part) La voilà déjà prise dans le filet. — Cela passe ?
Oui.
C’aura été quelque petit vertige sans importance.
Ah ! elle me brûle, la main dont j’ai pris ce papier !
Dona Inès, Dieu m’assiste ! je ne vous ai jamais vue ainsi ; vous êtes toute tremblante.
Pauvre de moi !
Qu’est-ce qui se passe en vous ?
Je ne sais… Je sens le champ de mon esprit traversé à l’aventure par mille fantômes inconnus, qui m’inquiètent vaguement et depuis quelque temps déjà me torturent l’âme de leur agitation.
Quelqu’un d’entre eux, par aventure, a-t-il la figure de Don Juan ?
Je ne sais ; depuis que je l’ai vu, ma Brigida, et que tu m’as dit son nom, je garde toujours cet homme présent devant mes yeux. Partout où je suis, je me distrais avec son agréable souvenir, et si un instant je le perds, je retombe bientôt en son pouvoir. Je ne sais quelle fascination il exerce sur mes sens ; toujours vers lui me poussent mon esprit et mon cœur. Ici, dans la chapelle, partout, je m’aperçois que ma pensée est distraite par l’image de Tenorio.
Dieu m’aide ! Doña Inès, à la façon dont vous expliquez cela, il me vient des tentations de croire que c’est de l’amour.
De l’amour, as-tu dit ?
Oui, de l’amour.
Non, en aucune manière.
Eh bien ! le moindre entendeur l’entendrait comme de l’amour ; mais passons à voir la lettre… Qui vous fait hésiter ?… Un soupir ?
Ah ! c’est que plus je la considère et moins j’ose la lire. — (Elle lit) « Doña Inès de mon âme. »… Vierge sainte, quel début !
Elle doit être en vers et c’est une cheville que la poésie aura amenée. Allons, poursuivez !
« Lumière, source où puise le soleil,
« Colombe si belle
« Privée de liberté,
« Si vous daignez sur ces lettres
« Jeter vos jolis yeux,
« Ne les détournez pas, d’ennui,
» Sans conclure : achevez ! »
Quelle humilité et quelle grâce ! Où trouver plus de soumission ?
Brigida, je ne sais ce que j’éprouve.
Poursuivez, poursuivez la lecture.
« Nos pères, de compagnie,
« Ont conclu notre mariage,
« Parce que les cieux ont lié
« Nos destinées à tous deux.
« Et flattée depuis lors
« D’un aussi riant espoir
« Mon âme, Doña Inès, n’a plus
« Autre avenir que vous.
« Par lui, dans mon cœur, l’amour
« A fait jaillir une légère étincelle
« Qu’en foyer ardent ont convertie
« Le temps et une inclination tenace.
« Et cette flamme qui en moi-même
« S’alimente, inextinguible,
« Chaque jour plus terrible
« Va, croissant, et plus dévorante. »
C’est clair : ils l’ont fait espérer chaque jour en votre amour, et de profondes racines avaient poussé, quand ils ont été pour les arracher. Poursuivez.
« En vain pour l’éteindre « Je m’y trouve en suspens |
Vous le voyez, Inès ? Si vous méprisez ces heures, il faut à l’instant préparer son suaire.
Je défaille.
Ensuite !…
« Inès, âme de mon âme,
« Perpétuel aimant de ma vie,
« Perle cachée sans coquille
« Parmi les algues de la mer ;
« Oiselet qui jamais du nid
« N’osas déployer tes ailes
« Vers le diaphane azur du ciel
« Pour apprendre à le croiser de ton vol :
« Si peut-être à travers ces murs
« Tu regardes tristement le monde ;
« Pour le monde si tu soupires,
« Avec l’angoisse de la liberté,
« Rappelle-toi qu’au pied même
« De ces murs qui te gardent
« T’attendent, pour te sauver,
« Les bras de ton Don Juan. »
(Doña Inès fait un mouvement.) Je ne sais ce qui me pénètre !… Ciel !… Est-ce que je vais mourir ?
Elle a déjà avalé tout l’hameçon. — Voyons comment il conclut.
« Rappelle-toi celui qui pleure
« Au pied de ta jalousie ;
« Le jour ici le surprend,
« Ici la nuit le rencontre.
« Rappelle-toi celui qui vit
« Pour toi seulement, ô ma vie !
« Et qui a tes pieds volerait
« Si tu l’appelais à toi ! »
Voyez-vous ? Il viendrait.
Il viendrait ?
Pour se jeter à vos pieds.
Il pourrait ?…
Oh, oui !
Vierge Marie !
Mais achevez, Doña Inès.
« Adieu, ô lumière de mes yeux !
« Adieu, Inès de mon âme.
« Médite, pour Dieu, avec calme
« Les mots qui vont ici vers toi ;
« Et si tu hais ce couvent
« Qui doit devenir ta tombe,
« Commande, et il osera tout
« Pour ta beauté, Don Juan. »
(Dona Inès fait un mouvement.) Ah ! quel filtre empoisonné me pénètre avec ce papier, pour que, le cœur déchiré, je reste là toute à sa pensée ? Quels sentiments endormis sont ceux qu’il réveille en moi ; quelles impulsions jamais éprouvées, quelle lumière jusqu’à présent jamais vue ? Qu’est-ce qui fait naître en mon âme si nouvelle et profonde angoisse ? Qui me ravit la douce paix de mon cœur ?
Don Juan.
Don Juan, dis-tu !… Ainsi cet homme doit me suivre où que j’aille ? Faut-il que je n’entende que son nom seul, que seule je voie son image ? Ah ! il dit bien ! Le ciel a lié nos destinées à tous deux, et il a fait naître en mon âme cette passion fatale.
Silence, pour Dieu !
(On entend sonner pour les âmes du Purgatoire.)
Quoi donc ?
Silence.
Tu me fais trembler.
Vous entendez, Doña Inès, les tintements ?
Oui ; comme les autres jours, j’entends sonner pour les âmes.
Alors, ne parlez pas de lui.
Juste ciel ! De qui ?
De qui voulez-vous que ce soit ? Mais de ce Don Juan que vous aimez tant, parce qu’il peut apparaître.
Tu m’épouvantes ! Cet homme peut-il arriver jusqu’ici ?
Peut-être : si l’écho de son nom parvenait par hasard jusqu’où il est.
Ciel ! Et il pourra ?…
Qui sait.
C’est donc un esprit ?
Non ; mais s’il a une clef…
Dieu !
Silence, Doña Inès. N’entendez-vous pas qu’on marche ?
Ah ! Pour le moment, je n’entends rien.
Neuf heures sonnent. On monte… on approche… Señora… le voici déjà.
Qui ?
Don Juan !
SCÈNE IV
Qu’est-ce là ? Un rêve ?… Je délire ?…
Inès de mon cœur !
Est-ce une réalité, ce que je vois, ou une fascination ? Soutenez-moi… À peine je respire… Ombre… fuis, par pitié !… Pauvre de moi ! (Doña Inès s’évanouit, et Don Juan la soutient. La lettre de Don Juan tombe sur le sol, des mains de Doña Inès défaillante.)
Votre entrée soudaine lui a frappé l’esprit, et la peur lui a retourné les sens.
C’est mieux ; elle nous a épargné ainsi la moitié du travail. Allons ! Ne dépensons pas le temps ici mal à propos à la contempler, si nous ne voulons pas nous perdre. Je vais l’emporter dans mes bras et gagner, au plus tôt, ce cloître solitaire.
Oh ! Vous allez l’enlever ainsi ?
Sotte ! Penses-tu que j’aie forcé ce couvent, témérairement, pour la laisser ici ? Mes gens m’attendent en bas ; suis-moi.
Je reste abasourdie !… Ah ! cet homme est une vraie bête des bois : rien ne l’arrête ou le trouble… Oui, oui ! Je cours dans son ombre… (ils sortent.)
SCÈNE V
Je jurerais avoir entendu marcher dans ces cloîtres… Aujourd’hui j’ai permis à Doña Inès de veiller quelque peu davantage, et je crains… Mais elles ne sont pas ici. Qui a pu leur venir à l’esprit à toutes deux, pour sortir de leur cellule ? Où seront-elles allées ? Oh ! oh ! Je les tiendrai court pour qu’elles ne recommencent pas à caqueter et à me révolutionner les novices… Oui, ma foi ! Mais j’entends des pas par là dehors. Qui est-ce ?
SCÈNE VI
Moi, señora.
Vous dans le cloître, à cette heure ! Qu’est cela, sœur tourière ?
Mère abbesse, je vous cherchais.
Qu’y a-t-il ? dites.
Un noble vieillard veut vous parler.
Vaine demande.
Il dit qu’il est chevalier de Calatrava ; que ses statuts l’autorisent à cette démarche, et que l’urgence du cas l’oblige à vous voir à l’instant.
Il a dit son nom ?
Le señor Don Gonzalo Ulloa.
Que peut-il vouloir ? Ouvre-lui, sœur : il est commandeur de l’Ordre et a droit d’accès au cloître.
SCÈNE VII
Venir ainsi, à une heure si avancée ? Je ne soupçonne pas ce que ce peut être… ; mais tant mieux, car ne trouvant pas sa fille ici, il la réprimandera, et ainsi elle regardera une autre fois à ce qu’elle fait.
SCÈNE VIII
Pardonnez, mère abbesse, si je vous importune à pareille heure ; mais pour moi, c’est un motif qui intéresse mon honneur et ma vie.
Jésus !
Écoutez.
Parlez donc.
J’ai gardé jusqu’à ce jour un trésor de plus de titres que l’or, et ce trésor est mon Inès.
À ce propos…
Écoutez. On vient de me dire que l’on a vu sa duègne, il y a un instant, aller par la ville en parlant au valet d’un certain Don Juan, de tel renom, qu’il ne se trouve pas sur terre un autre homme d’autant d’audace et de scélératesse. Il y a quelque temps, il fut question de le marier à ma fille, et aujourd’hui comme j’ai été la lui refuser, il m’a juré de me l’enlever. Or, que la duègne ait été gagnée par cet infâme, c’est ce dont je ne puis douter à présent ; je dois donc prendre mes précautions contre lui. Un jour, une heure, peut-être, d’imprévoyance de ma part, suffirait pour qu’il flétrît mon honneur, ce fils de Satan. Vous voyez ici quelle est mon inquiétude : je viens, en définitive, pour la duègne. Vous, hâtez la profession de Doña Inès.
Vous êtes père, et votre inquiétude est très juste, commandeur ; mais voyez que vous offensez mon honneur.
Vous ne savez pas quel est Don Juan.
Quelque méchant que vous le dépeigniez, je puis vous dire, quant à moi, que tant qu’Inès est ici, elle est en sûreté, Don Gonzalo.
Je le crois, mais abrégeons la dispute : livrez-moi cette duègne, et me pardonnez mes jugements mondains. Si vous me répondez sur votre vertu, moi je me fonde sur ce que je connais la jeunesse insensée du monde.
Il sera fait comme vous l’exigez. Sœur tourière, allez donc chercher Doña Inès et sa duègne. (La tourière sort.)
Que dites-vous, señora ? Ou ma mémoire me trahit, ou je sais bien que c’est l’heure où toutes deux sont au lit.
Il y a un moment, je les ai entendues sortir d’ici, toutes deux ; j’ignore dans quel but.
Ah ! Je ne sais pourquoi je tremble !… Mais que vois-je, Dieu saint ! Un papier… Mon inquiétude même me le criait… (Lisant) « Doña Inès de mon âme »… Et la signature de Don Juan ! Voyez… voyez… cette preuve écrite. Lisez, là !… Oh ! tandis que vous priez Dieu pour elle, le diable vient et vous la vole !
SCÈNE IX
Señora…
Quoi ?
Je suis morte.
Achevez !…
Je ne puis parler… J’ai vu un homme sauter par-dessus les murs du jardin.
Vous voyez ?… Courons !… Malheur à moi !
Où allez-vous, commandeur ?
Imbécile ! À la poursuite de mon honneur, qu’on ravit ici à votre garde !