Don Pablo de Ségovie/XXII

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Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 214-228).




CHAPITRE XXII


Je deviens comédien, poète et galant de religieuses.


Je trouvai dans une auberge une troupe de bateleurs qui allaient à Tolède. Ils avaient trois chariots et Dieu permit qu’il y eut parmi eux un de mes anciens camarades d’étude à Alcala, qui avait embrassé cette profession. Je lui fis connaître combien il m’importait de passer à Tolède et de sortir de Madrid. Il eut beaucoup de peine à me remettre à cause de la balafre que j’avais au visage et il ne cessait de faire des signes de croix. À la fin, il me fit l’amitié, pour mon argent, d’obtenir des autres une place pour que j’allasse avec eux.

Nous partîmes, hommes et femmes mêlés ensemble. Une de celles-ci, qui était la danseuse, et qui dans les comédies représentait les reines et jouait les principaux rôles, me parut extrêmement libertine. Je pris du goût pour elle et, désirant de satisfaire ma passion, je le témoignai à son mari qui était à côté de moi, sans que je susse à qui je parlais. Je lui dis : « Par ordre de qui pourrait-on parler à cette femme pour dépenser avec elle une vingtaine d’écus ? Car elle me paraît charmante. » – « Il ne me convient, nullement, à moi qui suis son mari, me répondit-il, ni de satisfaire à votre demande, ni de me mêler de cela. Mais, pour parler sans passion, car je n’en ai aucune, on peut faire avec elle telle dépense que l’on veut, parce qu’elle est fort badine, et qu’il n’y a pas de meilleure pâte de femme sur terre. » En achevant ces mots, il sauta à bas du chariot et monta dans l’autre, pour me laisser, sans doute, la liberté de parler à sa femme. Sa réponse me plut fort, et je compris que l’on peut dire de ces sortes d’hommes, qu’ils ont des femmes comme s’ils n’en avaient pas, et de leurs femmes, qu’elles n’ont des maris que de nom. Je profitai de l’occasion. La comédienne me demanda où j’allais, me questionna sur ma fortune et sur ma manière de vivre. Enfin, après bien des paroles, nous remîmes la conclusion de l’affaire à Tolède.

Nous faisions la route très gaiement, et il m’arriva par hasard de réciter un lambeau de la Comédie de Saint-Alexis, que j’avais appris dans ma jeunesse et qui s’offrit alors à mon esprit. Je le débitai de manière que je leur fis naître l’envie de m’avoir parmi eux. Instruits de mes disgrâces et de mes besoins par mon ami, qui était avec eux et à qui je les avais raconté en partie, ils me proposèrent d’entrer dans leur troupe ; et moi, qui avais besoin d’appui et à qui la jeune femme plaisait, je m’arrangeai pour deux ans avec l’entrepreneur. Je lui fis mon engagement par écrit, moyennant ma nourriture et mes représentations.

Arrivé enfin à Tolède, on me donna à étudier trois ou quatre prologues et des rôles d’hommes valeureux, parce qu’ils convenaient au son de ma voix. Je les appris avec soin, et je déclamai sur la scène le premier prologue. Il était question, comme c’est l’ordinaire, d’un vaisseau battu de la tempête et sans provisions. On y disait : « C’est ici le port. » J’appelais sénat les spectateurs, je demandais pardon des fautes, et je priais de vouloir bien ne les pas relever. Quand je fus rentré, il se fit une grande acclamation, et à la fin je parus bien au théâtre.

Nous jouâmes une comédie de la composition d’un de nos camarades et je fus fort étonné de voir que des farceurs fussent poètes, parce que je m’imaginais que cela ne convenait qu’à des hommes très savants et très éclairés et non pas à des gens si fort ignorants. Cependant les choses en sont au point aujourd’hui qu’il n’y a point de directeur de troupe qui n’écrive une comédie, ni d’acteur qui ne fasse sa farce de Maures et de Chrétiens. Je me rappelle qu’auparavant nous n’avions que les comédies du bon Lope de Vega ou de Ramon. Enfin, à la première représentation, personne n’entendit rien à la pièce et à la seconde, il fut fort heureux pour moi que Dieu eût permis qu’elle commençât par une guerre et que je fusse armé d’une rondache. Autrement, j’étais perdu : on m’assommait à coups de coings, de tronçons de fruits et de pelures de melons d’eau. L’on n’a jamais vu une pareille huée et la pièce la méritait certainement bien. On y faisait paraître, sans raison, un roi des Normands en habit d’ermite ; on y introduisait deux laquais pour faire rire, et le dénouement n’était rien moins que le mariage de tous les acteurs. Que l’on juge du reste ! Enfin nous fûmes accueillis comme nous le méritions.

Nous nous en prîmes du mauvais succès au poète, notre camarade, et nous le traitâmes fort mal, moi-même le premier, en lui disant de considérer comme nous l’avions échappé belle, et de se corriger. Alors il m’avoua qu’il n’y avait rien de lui dans la comédie ; qu’en prenant un lambeau de l’un et un lambeau de l’autre, il avait fait le manteau du pauvre, composé de pièces et de morceaux, et que tout le mal avait été qu’ils étaient mal cousus. Il ajouta que tous les farceurs qui faisaient des comédies étaient obligés à quantité de restitutions, parce qu’ils mettaient à contribution toutes les pièces qu’ils avaient jouées, ce qui était très facile, et que l’appât de gagner trois ou quatre cents réaux leur donnait cette tentation ; que d’ailleurs, comme les uns et les autres leur lisent des comédies, ils les demandaient sous prétexte de les voir, puis les volaient et se les appropriaient en y ajoutant quelque bêtise, et en retranchant des choses bien dites. Enfin il m’assura qu’il n’y avait jamais eu de farceur qui sût faire un couplet d’une autre manière.

La ruse ne me parut pas mauvaise, et j’avoue que je conçus dès lors le projet d’en faire usage, parce que je me sentais une disposition naturelle pour la poésie, qu’en outre j’avais déjà la connaissance de quelques poètes, et que j’avais lu Garcilaso de la Vega. Ainsi résolu de me livrer à cet art, je passais ma vie à faire des vers, des comédies et à représenter ; de sorte qu’au bout d’un mois que nous étions à Tolède, je m’étais acquis un renom en fabriquant de bonnes comédies et en évitant de tomber dans le défaut de mon camarade.

On en était venu à m’appeler Alonsète, parce que j’avais dit que je m’appelais Alonzo. On me surnommait aussi le Cruel, à cause d’une grimace terrible que j’avais faite et qui avait beaucoup plu à Messieurs du parterre et au bas peuple. J’avais déjà trois paires d’habits et les entrepreneurs de troupes de comédiens cherchaient à me débaucher. Je parlais en homme qui connaissait la comédie, je critiquais les comiques fameux, je blâmais la déclamation de Pinedo, j’approuvais la tranquillité naturelle de Sanchez, je traitais de passable Moralès. On me demandait mon avis sur la manière d’orner le théâtre et sur les décorations. Si quelqu’un venait lire une comédie, c’était moi qui l’entendais.

Engagé par ces applaudissements, je débutai dans la poésie par une petite romance ; puis je fis un intermède et le tout ne parut pas mal. Je me hasardai ensuite à composer une comédie et pour qu’on ne lui reprochât pas de n’avoir rien de divin, je l’intitulai Notre-Dame du Rosaire. Elle commençait par des clarinettes. On y voyait des âmes du purgatoire et des démons, suivant l’usage du temps, avec leur bou bou en entrant et leur ri ri en sortant. Toute la ville applaudit au nom de Satan que j’avais mis dans les couplets et à la manière dont j’exposais ensuite qu’il était tombé du ciel et d’autres choses semblables. Enfin ma comédie fut jouée et très goûtée.

On ne me laissait pas le temps de travailler. Des amoureux accouraient à moi pour avoir des couplets, les uns sur les sourcils et d’autres sur les yeux. Celui-ci m’en demandait sur les mains, celui-là voulait une petite romance sur les cheveux. Chaque chose avait son prix, quoique pour attirer le chaland à ma boutique, parce qu’il y avait d’autres fabricants que moi, je fisse toujours bon marché. Je fournissais des cantiques aux sacristains et aux tourières des couvents de religieuses. Les aveugles m’entretenaient uniquement pour des prières qui m’étaient payées huit réaux chacune. Je me rappelle que je fis alors celle du Juste Juge, qui est grave et sonore, et qui provoque des gestes. J’écrivis pour un aveugle, qui les a publiées sous son nom, les fameuses oraisons qui commencent : Mère du Verbe humain, Fille du père divin, donne-moi la grâce virginale. C’est moi qui ai introduit le premier de finir des couplets comme des sermons, par le mot de grâce et ensuite par celui de gloire, dans ce couplet d’un captif de Tétuan : Demandons de bonne foi, au grand roi sans tache, qui voit notre ferveur, qu’il lui plaise nous donner sa grâce. et dans l’autre vie la gloire. Amen. Au moyen de tout ceci, j’avais le vent en poupe, j’étais riche et heureux en un mot, tel que j’aspirais déjà presque à être auteur. Mon logement était très bien meublé, parce que, pour avoir une tapisserie à bas prix, j’avais fait usage d’un expédient du diable, qui fut d’acheter de ces couvertures de mulets dont s’ornent les tavernes, et de les faire tendre. Elles me coûtaient vingt à trente réaux, et elles flattaient plus la vue que les tapisseries du roi, car à force qu’elles étaient trouées on voyait au travers, au lieu que celles-ci n’offrent point un pareil avantage. Il m’arriva un jour la plus plaisante aventure du monde, et quoiqu’elle soit à ma honte, il faut que je la raconte.

Quand j’écrivais une comédie, je me retirais chez moi au grenier. Je restais là tout le jour et j’y dînais. Une servante m’apportait de la viande, me la laissait là et s’en allait. J’avais coutume d’écrire en parlant très haut et avec force, de même que si j’eusse représenté sur les planches. Le diable fit qu’à l’heure et au moment que la domestique montait avec les plats et le pot-au-feu, par l’escalier qui était étroit et obscur, j’en étais à un endroit où il s’agissait d’une chasse à la grosse bête, et comme, en composant ma comédie, j’élevais fort ma voix, je criais. : « Prends garde à l’ours, prends garde à l’ours, qui vient de me déchirer et qui, furieux, va se jeter sur toi ! »

La servante, qui était galicienne, n’eut pas plus tôt entendu ces mots « qui vient de me déchirer et qui va se jeter sur toi », qu’elle crut que c’était une vérité et que je l’avertissais. Saisie d’effroi, elle veut s’enfuir, mais, dans le trouble où elle est, elle marche sur son jupon, tombe, roule par tout l’escalier, renverse le pot-au-feu, brise les plats, et sort dans la rue en criant qu’un ours tue un homme. Quelque diligence que je pusse faire pour lui donner du secours, tout le voisinage était déjà en l’air, demandant où était l’ours. Et, quoique j’assurasse que ç’avait été une erreur de la part de la fille, et que ce n’était rien autre chose que ce que je viens de rapporter de ma comédie, on ne voulait pas me croire. Je ne dînai pas ce jour-là, mes camarades le surent, et toute la ville s’amusa fort de cette aventure. J’en eus plusieurs autres, pendant que j’exerçai la profession de poète et que je restai comédien, mais je ne tardai pas à me voir dans le cas d’abandonner l’un et l’autre.

Des créanciers, sachant que mon entrepreneur avait bien fait ses affaires à Tolède, l’exécutèrent, comme c’est l’ordinaire, je ne sais pour quelles dettes, et le mirent en prison ; au moyen de quoi toute l’association fut rompue et chacun prit son parti. Mes camarades voulurent me conduire à d’autres troupes, mais, pour dire vrai, comme je n’aspirais pas à pareil emploi, que je m’étais mis avec eux uniquement par nécessité et qu’enfin je me voyais avec de l’argent et bien vêtu, je ne pensai plus qu’à me réjouir. Ainsi je leur dis adieu à tous. Ils s’en allèrent, et je restai.

En quittant la mauvaise vie de comédien, j’embrassai celle d’amant de grille, si je puis m’exprimer ainsi, ou pour parler plus clairement je me rendis sectateur de l’antéchrist, car c’est la même chose que galant de norme. J’eus occasion de cela parce que je trouvai plus belle que Vénus une religieuse, à la demande de qui j’avais fait plusieurs cantiques et qui m’avait pris en amitié en me voyant représenter saint Jean-Baptiste, un jour de Fête-Dieu. Elle me faisait souvent des présents, et elle m’avait témoigné, parce que je m’étais donné pour le fils d’un grand seigneur, qu’elle était fâchée de me voir comédien, que je lui faisais compassion.

Enfin je me déterminai à lui écrire le billet suivant :


J’ai quitté, Madame, la compagnie où j’étais, plutôt pour vous complaire que pour faire ce que je devais, parce que toute compagnie, sans la vôtre, est pour moi une solitude. Je serai d’autant plus à vous, que je suis plus à moi. Informez votre dévoué serviteur quand il y aura parloir, et je saurai alors quand j’aurai de la satisfaction, etc.


La tourière porta le billet. Il n’est pas possible d’exprimer toute la joie qu’eut la bonne religieuse, quand elle sut mon nouvel état. Elle me répondit en ces termes :


Je vous remercie moins de vos heureux succès que je n’en attends des actions de grâces, et je ne m’en réjouirais même pas, si je ne savais que ma volonté et vos avantages sont tout un. Nous pouvons dire que vous avez fait un retour sur vous-même, et il ne vous reste plus à présent que d’avoir une persévérance proportionnée à celle que vous promettez. Je doute qu’il y ait aujourd’hui parloir ; mais ne manquez pas de venir à Vêpres. Nous nous verrons là et ensuite au travers de la grille. Peut-être aussi pourrai-je tromper l’abbesse. Adieu.


Cette réponse me contenta fort, parce que la religieuse avait réellement de l’esprit et qu’elle était belle. Je dînai, et après avoir endossé l’habit avec lequel je jouais les rôles d’amant à la comédie, j’allai à l’église. Je fis ma prière et je commençai ensuite à repasser avec les yeux tous les trous de la grille, pour voir si la religieuse ne paraissait pas. J’étais dans cette occupation lorsque j’eus le plaisir d’entendre l’ancien signal. Mais le diable vint à la traverse. Je me mis à tousser, et il s’éleva dans le chœur une toux si générale que nous ressemblions à des gens qui avaient des catarrhes. L’on eût dit que l’on avait jeté du poivre dans l’église. Enfin j’étais las de tousser, quand une vieille parut à la grille en toussant aussi. Je reconnus alors combien un pareil signal est dangereux dans les couvents, parce que si c’est un signal de la part des jeunes, c’est habitude de la part des vieilles, et un homme qui a cru entendre le chant d’un rossignol, ne découvre en réalité qu’un chat-huant.

Je restai longtemps dans l’église a attendre que l’on commençât les vêpres. Je les entendis tout du long, comme font tous les galants des nonnes, d’où vient qu’on les appelle amoureux solennels et qu’ils ont aussi le renom de ne jamais sortir de la veille du consentement, parce qu’ils n’en voient jamais arriver le jour. On aura peine à croire combien de paires de vêpres j’ai entendues. À force de m’allonger pour voir, j’avais deux aunes de cou de plus que quand je m’étais embarqué dans cette intrigue galante. Je me liai étroitement avec le sacristain et l’enfant de chœur et je me fis bien venir du vicaire, qui était un homme plein d’humeur, si raide qu’on ne savait comment le prendre, en un mot, un vrai fagot d’épines.

J’allai me montrer sous les fenêtres du couvent et quoique que ce fût dans un endroit très vaste, il fallait y envoyer prendre place dès midi, comme à la comédie pour une nouvelle pièce. Il y avait une grande affluence de dévots et je me plaçai où je pus. On pouvait y aller voir comme des choses rares les différentes postures des amants. Celui-ci regardait fixement, sans clignoter les yeux ; celui-là, ayant une main sur son épée et tenant de l’autre un rosaire, était comme une figure de pierre sur un tombeau. Un autre, avec les mains levées et les bras étendus, semblait être un séraphin. Un autre, avec la bouche béante et plus ouverte que celle d’une mendiante effrontée, quoiqu’il ne proférât pas un seul mot, laissait voir par son gosier ses entrailles à son objet chéri. Un autre, collé contre la muraille, et fatiguant de son poids les briques, semblait prendre sa mesure à l’encoignure. Un autre se promenait, comme si l’on eût dû l’aimer, de même qu’un mulet, en considération de sa belle allure. On eût dit qu’un autre appelait le faucon avec un petit billet qu’il tenait à la main, comme le chasseur fait avec le leurre.

Les jaloux faisaient bande à part. Les uns, réunis en pelotons, regardaient les religieuses et riaient d’un air moqueur ; et d’autres, lisant des couplets, les leur montraient. Celui-ci, pour aiguillonner le dépit, se promenait en donnant la main à une femme. Celui-là parlait à une espèce de servante qui lui remettait un message. Tout ceci se passait en bas et de notre côté. En haut, où étaient les religieuses, c’était une chose aussi curieuse à voir. L’endroit d’où elles regardaient était une tourelle pleine de créneaux, avec un mur si fort percé à jour qu’il semblait une poudrière ou une boîte à parfums. Tous les trous étaient remplis de femmes qui étaient aux aguets. Ici on voyait une main et là un pied. Ailleurs, c’était du gibier de samedi, tel que des têtes ou des langues, quoique les cervelles manquassent. D’un autre côté, on apercevait une boutique de mercerie : l’une montrait le rosaire, une autre remuait le mouchoir ; ici, c’était un gant que l’on accrochait, là un ruban vert que l’on pendait. Les unes parlaient un peu haut, d’autres toussaient. Quelques-unes employaient le signe des chapeliers, en faisant une espèce de sifflement, comme si elles eussent chassé des araignées.

En été, il faut voir comme les amants non seulement se chauffent au soleil, mais s’y grillent, et comme ils sont rôtis, tandis que les religieuses sont blanches et fraîches. En hiver, au contraire, le gramen et le cresson d’eau croissent sur le corps humide de ces tristes énamourés : ils n’échappent ni à la neige ni à la pluie et tout cela est pour voir une femme au travers d’un grillage ou d’un vitrage, comme les reliques d’une châsse. Il en est de ce goût bizarre comme de s’amouracher d’un sansonnet qui est en cage, s’il parle, ou en portrait s’il ne dit mot. Toutes leurs faveurs ne consistent qu’à faire du bruit qui ne sert à rien, à donner de petits coups avec les doigts, à approcher la tête des grilles, à débiter et passer des galanteries par des trous, en un mot à aimer en cachette. Notre sort est de les entendre tranquillement parler, de souffrir une vieille qui gronde, une portière qui gourmande, une tourière qui ment, et, ce qui est le plus singulier, de voir toutes ces béguines se montrer jalouses des femmes du monde, en nous disant qu’elles sont les seules qui savent aimer parfaitement, et en imaginant des choses diaboliques pour nous le prouver. Enfin j’appelais déjà l’abbesse Madame, le vicaire, Mon père, et le sacristain, mon frère.

Cependant je commençai à me lasser d’être renvoyé par les tourières et appelé par les religieuses. Je considérai combien me coûtait cher l’enfer que d’autres gagnent si agréablement et par tant de voies différentes. Je me voyais condamné à n’avoir que des désirs, et à aller en enfer seulement par le sens du tact. Si je parlais, j’avais coutume d’approcher si fort ma tête des grilles, pour n’être pas entendu des autres qui y étaient aussi, que j’avais sur mon front pour deux jours l’empreinte des barreaux de fer. Je parlais en outre si bas qu’on ne pouvait m’entendre qu’à la faveur d’un porte-voix. Personne ne me voyait qui ne dit : « Maudit soit l’infâme galantin de nonnes ! » Et d’autres choses encore pires. Tout cela me faisait faire des réflexions et me déterminait presque à laisser là ma religieuse, quoiqu’il dût m’en coûter. Enfin je pris ce parti le jour de la Saint-Jean l’Évangéliste, fête adoptée par une partie de la communauté, parce que j’achevais de connaître ce que sont les nonnes. Qu’on se contente à présent de savoir que toutes les religieuses de Saint Jean Baptiste feignirent des enrouements, de sorte qu’au lieu de chanter la messe, ces Baptistophiles ne donnaient que des sons de gémissement et de douleur. Elles ne se lavèrent point le visage, elles prirent de vieux habits, et leurs dévots, pour discréditer la fête, apportèrent des banquettes à l’église au lieu de chaises. Quand je vis que les unes affectionnées à un saint, et d’autres à un autre, en parlaient indécemment, je tirai adroitement de ma religieuse, sous prétexte d’une loterie, pour une cinquantaine d’écus d’ouvrages du couvent, des bas de soie, des cachets d’ambre, avec des sucreries, et je partis pour Séville, où je voulus aller tenter la fortune comme dans un lieu plus vaste. Je laisse à juger au lecteur des regrets et de la douleur de ma religieuse, moins pour moi que pour ce que je lui emportais.