Dostoïevsky (Gide)/Appendice

La bibliothèque libre.
Plon (p. 231-243).

APPENDICE


I[1]

Et maintenant deux épisodes, en manière d’illustration à tout ce didactisme. Je reprendrai ensuite, pour ne plus l’interrompre, la fin de ce récit.

En juillet, donc deux mois avant mon départ pour Pétersbourg, Maria Ivanovna m’avait envoyé faire une commission, dont l’objet n’importe, dans une localité voisine. Dans le wagon qui me ramenait à Moscou, je remarquai un jeune homme brun, assez bien vêtu, mais fort sale, et au visage bourgeonné. À chaque station il descendait du train et courait à la buvette absorber de l’eau-de-vie. Autour de lui, dans le compartiment, s’était formé un groupe gai et fort incivil. Ces voyageurs tumultueux admiraient que ce jeune buveur pût, sans s’enivrer, absorber tant d’alcool et s’ingéniaient à lui en faire ingurgiter plus encore. Entre tous, se passionnaient à cette entreprise un marchand légèrement ivre et un flandrin habillé à l’allemande, valet de son métier, dont la bouche fort loquace exhalait une odeur méphitique. Le jeune homme à l’insatiable gosier parlait peu. Il écoutait la clabauderie de ses compagnons avec un sourire hébété qu’il interrompait parfois par un rire toujours inopportun ; il émettait alors des syllabes indécises, quelque chose comme « tur… lur… lu… » en posant un doigt sur le bout de son nez, ce qui réjouissait prodigieusement le commerçant, le larbin et tous les autres. Je m’approchai et, ma foi, malgré l’imbécillité de sa conduite, le jeune homme, un étudiant en rupture d’Université, ne me déplut pas. Bientôt, nous nous tutoyions et, en descendant du train, je pris note qu’il m’attendrait le soir même, à neuf heures, boulevard de Tver.

Je fus exact au rendez-vous, et mon ami m’associa à son jeu. Voici. Avisant une honnête femme, nous nous placions sans un mot, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. De l’air le plus flegmatique et comme si nous ignorions sa présence, nous engagions une conversation méticuleusement obscène, où je faisais merveille, encore que je ne connusse des choses du sexe que le vocabulaire (douces causeries de l’enfance !) et point du tout la technique. Effarée, la femme accélérait son allure ; nous accélérions la nôtre et continuions, notre dialogue. Que pouvait faire la victime ? Il n’y avait pas de témoins, et puis une plainte à la police est toujours chose délicate…

À ces turlupinades nous consacrâmes huit journées consécutives. M’amusais-je ? Je n’en réponds pas. (Au début, cette farce avait pu me plaire pour ce qu’elle avait d’imprévu, et, d’ailleurs, j’exécrais les femmes…) Une fois, je racontai à étudiant que Jean-Jacques avoue dans ses Confessions, qu’au temps de son adolescence, il aimait s’embusquer dans quelque coin pour brandir sa virilité aux yeux stupéfaits des passantes. Il me répondit par son « tur-lur-lu ». Il était ténébreusement ignorant et ne s’intéressait à rien du tout. Il n’avait aucune des idées que j’avais eu la candeur de lui attribuer, et son art du scandale était d’une monotonie morne. Ce crétin me déplaisait de plus en plus. Enfin, notre accointance se rompit, et dans la circonstance que je vais dire :

Nous venions d’encadrer — irrévérencieusement, à notre ordinaire — une jeune fille qui se hâtait sur le boulevard nocturne. Elle avait seize ans tout au plus ; peut-être vivait-elle de son travail ; sans doute l’attendait au logis sa mère, une pauvre veuve chargée de famille… Voilà que je sentimentalise… Nos propos salés s’échangèrent… Comme une bête traquée, elle précipitait son pas dans la nuit. Soudain elle s’arrêta essoufflée. Écartant d’un geste le fichu qui emmitouflait son chétif visage où les yeux brusquement luisirent :

— Oh ! comme vous êtes lâches ! dit-elle.

Je crus qu’elle allait sangloter. Point. À toute volée, elle administrait à l’étudiant la gifle la plus retentissante qui ait jamais sonné sur le facies d’un goujat. Il voulut se jeter sur elle. Je le maintins. Elle put fuir.

Restés seuls, nous commençâmes à nous quereller. Je lui dis tout ce que j’avais sur le cœur, sa nullité, sa bassesse. Il m’injuria (je lui avais confié que j’étais enfant naturel). Nous nous crachâmes au visage, copieusement. Depuis, je ne l’ai pas revu.

J’avais un grand dépit ; il diminua le lendemain ; le troisième jour j’avais tout oublié. C’est seulement à Pétersbourg que je me rappelai nettement cette scène. Je pleurai de honte, et aujourd’hui encore ce souvenir me torture.

Comment avais-je pu descendre à ces vilenies et surtout les oublier ? Je le comprends maintenant. Dépouillant de signification tout ce qui n’est pas elle, l’ « idée » me console prématurément des douleurs méritées et m’absout des pires fautes. Ainsi m’est-elle maternelle, mais démoralisante.

L’autre anecdote.

Le 1er  avril de l’année dernière, quelques personnes étaient venues passer la soirée chez Maria Ivanovna dont c’était la fête. Entre en coup de vent Agrippine, qui annonce que, devant sa cuisine, elle vient de découvrir un enfant abandonné. Tout le monde de se précipiter pour voir l’objet : une petite fille de trois ou quatre semaines qui crie dans un panier. Je prends le panier et le porte à la cuisine. Y était épinglé un billet ainsi conçu : « Chers bienfaiteurs, ayez pitié de la petite Arinia. Elle est baptisée. Nous prierons toujours pour vous. Nos souhaits de bonheur en ce jour de fête. — Des gens qui vous sont inconnus. » Nicolas Siméonovitch pour qui j’avais beaucoup d’estime m’attrista, il fit sa mine revêche et quoiqu’il n’eût pas d’enfants, décida que la fillette serait immédiatement portée à l’hospice. Je la tirai du panier, d’où s’exhala un fumet âcre et aigrelet, la pris dans mes bras et déclarai me charger d’elle. Nicolas Siméonovitch, pour bon qu’il fût, protesta : l’hospice s’imposait. Cependant tout s’arrangea selon mon vœu.

Sur la même cour, dans un autre pavillon, demeurait avec sa femme encore jeune et robuste, un menuisier déjà vieux et qui buvait beaucoup. Chez ces gens misérables était morte récemment à la mamelle, une fille née après huit ans de mariage, leur enfant unique, et qui par une coïncidence heureuse, s’appelait, elle aussi, Arinia. Je dis « heureuse » parce que cette femme qui était venue dans la cuisine examiner notre trouvaille s’attendrit à ce nom. Son lait n’était pas encore tari : elle dégrafa son corsage et donna le sein à la nouvelle Arinia. Consentirait-elle moyennant salaire à se charger de l’enfant ? Elle ne pouvait me donner de réponse immédiate, réservant l’avis du mari ; mais du moins elle garderait l’enfant cette nuit-là. Le lendemain, je fis marché avec le couple, et je payai d’avance le premier mois huit roubles, que le mari, sans plus tarder, dépensa au cabaret. Nicolas Siméonovitch s’était obligeamment porté garant de ma solvabilité. Je voulus lui remettre mes soixante roubles, mais il refusa de les prendre, procédé qui effaça toute trace de notre petite altercation. Maria Ivanovna ne disait rien, mais évidemment en son for intérieur, elle s’étonnait de me voir assumer une charge si lourde. Ni l’un ni l’autre ne se permirent à ce sujet la moindre plaisanterie, et je fus sensible à leur délicatesse.

Trois fois par jour, je courais chez Daria Rodivonovna. Au bout d’une semaine, je lui remis en cachette du mari trois roubles. Pour trois autres roubles, j’achetai des couvertures et des langes. Mais dix jours après l’inauguration de ma paternité, la fillette tombait malade. J’allai chercher un médecin, et toute la nuit nous persécutâmes Arinia pour lui faire prendre ses drogues. Le lendemain, le médecin déclara qu’elle ne se rétablirait pas. À mes questions, à mes reproches plutôt, il répondit : « Je ne suis pas Dieu ! » La petite malade étouffait, la bouche pleine d’écume. Le soir même, elle mourut, elle mourut en fixant sur moi ses grands yeux noirs qui semblaient déjà comprendre. Pourquoi n’ai-je pas songé à la faire photographier morte ? Non seulement cette soirée-là, je pleurai, mais je hurlai de désespoir, ce qui ne m’était pas encore arrivé. Maria Ivanovna doucement essayait de m’apaiser. Le menuisier fit lui-même le cercueil. On ensevelit Arinia… Je ne puis oublier ces choses.

Cette aventure me donna à réfléchir. Sans doute Arinia ne m’avait pas coûté grand argent : en tout, pension, médecin, cercueil, funérailles, fleurs — trente roubles. Je récupérai cette somme vers le temps de mon départ de Moscou, en réalisant une économie sur les quarante roubles que Versiloff m’avaient envoyés pour le voyage et en vendant quelques menus objets. Ainsi mon capital restait intact. « Mais, me disais-je, à baguenauder ainsi dans les sentiers je n’irai pas loin. » De mon aventure avec l’étudiant résultait ceci : que l’ « idée » pouvait tout obscurcir autour de moi, et me faire perdre le sens de la réalité ; de mon aventure avec Arinia, que les intérêts essentiels de l’ « idée » étaient à la merci d’une crise de sentimentalisme. Conclusions contradictoires, mais l’une et l’autre justes.

II[2]

— En quoi donc puis-je vous servir, très estimé Prince, car vous m’avez maintenant… appelé ? demanda Lebedeff après un silence.

Le prince ne répondit aussi qu’au bout d’une minute :

— Eh bien ! voilà, je voulais vous parler du général, et… de ce vol dont vous avez été victime

— Comment ? Quel vol ?

— Allons ! on dirait que vous ne comprenez pas. Ah ! mon Dieu, Loukian Timoféitch, quelle est cette rage de toujours jouer la comédie ? L’argent, l’argent, les quatre cents roubles que vous avez perdus l’autre jour, dans un portefeuille, et dont vous êtes venu ici me parler le matin, avant d’aller à Pétersbourg, — avez-vous compris, à la fin ?

— Ah ! il s’agit de ces quatre cents roubles, dit d’une voix trainante Lebedeff, comme si la lumière venait de se faire dans son esprit. Je vous remercie, prince, de votre sincère intérêt ; il est très flatteur pour moi, mais… je les ai retrouvés, il y a même déjà longtemps.

— Vous les avez retrouvés ! Ah ! Dieu soit loué.

— Cette exclamation est d’un cœur noble, car quatre cents roubles ne sont pas une affaire, pour un pauvre homme qui vit d’un travail pénible et qui a une nombreuse famille…

— Je ne parle pas de cela ! s’écria le prince. Sans doute, — se reprit-il aussitôt, — je suis bien aise que vous ayez retrouvé votre argent, mais comment l’avez-vous retrouvé ?

— Le plus simplement du monde ; il était sous la chaise sur laquelle j’avais jeté ma redingote ; évidemment le portefeuille aura glissé de la poche sur le parquet.

— Comment, sous la chaise ? Ce n’est pas possible, vous m’avez dit que vous aviez cherché partout, dans tous les coins ; comment donc n’avez-vous pas regardé à l’endroit où il fallait chercher tout d’abord ?

— Le fait est que j’y ai regardé. Je me souviens très bien d’y avoir regardé ! Je me suis traîné à quatre pattes sur le parquet, j’ai tâté avec les mains à cet endroit, j’ai reculé la chaise, n’en croyant pas mes propres yeux. Je vois qu’il n’y a rien, la place est vide, pas plus de portefeuille que sur ma main, et malgré cela je me remets à tâter. C’est une petitesse dont l’homme est coutumier quand il veut absolument retrouver quelque chose… quand il a fait une perte considérable et douloureuse : il voit qu’il n’y a rien, que la place est vide, mais n’importe, il y regarde quinze fois.

— Oui, soit ; mais comment cela se fait-il ?… Je ne comprends toujours pas, murmura le prince abasourdi, — auparavant, dites-vous, il n’y avait rien là, vous aviez cherché en cet endroit, et tout d’un coup, le portefeuille s’y est trouvé ?

— Oui, il s’y est trouvé tout d’un coup.

Le prince regarda Lebedeff d’un air étrange.

— Et le général ? demanda-t-il soudain.

— Comment, le général ? questionna Lebedeff, feignant de ne pas comprendre.

— Ah ! mon Dieu, je vous demande ce qu’a dit le général quand vous avez retrouvé le portefeuille sous la chaise. Précédemment, vous l’aviez cherché à deux.

— Précédemment, oui. Mais cette fois, je l’avoue, je me suis tu et j’ai préféré lui laisser ignorer que le portefeuille avait été retrouvé par moi tout seul.

— Mais… pourquoi donc ?… Et l’argent n’avait pas disparu ?

— J’ai visité le portefeuille, tout y était, il ne manquait pas un rouble.

— Vous auriez dû venir me le dire, observa pensivement le prince.

— Je craignais de vous déranger, personnellement, prince, au milieu de vos impressions personnelles, et, peut-être extraordinaires, si je puis m’exprimer ainsi. D’ailleurs, moi-même, j’ai fait semblant de n’avoir rien trouvé. Après m’être assuré que la somme était intacte, j’ai fermé le portefeuille et je l’ai remis sous la chaise.

— Mais pourquoi donc ?

Lebedeff se mit à rire.

— Pour rien ; parce que je voulais pousser plus loin mon enquête, répondit-il en se frottant les mains.

— Ainsi il est encore là maintenant, depuis avant-hier ?

— Oh, non ! il n’est resté là que vingt-quatre heures ! Voyez-vous, jusqu’à un certain point, je désirais que le général le trouvât aussi. Car, me disais-je, si j’ai fini par le découvrir, pourquoi le général n’apercevrait-il pas aussi un objet qui, pour ainsi dire, saute aux yeux, qu’on voit parfaitement sous la chaise ? Plusieurs fois j’ai pris cette chaise et je l’ai changée de place afin que le portefeuille fût tout à fait en évidence, mais le général ne l’a pas remarqué, et cela a duré vingt-quatre heures. Il est clair qu’à présent le général est fort distrait, c’est à n’y rien comprendre ; il cause, il raconte des histoires, il rit, et tout d’un coup il se fâche contre moi, sans que je sache pour quel motif. Finalement, nous sommes sortis de la chambre ; j’ai laissé exprès la porte ouverte ; il était ébranlé tout de même ; il voulait dire quelque chose, apparemment ; il craignait pour un portefeuille contenant une si forte somme ; mais soudain il s’est mis en colère et n’a rien dit ; à peine avions-nous fait deux pas dans la rue qu’il m’a planté là et est allé d’un autre côté. Le soir seulement nous nous sommes retrouvés au traktir.

— Mais, à la fin, vous avez repris votre portefeuille ?

— Non, cette nuit même il a disparu de dessous la chaise.

— Alors, où est-il donc maintenant ?

À ces mots Lebedeff se dressa brusquement de toute sa taille et regarda le prince d’un air jovial :

— Mais ici, répondit-il en riant, — il s’est trouvé tout d’un coup ici dans le pan de ma propre redingote. Tenez : regardez ; regardez vous-même ; tâtez.

En effet, dans la poche gauche de la redingote, par devant, s’était formé de la façon la plus apparente une sorte de sac où, au toucher, on pouvait tout de suite reconnaître la présence d’un portefeuille en cuir, qui, sans doute, passant à travers une poche trouée, avait glissé entre la doublure et l’étoffe du vêtement.

— Je l’ai retiré pour le visiter, les quatre cents roubles étaient encore au complet. Je l’ai remis à la même place et depuis hier matin je le porte ainsi dans le pan de ma redingote ; je me promène avec ; il me bat les jambes.

— Et vous ne remarquez rien ?

— Et je ne remarque rien, hé, hé, hé ! Et figurez-vous, très estimé prince, — quoique le sujet ne mérite pas d’attirer si particulièrement votre attention, — mes poches sont toujours en bon état, et tout d’un coup, en une nuit, un pareil trou ! J’ai voulu me rendre compte et, en examinant la déchirure, il m’a semblé que quelqu’un avait dû faire cela avec un canif ; c’est presque invraisemblable !

— Et le général ?

— Hier, il n’a pas décoléré de toute la journée, et aujourd’hui c’est la même chose, il est de très mauvaise humeur. Par moments, il manifeste une gaieté bachique ou une sensibilité larmoyante, puis, tout d’un coup, il se fâche au point de m’effrayer positivement ! Moi, prince, après tout, je ne suis pas un homme de guerre ! Hier, nous étions ensemble au traktir ; voilà que, comme par hasard, le pan de ma redingote apparaît en évidence avec son gonflement insolite, le général me fait la mine, se fâche. Depuis longtemps, déjà, il ne me regarde plus en face, si ce n’est quand il est très pris de boisson ou très attendri ; mais hier il m’a regardé deux fois d’une telle façon que j’en ai eu froid dans le dos. Du reste, demain, j’ai l’intention de retrouver le portefeuille ; mais d’ici là je passerai encore une petite soirée avec lui au traktir.

— Pourquoi le tourmentez-vous ainsi ? cria le prince.

— Je ne le tourmente pas, prince, je ne le tourmente pas, répliqua avec chaleur Lebedeff, — je l’aime sincèrement et… je l’estime ; à présent, vous le croirez ou vous ne le croirez pas, il m’est devenu plus cher que jamais ; j’ai commencé à l’apprécier encore plus qu’auparavant !

Ces mots furent prononcés d’un ton si sérieux et avec une telle apparence de sincérité que le prince ne put les entendre sans indignation.

— Vous l’aimez, et vous le faites souffrir ainsi ! Voyons, il s’est arrangé de façon à vous faire retrouver l’objet perdu ; pour attirer votre attention sur ce portefeuille il l’a placé sous une chaise et dans votre redingote ; par cela il vous montre bien qu’il ne veut pas ruser avec vous, mais qu’il vous prie ingénument de lui pardonner. Écoutez : il demande pardon ! Par conséquent il compte sur la délicatesse de vos sentiments ; par conséquent, il croit à votre amitié pour lui. Et vous réduisez à un tel abaissement un si honnête homme !

— Très honnête, prince, très honnête, répéta Lebedeff dont les yeux étincelaient, — et vous seul, très noble prince, étiez capable de dire un mot si juste ! Pour cela, je vous suis tout dévoué jusqu’à l’adoration, quelque pourri de vices que je sois ! C’est décidé ! Je vais retrouver le portefeuille tout maintenant, à l’instant même, et pas demain ; voilà aussi tout l’argent ; tenez, prenez-le, très noble prince, et gardez-le jusqu’à demain. Demain ou après-demain, je le reprendrai.

— Mais faites attention, n’allez pas de but en blanc lui jeter au nez que vous avez retrouvé le portefeuille. Qu’il voie seulement que le pan de votre redingote ne contient plus rien et il comprendra.

— Oui ? Ne vaut-il pas mieux lui dire que je l’ai retrouvé et faire comme si jusqu’alors je ne m’étais douté de rien ?

N-non, dit le prince en réfléchissant, n-non, maintenant il est trop tard ; ce serait plus dangereux ; vraiment vous feriez mieux de ne rien dire. Et soyez gentil avec lui… mais… n’ayez pas trop l’air… et… vous savez…

— Je sais, prince, je sais, c’est-à-dire, je sais que j’aurai bien du mal à exécuter ce programme ; car il faut pour cela avoir un cœur comme le vôtre. D’ailleurs moi-même, je suis vexé à présent, il le prend parfois de trop haut avec moi ; il m’embrasse en sanglotant et puis tout d’un coup il se met à m’humilier, il m’accable de railleries méprisantes ; allons, je prendrai le portefeuille et j’étalerai exprès le pan de ma redingote sous les yeux du général, hé hé ! Au revoir, prince, car évidemment je vous dérange, je vous distrais de sentiments très intéressants, si je puis ainsi parler…

— Mais pour l’amour de Dieu, silence comme par le passé !

— À la sourdine, à la sourdine !

Quoique l’affaire fût finie, le prince resta plus silencieux qu’il ne l’avait été auparavant. Il attendit impatiemment l’entrevue qu’il devait avoir le lendemain avec le général.


  1. De l’Adolescent, p. 22.
  2. L’Idiot, II, pp. 228 et suiv.