Dostoïevsky (Gide)/Conférences/VI

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Plon (p. 199-230).

VI

Je me sens accablé par le nombre et l’importance des choses qui me restent à vous dire. C’est aussi, vous l’avez bien compris dès le début, que Dostoïevsky ne m’est souvent ici qu’un prétexte pour exprimer mes propres pensées. Je m’en excuserais davantage si je croyais, ce faisant, avoir faussé la pensée de Dostoïevsky, mais non… Tout au plus ai-je, comme les abeilles dont parle Montaigne, cherché dans son œuvre de préférence ce qui convenait à mon miel. Si ressemblant que soit un portrait, il tient toujours du peintre, et presque autant que du modèle. Le modèle est sans doute le plus admirable qui autorise les ressemblances les plus diverses et prête au plus grand nombre de portraits. J’ai tenté celui de Dostoïevsky. Je sens que je n’ai pas épuisé sa ressemblance.

Je suis également accablé par la quantité des retouches que je voudrais apporter à mes causeries précédentes. Je n’en ai point fait une que je n’aie, tout aussitôt après, senti ce que j’avais omis de vous dire, que je m’étais promis de vous dire. C’est ainsi que, samedi dernier, j’aurais voulu vous expliquer comment c’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature, et qu’il n’est point de véritable œuvre d’art où n’entre la collaboration du démon. Cela, qui me paraît une évidence, peut vous sembler paradoxal, et demande à être un peu expliqué. (J’ai grande horreur des paradoxes, et ne cherche jamais à étonner, mais si je n’avais pas à vous dire des choses tant soit peu nouvelles, je ne chercherais même pas à parler ; et les choses nouvelles paraissent toujours paradoxales.) Pour vous aider à admettre cette dernière vérité, je m’étais proposé d’appeler votre attention sur les deux figures de saint François d’Assise et de l’Angelico. Si ce dernier a pu être un grand artiste, — et je choisis pour l’exemple le plus probant, dans toute l’histoire de l’art, la figure sans doute la plus pure, — c’est que malgré toute sa pureté, son art, pour être ce qu’il est, devait admettre la collaboration du démon. Il n’y a pas d’œuvre d’art sans participation démoniaque. Le saint, ce n’est pas l’Angelico, c’est François d’Assise. Il n’y a pas d’artistes parmi les saints ; il n’y a pas de saints parmi les artistes.

L’œuvre d’art est comparable à une fiole pleine de parfums que n’aurait pas répandus la Madeleine. Et je vous citais à ce propos l’étonnante phrase de Blake : « La raison pour laquelle Milton écrivait dans l’empêchement, lorsqu’il peignait Dieu et les anges, écrivait dans la liberté, lorsqu’il peignait les démons et l’enfer, c’est qu’il était un vrai poète, donc du parti du diable sans le savoir. »

Trois chevilles tendent le métier où se tisse toute œuvre d’art, et ce sont les trois concupiscences dont parlait l’apôtre : « La convoitise des yeux, la convoitise de la chair, et l’orgueil de la vie. » Souvenez-vous du mot de Lacordaire, comme on le félicitait après un admirable sermon qu’il venait de prononcer : « Le diable me l’avait dit avant vous. » Le diable ne lui aurait point dit que son sermon était beau, il n’aurait pas eu du tout à le lui dire, s’il n’avait lui-même collaboré au sermon.

Après avoir cité les vers de l’Hymne à la joie de Schiller :

La beauté, s’écrie Dimitri Karamazov, quelle chose terrible et affreuse ; une chose terrible. C’est là que le diable entre en lutte avec Dieu ; et le champ de bataille, c’est le cœur de l’homme[1].

Aucun artiste sans doute n’a fait dans son œuvre la part du diable aussi belle que Dostoïevsky, sinon Blake précisément, qui disait — et c’est sur cette phrase que s’achève son admirable petit livre, le Mariage du Ciel et de l’Enfer :

Cet ange, qui maintenant est devenu démon, est mon ami particulier : ensemble nous avons souvent lu la Bible dans son sens infernal ou diabolique, celui même qu’y découvrira le monde, s’il se conduit bien.

De même, je me suis rendu compte, aussitôt sorti de cette salle, qu’en vous citant quelques-uns des plus étonnants Proverbes de l’Enfer de William Blake, j’avais omis de vous donner lecture intégrale du passage des Possédés qui motivait ces citations. Permettez-moi de réparer cet oubli. Au surplus, dans cette page des Possédés, vous pourrez admirer la fusion (et la confusion aussi) des divers éléments que je tentais de vous indiquer dans mes conversations précédentes, et tout d’abord : l’optimisme, ce sauvage amour de la vie, — que nous retrouvons dans toute l’œuvre de Dostoïevsky, — de la vie et du monde entier, de « cet immense monde de délices » dont parle Blake, où habite aussi bien le tigre que l’agneau[2].

— Vous aimez les enfants ?

— Je les aime, dit Kiriloff, d’une façon assez indifférente du reste.

— Alors vous aimez aussi la vie ?

— Oui, j’aime aussi la vie. Cela vous étonne ?

— Mais vous êtes décidé à vous brûler la cervelle ?

Nous avons vu de même Dimitri Karamazov prêt à se tuer dans une crise d’optimisme, par pur enthousiasme :

— Eh bien ! Pourquoi mêler deux choses qui sont distinctes l’une de l’autre ? La vie existe et la mort n’existe pas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Vous paraissez fort heureux, Kiriloff ?

— Je suis fort heureux en effet, reconnut celui-ci du même ton dont il eût fait la réponse la plus ordinaire.

— Mais il n’y a pas encore si longtemps, vous étiez de mauvaise humeur, vous vous êtes fâché contre Lipoutine ?

— Hum ! à présent je ne gronde plus. Alors, je ne savais pas que j’étais heureux… L’homme est malheureux parce qu’il ne connaît pas son bonheur, uniquement pour cela. Celui qui saura qu’il est heureux deviendra tout de suite grand à l’instant même… Tout est bien ; j’ai découvert cela brusquement.

— Et si l’on meurt de faim : et si l’on viole une petite fille, c’est bien aussi ?

— Oui, tout est bien pour quiconque sait que tout est tel.

Ne vous méprenez pas sur cette apparente férocité, que souvent on voit reparaître dans l’œuvre de Dostoïevsky. Elle fait partie du quiétisme, analogue à celui de Blake, de ce quiétisme qui me faisait dire que le christianisme de Dostoïevsky était plus près de l’Asie que de Rome. Encore que cette acceptation de l’énergie chez Dostoïevsky, qui devient même une glorification de l’énergie chez Blake, soit plus occidentale qu’orientale.

Mais Blake et Dostoïevsky sont l’un et l’autre trop éblouis par les vérités de l’Évangile pour ne pas admettre que cette férocité ne soit pas transitoire et le résultat passager d’une sorte d’aveuglement, c’est-à-dire appelée à disparaître.

Et ce serait trahir Blake que de ne vous le présenter que sous son apparence cruelle. En regard de ses terribles Proverbes de l’Enfer que je vous citais, je voudrais pouvoir vous lire tel poème de lui, le plus beau peut-être de ses Chants d’innocence, — mais comment oser traduire une poésie si fluide, — où il annonce et prédit le temps où la force du lion ne s’emploiera plus qu’à protéger la faiblesse de l’agneau et qu’à veiller sur le troupeau.

De même, poussant un peu plus loin la lecture de cet étonnant dialogue des Possédés, nous entendons Kiriloff ajouter :

Ils ne sont pas bons, puisqu’ils ne savent pas qu’ils le sont. Quand ils l’auront appris, ils ne violeront plus de petites filles. Il faut qu’ils sachent qu’ils sont bons et, instantanément, ils le deviendront tous, jusqu’au dernier[3].

Le dialogue continue, et nous allons voir apparaître cette pensée singulière de l’homme-Dieu.

— Ainsi, vous qui savez cela, vous êtes bon ?

— Oui.

— Là-dessus, du reste, je suis de votre avis, murmura, en fronçant les sourcils, Stavroguine.

— Celui qui apprendra aux hommes qu’ils sont bons, celui-là finira le monde.

— Celui qui le leur a appris, ils l’ont crucifié.

— Il viendra, et son nom sera l’homme-Dieu.

— Le Dieu-homme ?

— L’homme-Dieu ; il y a une différence.

Cette idée de l’homme-Dieu, succédant au Dieu-homme, nous ramène à Nietzsche. Ici encore, je voudrais apporter une retouche à propos de la doctrine du « surhomme » et m’élever contre une opinion trop souvent accréditée, trop légèrement admise ; le surhomme de Nietzsche — et cela nous permettra de le différencier du surhomme entrevu par Raskolnikoff et Kiriloff — s’il a pour devise le : « Soyez dur », si souvent cité, souvent si mal interprété, ce n’est pas contre les autres qu’il exercera cette dureté, c’est contre lui-même. L’humanité qu’il prétend surpasser, c’est la sienne. Je me résume : partant du même problème, Nietzsche et Dostoïevsky proposent à ce problème des solutions différentes, opposées. Nietzsche propose une affirmation de soi, il y voit le but de la vie. Dostoïevsky propose une résignation. Où Nietzsche pressent une apogée, Dostoïevsky ne prévoit qu’une faillite.

J’ai lu ceci dans la lettre d’un infirmier que sa modestie me défend de nommer. C’était au temps le plus obscur de cette guerre ; il ne voyait que souffrances atroces, n’entendait que des paroles de désespoir : « Ah ! si seulement ils savaient offrir leurs souffrances », écrivait-il.

Il y a dans ce cri tant de lumière que je me reprocherais d’y apporter un commentaire. Tout au plus le rapprocherai-je de cette phrase des Possédés :

Quand tu abreuveras la terre de tes larmes, quand tu en feras présent, ta tristesse s’évanouira aussitôt, et tu seras tout consolé[4].

Nous sommes ici bien près de la « résignation totale et douce » de Pascal, qui le faisait s’écrier : « Joie ! joie ! pleurs de joie. »

Cet état de joie que nous retrouvons dans Dostoïevsky, n’est-ce pas celui même que nous propose l’Évangile ; cet état dans lequel nous permet d’entrer ce que le Christ appelait la nouvelle naissance ; cette félicité qui ne s’obtient que par le renoncement de ce qui est en nous d’individuel ; car c’est l’attachement à nous-mêmes qui nous retient de plonger dans l’Éternité, d’entrer dans le royaume de Dieu et de participer au sentiment confus de la vie universelle.

Le premier effet de cette nouvelle naissance, c’est de ramener l’homme à l’état premier de l’enfance : « Vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu, si vous ne devenez semblables à des enfants. » Et je vous citais à ce propos cette phrase de La Bruyère : « Les enfants n’ont ni passé, ni avenir, ils vivent dans le présent », ce que l’homme ne sait plus faire.

« Dans ce moment, disait Muichkine à Rogojine, il me semble que je comprends le mot extraordinaire de l’apôtre : « Il n’y aura plus de temps. »

Cette participation immédiate à la vie éternelle, je vous disais que déjà nous l’enseignait l’Évangile où les mots : « Et nunc, dès à présent », reviennent sans cesse. L’état de joie dont nous parle le Christ est un état, non point futur mais immédiat.

— Vous croyez à la vie éternelle dans l’autre monde ?

— Non, mais à la vie éternelle dans celui-ci. Il y a des moments, vous arrivez à des moments où le temps s’arrête tout d’un coup pour faire place à l’éternité.

Et Dostoïevsky, vers la fin des Possédés, revient encore sur cet étrange état de félicité où parvient Kiriloff.

Lisons ce passage qui nous permet de pénétrer plus avant dans la pensée de Dostoïevsky et d’aborder une des vérités les plus importantes qui me restent à vous dire[5] :

— Il y a des moments — et cela ne dure que cinq ou six secondes de suite — où vous sentez soudain la présence de l’harmonie éternelle. Ce phénomène n’est ni terrestre, ni céleste, mais c’est quelque chose que l’homme, sous son enveloppe terrestre, ne peut supporter. Il faut se transformer physiquement ou mourir. C’est un sentiment clair et indiscutable. Il vous semble tout à coup être en contact avec toute la nature, et vous dites : « Oui, cela est vrai. Quand Dieu a créé le monde, il a dit à la fin de chaque jour de la création : « Oui, cela est vrai, cela est bon. » C’est… ce n’est pas de l’attendrissement, c’est de la joie. Vous ne pardonnez rien, parce qu’il n’y a plus rien à pardonner. Vous n’aimez pas non plus, oh ! ce sentiment est supérieur à l’amour ! Le plus terrible, c’est l’effrayante netteté avec laquelle il s’accuse, et la joie dont il vous remplit. Si cet état dure plus de cinq secondes, l’âme ne peut y résister et doit disparaître. Durant ces cinq secondes, je vis toute une existence humaine, et pour elle, je donnerais toute ma vie, car ce ne serait pas les payer trop cher. Pour supporter cela pendant dix secondes, il faut se transformer physiquement. Je crois que l’homme doit cesser d’engendrer. Pourquoi des enfants, pourquoi le développement si le but est atteint ?

— Kiriloff, est-ce que cela vous prend souvent ?

— Une fois tous les trois jours, une fois par semaine.

— Vous n’êtes pas épileptique ?

— Non.

— Alors, vous le deviendrez. Prenez garde, Kiriloff, j’ai entendu dire que c’est précisément ainsi que cela commence. Un homme sujet à cette maladie m’a fait la description détaillée de la sensation qui précède l’accès, et, en vous écoutant, je croyais l’entendre. Lui aussi m’a parlé des cinq secondes, et m’a dit qu’il était impossible de supporter plus longtemps cet état. Rappelez-vous la cruche de Mahomet : pendant qu’elle se vidait, le prophète chevauchait dans le paradis. La cruche, ce sont les cinq secondes ; le paradis c’est votre harmonie, et Mahomet était épileptique. Prenez garde de le devenir aussi, Kiriloff.

— Je n’en aurais pas le temps, répondit l’ingénieur, avec un sourire tranquille.

Dans l’Idiot, nous entendons également le prince Muichkine, qui lui aussi connaît cet état d’euphorie, le rattacher aux crises d’épilepsie dont il souffre.

Ainsi donc Muichkine est épileptique ; Kiriloff est épileptique ; Smerdiakoff est épileptique. Il y a un épileptique dans chacun des grands livres de Dostoïevsky : épileptique, nous savons que Dostoïevsky l’était lui-même, et l’insistance qu’il met à faire intervenir l’épilepsie dans ses romans nous éclaire suffisamment sur le rôle qu’il attribuait à la maladie dans la formation de son éthique, dans la courbe de ses pensées.

À l’origine de chaque grande réforme morale, si nous cherchons bien, nous trouverons toujours un petit mystère physiologique, une insatisfaction de la chair, une inquiétude, une anomalie. Ici, je m’excuse de me citer moi-même, mais, sans remployer les mêmes mots, je ne pourrais vous dire la même chose avec autant de netteté[6].

Il est naturel que toute grande réforme morale, ce que Nietzsche appellerait toute transmutation de valeurs, soit due à un déséquilibre physiologique. Dans le bien-être, la pensée se repose, et, tant que l’état de choses la satisfait, la pensée ne peut se proposer de le changer (j’entends l’état intérieur, car pour l’extérieur ou social, le mobile du réformateur est tout autre ; les premiers sont des chimistes, les seconds des mécaniciens). À l’origine d’une réforme, il y a toujours un malaise ; le malaise dont souffre le réformateur est celui d’un déséquilibre intérieur. Les densités, les positions, les valeurs morales lui sont proposées différentes, et le réformateur travaille à les réaccorder : il aspire à un nouvel équilibre ; son œuvre n’est qu’un essai de réorganisation selon sa raison, sa logique, du désordre qu’il sent en lui ; car l’état d’inordination lui est intolérable. Et, je ne dis pas naturellement qu’il suffise d’être déséquilibré pour devenir réformateur, mais bien que tout réformateur est d’abord un déséquilibré.

Je ne sache pas qu’on puisse trouver un seul réformateur, de ceux qui proposèrent à l’humanité de nouvelles évaluations, en qui l’on ne puisse découvrir ce que M. Binet-Sanglé appellerait une tare[7].

Mahomet était épileptique, épileptiques les prophètes d’Israël ; et Luther, et Dostoïevsky. Socrate avait son démon, saint Paul la mystérieuse « écharde dans la chair », Pascal son gouffre, Nietzsche et Rousseau leur folie.

Ici, j’entends ce que l’on pourrait dire « Ce n’est pas neuf. C’est proprement la théorie de Lombroso ou de Nordau : le génie est une névrose. » Non, non ; ne me comprenez pas trop vite, et permettez-moi d’insister sur ce point qui me paraît d’une extraordinaire importance :

Il y a des génies parfaitement bien portants, comme Victor Hugo, par exemple : l’équilibre intérieur dont il jouit ne lui propose aucun nouveau problème. Rousseau, sans sa folie, ne serait sans doute qu’un indigeste Cicéron. Qu’on ne vienne pas nous dire : « Quel dommage qu’il soit malade ! » S’il n’était pas malade, il n’aurait point cherché à résoudre ce problème que lui proposait son anomalie, à retrouver une harmonie qui n’exclue pas sa dissonance. Certes, il y a des réformateurs bien portants ; mais ce sont des législateurs. Celui qui jouit d’un parfait équilibre intérieur peut bien apporter des réformes, mais ce sont des réformes extérieures à l’homme : il établit des codes. L’autre, l’anormal, tout au contraire échappe aux codes préalablement établis.

Instruit par son propre cas, Dostoïevsky va supposer un état maladif qui, pour un temps, apporte avec lui et suggère à tel de ses personnages une formule de vie différente. En l’espèce, nous avons affaire à Kiriloff, ce personnage des Possédés sur lequel repose toute l’intrigue du roman. Nous savons que Kiriloff va se tuer, non point qu’il doive se tuer tout de suite, mais il a l’intention de se tuer. Pourquoi ? C’est ce que nous n’apprendrons que vers la fin du livre.

— Votre idée de vous donner la mort est une fantaisie à laquelle je ne comprends rien lui dira Pierre Stépanovitch, et ce n’est pas moi qui vous l’ai fourrée dans la tête[8] ; vous aviez déjà formé ce projet avant d’entrer en rapport avec moi et, quand vous en avez parlé pour la première fois, ce n’est pas à moi, mais à nos coreligionnaires politiques réfugiés à l’étranger. Remarquez en outre qu’aucun d’eux n’a rien fait pour provoquer de votre part une semblable confidence ; aucun d’eux même ne vous connaissait. C’est vous-même, qui, de votre propre mouvement, êtes allé leur faire part de la chose. Eh bien ! que faire, si prenant en considération votre offre spontanée, on a alors fondé là-dessus, avec votre consentement, — notez ce point, — un certain plan d’action qu’il n’y a plus maintenant moyen de modifier.

Le suicide de Kiriloff est un acte absolument gratuit, je veux dire que sa motivation n’est point extérieure. Tout ce que l’on peut faire entrer d’absurde dans ce monde, à la faveur et à l’abri d’un « acte gratuit », c’est ce que nous allons voir.

Depuis que Kiriloff a pris cette résolution de se tuer, tout lui est devenu indifférent ; singulier état d’esprit dans lequel il se trouve, qui permet et qui motive son suicide et (car cet acte, pour être gratuit, n’est pourtant point immotivé) le laisse indifférent à l’imputation d’un crime que d’autres commettront et qu’il acceptera d’endosser ; c’est du moins ce que pense Pierre Stépanovitch.

Pierre Stépanovitch, pense, par ce crime qu’il projette, lier des conjurés à la tête desquels il s’est mis, mais dont il sent que la dénomination lui échappe. Il estime que chacun des conjurés ayant participé au crime se sentira complice, qu’aucun d’eux ne pourra, n’osera se dégager. — Qui va-t-on tuer ?

Pierre Stépanovitch hésite encore. — Il importe que la victime se désigne elle-même.

Les conjurés sont réunis dans une salle commune ; et au cours de leur conversation, une question se pose : « Se peut-il que, parmi nous, il y ait en ce moment un mouchard ? » Une agitation extraordinaire suit ces paroles ; tout le monde se met à parler en même temps.

— Messieurs, s’il en est ainsi, poursuit Pierre Stépanovitch, je me suis plus compromis qu’aucun autre, par conséquent, je vous prie de répondre à une question — si vous le voulez bien, s’entend. Vous êtes parfaitement libres !

— Quelle question, quelle question ? cria-t-on de toute part.

— Une question après laquelle on saura si nous devons rester ensemble ou prendre silencieusement nos chapkas et aller chacun de notre côté.

— La question, la question ?

— Si l’un de vous avait connaissance d’un assassinat politique projeté, irait-il le dénoncer, prévoyant toutes les conséquences, ou bien resterait-il chez lui à attendre les événements ? Sur ce point, les manières de voir peuvent être différentes. La réponse à cette question dira clairement si nous devons nous séparer, ou rester ensemble et pas seulement durant cette soirée[9].

Et Pierre Stépanovitch commence à interroger en particulier plusieurs des membres de cette société secrète. On l’interrompt.

— Inutile de questionner, tous répondront de même, il n’y a pas ici de délateur !

— Pourquoi ce monsieur se lève-t-il ? crie une étudiante.

— C’est Chatoff. Pourquoi vous êtes-vous levé ? demanda Mme Virguinsky.

Chatoff s’était levé, en effet. Il tenait sa chapka à la main et regardait Verkhovensky. On aurait dit qu’il voulait lui parler, mais qu’il résitait. Son visage était pâle et irrité. Il se contint toutefois, et, sans proférer un mot, se dirigea vers la porte.

— Cela ne sera pas avantageux pour vous, Chatoff ! lui cria Pierre Stépanovitch.

Chatoff s’arrêta un instant sur le seuil :

— En revanche, un lâche et un espion comme toi en fera son profit ! vociféra-t-il en réponse à cette menace obscure ; après quoi il sortit.

Ce furent de nouveaux cris et des exclamations.

— L’épreuve est faite[10].

Celui que l’on doit tuer se désigne ainsi lui-même. Il s’agit de se hâter : le meurtre de Chatoff doit prévenir sa dénonciation.

Admirons ici l’art de Dostoïevsky, car entraîné à vous parler sans cesse de ses pensées, je me reproche d’avoir laissé trop de côté l’art admirable avec lequel il les expose.

Il se passe, à ce moment du livre, quelque chose de prodigieux, qui soulève un problème d’art particulier. On va répétant qu’à partir d’un certain moment de l’action, rien n’en doit plus distraire : l’action se précipite et doit aller tout droit au but. Eh bien ! c’est précisément à ce moment — celui où l’action est engagée sur la pente la plus rapide — que Dostoïevsky imagine les interruptions les plus déconcertantes. Il sent que l’attention du lecteur est à ce point tendue, que tout, à ce moment, prendra une excessive importance. Il ne craindra donc pas de distraire de l’action principale par des crochets subits, où ses pensées les plus secrètes se trouveront mises en valeur. Le soir même où Chatoff va dénoncer ou être assassiné, sa femme qu’il n’a pas revue depuis des années, arrive brusquement chez lui. Elle est près d’accoucher, mais Kiriloff ne se rend d’abord point compte de son état.

Imparfaitement traitée, cette scène pourrait être grotesque. C’est une des plus belles du livre. Elle forme ce que l’on appellerait, en argot de théâtre, une « utilité », en littérature, une « cheville » ; mais c’est précisément ici que l’art de Dostoïevsky se montre le plus admirable. Il pourrait dire avec Poussin : « Je n’ai jamais rien négligé. » C’est à cela même que se reconnaît le grand artiste ; il tire parti de tout, et fait de chaque inconvénient un avantage. L’action devait être ici ralentie. Tout ce qui s’oppose à sa précipitation devient de la plus haute importance. Le chapitre où Dostoïevsky nous raconte l’arrivée inopinée de la femme de Chatoff, le dialogue des deux époux, l’intervention de Kiriloff, et la brusque intimité qui s’établit entre ces deux hommes, tout cela forme un des plus beaux chapitres du livre. Nous y admirons de nouveau cette absence de jalousie, dont je vous parlais précédemment. Chatoff sait que sa femme est enceinte, mais du père de cet enfant qu’elle attend, il n’est même pas question. Chatoff est tout éperdu d’amour pour cette créature qui souffre et qui ne trouve à lui dire que des paroles blessantes.

Or, cette circonstance seule sauve les coquins de la dénonciation qui les menaçait et leur permit de se débarrasser de leur ennemi. Le retour de Marie, en changeant le cours des préoccupations de Chatoff, lui ôta cette sagacité et sa prudence accoutumée. Il eut dès lors bien autre chose en tête que sa sécurité personnelle[11].

Revenons à Kiriloff : le moment est venu où Pierre Stépanovitch compte profiter de son suicide. Quelle raison Kiriloff a-t-il de se tuer ? Pierre Stépanovitch l’interroge. Il ne comprend pas bien. Il tâtonne. Il voudrait comprendre. Il a peur qu’au dernier moment, Kiriloff ne change d’idée, ne lui échappe… Mais non.

Je ne remettrai pas à plus tard, dit Kiriloff, c’est maintenant même que je veux me donner la mort.

Le dialogue entre Pierre Stépanovitch et Kiriloff reste particulièrement mystérieux. Il est resté très mystérieux dans la pensée même de Dostoïevsky. Encore une fois, Dostoïevsky n’exprime jamais ses idées à l’état pur, mais toujours en fonction de ceux qui parlent, de ceux à qui il les prête, et qui en sont les interprètes. Kiriloff est dans un état morbide des plus étranges. Il va se tuer dans quelques minutes, et ses propos sont brusques, incohérents ; c’est à nous de démêler, au travers, la pensée même de Dostoïevsky.

L’idée qui pousse Kiriloff au suicide est une idée d’ordre mystique, que Pierre est incapable de comprendre.

Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne puis rien en dehors de sa volonté. S’il n’existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu d’affirmer mon indépendance… C’est en me tuant que j’affirmerai mon indépendance de la façon la plus complète. Je suis tenu de me brûler la cervelle.

Et encore :

— Dieu est nécessaire, et par conséquent doit exister.

— Allons, très bien, dit Pierre Stépanovitch, qui n’a qu’une idée : c’est d’encourager Kiriloff.

— Mais je sais qu’il n’existe pas et qu’il ne peut exister.

— C’est encore plus vrai.

— Comment ne comprends-tu pas qu’avec ces deux idées, il est impossible à l’homme de continuer à vivre ?

— Il doit se brûler la cervelle, n’est-ce pas ?

— Comment ne comprends-tu pas que c’est là une raison suffisante pour se tuer…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Mais vous ne serez pas le premier qui se sera tué ; bien des gens se sont suicidés.

— Ils avaient des raisons. Mais d’hommes qui se soient tués sans aucun motif et uniquement pour attester leur indépendance, il n’y en a pas encore eu : je serai le premier.

« Il ne se tuera pas », pensa de nouveau Pierre Stépanovitch.

— Savez-vous une chose ? observa-t-il d’un ton agacé, à votre place, pour manifester mon indépendance, je tuerais un autre que moi. Vous pourriez de la sorte vous rendre utile. Je vous indiquerai quelqu’un, si vous n’avez pas peur[12].

Et il songe, un instant, dans le cas où Kiriloff reculerait devant le suicide, à lvi faire commettre le meurtre de Chatoff, au lieu de le lui faire simplement endosser.

— Alors, soit, ne vous brûlez pas la cervelle aujourd’hui. Il y a moyen de s’arranger.

— Tuer un autre, ce serait manifester mon indépendance sous la forme la plus basse, et tu es là tout entier. Je ne te ressemble pas : je veux atteindre le point culminant de l’indépendance et me tuerai[13].

…Je suis tenu d’affirmer mon incrédulité, poursuivit Kiriloff en marchant à grands pas dans la chambre. — À mes yeux, il n’y a pas de plus haute idée que la négation de Dieu. J’ai pour moi l’histoire de l’humanité. L’homme n’a fait qu’inventer Dieu pour vivre sans se tuer ; voilà le résumé de l’histoire universelle jusqu’à ce moment. Le premier dans l’histoire du monde, j’ai repoussé la fiction de l’existence de Dieu.

N’oublions pas que Dostoïevsky est parfaitement chrétien. Ce qu’il nous montre dans l’affirmation de Kiriloff, c’est de nouveau une banqueroute. Dostoïevsky ne voit de salut, nous l’avons dit, que dans le renoncement. Mais une nouvelle idée vient se greffer, je vous citerai de nouveau un Proverbe de l’Enfer, de Blake : « If others had not been foolish, we should be so. Si d’autres n’avaient pas été fous, c’est nous qui le serions », ou bien encore : « C’est pour nous permettre de ne plus être fous que d’autres d’abord ont dû l’être. »

Dans la demi-folie de Kiriloff, entre l’idée de sacrifice : « Je commencerai ; j’ouvrirai la porte. »

S’il est nécessaire que Kiriloff soit malade pour avoir de telles idées, — des idées d’ailleurs que Dostoïevsky n’approuve pas toutes, puisque ce sont des idées d’insubordination — ses idées contiennent néanmoins une part de vérité, et s’il est nécessaire que Kiriloff soit malade pour les avoir, c’est aussi bien pour que nous, nous puissions les avoir ensuite, sans être malades.

Celui-là seul qui est le premier, dit encore Kiriloff, doit absolument se tuer ; sans cela, qui donc commencera et prouvera ? C’est moi qui me tuerai absolument pour commencer et prouver. Je ne suis encore Dieu que par force, et je suis malheureux, car je suis obligé d’affirmer ma liberté. Tous sont malheureux parce que tous ont peur d’affirmer leur liberté. Si l’homme jusqu’à présent a été si malheureux et si pauvre, c’est parce qu’il n’osait pas se montrer libre dans la plus haute acception du mot, et qu’il se contentait d’une insubordination d’écolier.

Mais je manifesterai mon indépendance. Je suis tenu de croire que je ne crois pas. Je commencerai, je finirai et j’ouvrirai la porte. Et je sauverai.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai cherché pendant trois ans l’attribut de ma divinité, et je l’ai trouvé ; l’attribut de ma divinité, c’est l’indépendance. C’est tout ce par quoi je puis montrer au plus haut degré mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté, car elle est terrible. Je me tuerai pour affirmer mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté[14].

Si impie que paraisse ici Kiriloff, soyez certains que Dostoïevsky, en imaginant sa figure, reste halluciné par l’idée du Christ, par la nécessité du sacrifice sur la croix, en vue du salut de l’humanité. S’il était nécessaire que le Christ fût sacrifié, n’est-ce pas précisément pour nous permettre à nous, chrétiens, d’être chrétiens, sans mourir de la même mort ? « Sauve-toi toi-même, si tu es Dieu », dit-on au Christ. — « Si je me sauvais moi-même, c’est vous alors qui seriez perdus. C’est pour vous sauver que je me perds, que je fais le sacrifice de ma vie. »

Ces quelques lignes de Dostoïevsky, que je lis dans l’appendice de la traduction française de sa Correspondance, jettent sur le personnage de Kiriloff une nouvelle lumière :

Comprenez-moi bien, le sacrifice volontaire, en pleine conscience et libre de toute contrainte, le sacrifice de soi-même au profit de tous, est selon moi l’indice du plus grand développement de la personnalité, de sa supériorité, d’une possession parfaite de soi-même, du plus grand libre arbitre. Sacrifier volontairement sa vie pour les autres, se crucifier pour tous, monter sur le bûcher, tout cela n’est possible qu’avec un puissant développement de la personnalité. Une personnalité fortement développée, tout à fait convaincue de son droit d’être une personnalité, ne craignant plus pour elle-même, ne peut rien faire d’elle-même, c’est-à-dire ne peut servir à aucun usage que de se sacrifier aux autres, afin que tous les autres deviennent exactement de pareilles personnalités, arbitraires et heureuses. C’est la loi de la nature : l’homme normal tend à l’atteindre[15].

Vous voyez donc que si les propos de Kiriloff nous paraissent tant soit peu incohérents au premier regard, pourtant à travers eux, c’est bien la propre pensée de Dostoievsky que nous parvenons à découvrir.

Je sens combien je suis loin d’avoir épuisé l’enseignement que l’on peut trouver en ses livres. Encore une fois, ce que j’y ai surtout cherché, consciemment ou inconsciemment, c’est ce qui s’apparentait le plus à ma propre pensée. Sans doute, d’autres y pourront découvrir autre chose. Et, maintenant que je suis arrivé à la fin de ma dernière leçon, vous attendez sans doute de moi quelque conclusion : Vers quoi nous mène Dostoïevsky et qu’est-ce au juste qu’il nous enseigne ?

Certains diront qu’il nous mène tout droit au bolchevisme, sachant bien pourtant toute l’horreur que Dostoïevsky professait pour l’anarchie. Le livre tout entier des Possédés dénonce prophétiquement la Russie. Mais celui qui, en face des codes établis, apporte de nouvelles « tables des valeurs », paraîtra toujours, aux yeux du conservateur, un anarchiste. Les conservateurs et les nationalistes qui ne consentent à voir dans Dostoïevsky que désordre, concluent qu’il ne peut nous être utile en rien ; je leur répondrai que leur opposition me semble faire injure au génie de la France. À ne vouloir admettre de l’étranger que ce qui déjà nous ressemble, où nous puissions trouver notre ordre, notre logique, et, en quelque sorte, notre image, nous commettons une grave erreur. Oui, la France peut avoir horreur de l’informe, mais d’abord Dostoïevsky n’est pas informe ; loin de là : tout simplement ses codes de beauté sont différents de nos codes méditerranéens ; et lors même qu’ils le seraient davantage, à quoi servirait le génie de la France, à quoi s’appliquerait sa logique, sinon précisément à ce qui a besoin d’être ordonné ?

À ne contempler que sa propre image, l’image de son passé, la France court un mortel danger. Pour exprimer plus exactement et avec le plus de modération possible ma pensée : il est bon qu’il y ait en France des éléments conservateurs qui maintiennent la tradition, réagissent et s’opposent à tout ce qui leur paraît une invasion étrangère. Mais ce qui donne à ceux-ci leur raison d’être, n’est-ce pas précisément cet apport nouveau, sans lequel notre culture française risquerait de n’être bientôt plus qu’une forme vide, qu’une enveloppe sclérosée. Que savent-ils du génie français ? Qu’en savons-nous, sinon seulement ce qu’il a été dans le passé ? Il en va pour le sentiment national précisément comme pour l’Église. Je veux dire qu’en face des génies, les éléments conservateurs se comportent souvent comme l’Église s’est souvent comportée vis-à-vis des saints. Nombre de ceux-ci ont d’abord été rejetés, repoussés, reniés, au nom de la tradition même — qui bientôt deviendront les principales pierres d’angle de cette tradition.

J’ai souvent exprimé ma pensée au sujet du protectionnisme intellectuel. Je crois qu’il présente un grave danger ; mais j’estime que toute prétention à la dénationalisation de l’intelligence en présente un non moins grand. En vous disant ceci, j’exprime encore la pensée de Dostoïevsky. Il n’y a pas d’auteur qui ait été tout à la fois plus étroitement russe et plus universellement européen. C’est en étant aussi particulièrement russe qu’il peut être aussi généralement humain, et qu’il peut toucher chacun de nous d’une manière si particulière.

« Vieil Européen russe », disait-il de lui-même, et faisait-il dire à Versiloff dans l’Adolescent :

Car en la pensée russe se concilient les antagonismes… Qui aurait pu alors comprendre une telle pensée ? J’errais tout seul. Je ne parle pas de moi personnellement, je parle… de la pensée russe. Là-bas, il y avait l’injure et la logique implacable ; là-bas un Français n’était qu’un Français, un Allemand qu’un Allemand, et avec plus de roideur qu’à n’importe quelle époque de leur histoire ; par conséquent, jamais le Français n’avait fait autant de tort à la France, l’Allemand à son Allemagne. Il n’y avait pas un seul Européen dans toute l’Europe ! Moi seul étais qualifié pour dire à ces incendiaires que leur incendie des Tuileries était un crime ; à ces conservateurs sanguinaires, que ce crime était logique : j’étais « l’unique Européen ». Encore un coup, je ne parle pas de moi, je parle de la pensée russe[16].

Et nous lirons encore plus loin :

L’Europe a pu créer les nobles types du Français, de l’Anglais, de l’Allemand, elle ne connaît rien encore de son homme futur. Et il me semble qu’elle ne veut rien encore en savoir. Et c’est compréhensible : ils ne sont pas libres, et nous, nous sommes libres. Moi seul, avec mon tourment russe, étais encore libre en Europe… Remarque, mon ami, une particularité. Tout Français, sans doute, peut servir, outre sa France, l’humanité ; mais à la condition stricte qu’il reste surtout Français ; de même l’Anglais et l’Allemand. Le Russe, lui, — déjà aujourd’hui, c’est-à-dire bien avant qu’il ait réalisé sa forme définitive, — sera d’autant mieux Russe qu’il sera plus Européen : c’est où gît notre quiddité nationale[17].

Mais, en regard de cela, et pour vous montrer à quel point Dostoïevsky restait conscient de l’extrême danger qu’il y aurait à européaniser trop un pays, je tiens à vous live ce passage remarquable des Possédés[18] :

De tout temps la science et la raison n’ont joué qu’un rôle secondaire dans la vie des peuples, et il en sera ainsi jusqu’à la fin des siècles. Les nations se forment et se meuvent en vertu d’une force maîtresse dont l’origine est inconnue et inexplicable. Cette force est le désir insatiable d’arriver au terme, et en même temps elle nie le terme. C’est chez un peuple l’affirmation constante, infatigable, de son existence et la négation de la mort. « L’esprit de vie », comme dit l’Écriture, les « courants d’eau vive » dont l’Apocalypse prophétise le desséchement, le principe esthétique ou moral des philosophes, la « recherche de Dieu », pour employer le mot le plus simple. Chez chaque peuple, à chaque période de son existence, le but de tout le mouvement national est seulement la recherche de Dieu, d’un Dieu à lui, à qui il croit comme au seul véritable. Dieu est la personnalité synthétique de tout un peuple, considéré depuis ses origines jusqu’à sa fin. On n’a pas encore vu tous les peuples ou beaucoup d’entre eux se réunir dans l’adoration d’un même Dieu ; toujours chacun a eu sa divinité propre. Quand les cultes commencent à se généraliser, la destruction des nationalités est proche. Quand les dieux perdent leur caractère indigène, ils meurent, et avec eux les peuples. Plus une nation est forte, plus son dieu est distinct des autres. Il ne s’est jamais encore rencontré de peuple sans religion, c’est-à-dire sans la notion du bien et du mal. Chaque peuple entend ces mots à sa manière. Les idées de bien et de mal viennent-elles à être comprises de même chez plusieurs peuples, ceux-ci meurent, et la différence même entre le mal et le bien commence à s’effacer et à disparaître[19].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— J’en doute, observa Stavroguine ; — vous avez accueilli mes idées avec passion, et, par suite, vous les avez modifiées à votre insu. Déjà ce seul fait que, pour vous, Dieu se réduise à un simple attribut de la nationalité…

Il se mit à examiner Chatoff avec un redoublement d’attention, frappé moins de son langage que de sa physionomie en ce moment.

— Je rabaisse Dieu en le considérant comme un attribut de la nationalité ? cria Chatoff, — au contraire, j’élève le peuple jusqu’à Dieu. Et quand en a-t-il été autrement ? Le peuple, c’est le corps de Dieu. Une nation ne mérite ce nom qu’aussi longtemps qu’elle a son dieu particulier et qu’elle repousse obstinément tous les autres ; aussi longtemps qu’elle compte, avec son dieu, vaincre et chasser du monde toutes les divinités étrangères. Telle a été depuis le commencement des siècles la croyance de tous les grands peuples, de tous ceux, du moins, qui ont marqué dans l’histoire, de tous ceux qui ont été à la tête de l’humanité. Il n’y a pas à aller contre un fait. Les Juifs n’ont vécu que pour attendre le vrai Dieu, et ils ont laissé le vrai Dieu au monde. Les Grecs ont divinisé la nature, et ils ont légué au monde leur religion, c’est-à-dire la philosophie et l’art. Rome a divinisé le peuple dans l’État, et elle a légué l’État aux nations modernes. La France, dans le cours de sa longue histoire, n’a fait qu’incarner et développer en elle l’idée de son dieu romain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si un grand peuple ne croit pas qu’en lui seul se trouve la vérité, s’il ne se croit pas seul appelé à ressusciter et à sauver l’univers par sa vérité, il cesse immédiatement d’être un grand peuple pour devenir une matière ethnographique. Jamais un peuple vraiment grand ne peut se contenter d’un rôle secondaire dans l’humanité ; un rôle même important ne lui suffit pas ; il lui faut absolument le premier. La nation qui renonce à cette conviction renonce à l’existence.

Et comme corollaire à cela, cette réflexion de Stavroguine, qui pourrait bien servir de conclusion aux précédentes : « Quand on n’a plus d’attache avec son pays, on n’a plus de Dieu. »

Que pourrait bien penser aujourd’hui Dostoïevsky de la Russie et de son peuple « déifère » ? Il est, certes, bien douloureux de l’imaginer… Prévoyait-il, pouvait-il pressentir la détresse abominable d’aujourd’hui ?

Dans ses Possédés, nous voyons déjà tout le bolchevisme qui se prépare. Écoutons seulement Chigaleff exposer son système, et avouer à la fin de son exposé :

Je me suis embarrassé dans mes propres données et ma conclusion est en contradiction directe avec mes prémisses. Partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme illimité[20].

Écoutons encore l’abominable Pierre Verkhovensky :

Ce sera un désordre, un bouleversement, comme le monde n’en a pas encore connu. La Russie se couvrira de ténèbres et pleurera son ancien Dieu[21].

Sans doute, est-il bien imprudent, quand cela n’est pas malhonnête, de prêter à un auteur les pensées qu’expriment les personnages de ses romans ou de ses récits ; mais nous savons que c’est à travers eux tous que la pensée de Dostoïevsky s’exprime… et combien souvent se sert-il même d’un être sans importance pour formuler telle vérité qui lui tient à cœur. N’est-ce pas lui-même que nous entendons — à travers un personnage d’arrière-plan de l’Éternel Mari — parler de ce qu’il appelait le « mal russe », et dire :

Mon avis, à moi, c’est qu’en notre temps, on ne sait plus du tout qui estimer en Russie. Et convenez que c’est une affreuse calamité, pour une époque, de ne plus savoir qui estimer… N’est-il pas vrai[22] ?

Je sais bien qu’au travers de ces ténèbres où se débat aujourd’hui la Russie, Dostoïevsky, continuerait sans doute d’espérer. Peut-être aussi penserait-il (à plus d’une reprise cette idée reparaît dans ses romans et dans sa Correspondance) que la Russie se sacrifie à la manière de Kiriloff et que ce sacrifice est profitable, peut-être, au salut du reste de l’Europe, du reste de l’humanité.


  1. Karamazov, III, p. 3 (d’après la traduction allemande).
  2. Possédés, I, pp. 256, et suiv.
  3. Possédés, I, p. 258.
  4. Possédés, I, p. 148.
  5. Possédés, II, p. 308.
  6. Morceaux choisis, p. 101, § 1er.
  7. M. Binet-Sanglé est l’auteur d’un livre impie qu’il a intitulé : la Folie de Jésus-Christ, où il tend à nier l’importance du Christ et du christianisme, en prouvant que le Christ était fou, qu’il avait une tare physiologique.
  8. Possédés, II, p. 332.
  9. Possédés, II, pp. 83 et 84.
  10. Possédés, II, p. 85.
  11. Possédés, II, p. 284.
  12. Possédés, II, pp. 334, 336 et 337.
  13. Ibid., II, pp. 337.
  14. Possédés, II, p. 339.
  15. Correspondance, p. 540.
  16. L’Adolescent, p. 509.
  17. Ibid., p. 511.
  18. Possédés, I, pp. 274, 275, 276.
  19. « La population des iles de l’Océanie se meurt, parce qu’elle n’a plus un ensemble d’idées rectrices de ses actions, une commune mesure pour juger ce qui est bien ou mal. » Reclus, Géographie, XIV, p. 931.
  20. Possédés, II, p. 74.
  21. Ibid., p. 97.
  22. Éternel Mari, p. 177