Douce Lumière/10

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Bernard Grasset (p. 143-151).
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X


Des jours et des jours viennent de passer. L’année nouvelle est déjà commencée, et Églantine se prépare à quitter Bléroux.

Au retour de la messe de mariage, sur la route où elle traînait les pieds autant qu’autrefois son grand-père, elle avait dit à Marguerite Dupré la mort de son chien et avoué sa terreur de passer la nuit seule, au Verger. Les parents de Marguerite, heureux d’obliger leur jeune voisine, s’étaient empressés de lui offrir une chambre en attendant qu’elle se fût procuré un autre chien. Après quelques jours, ils avaient dû la garder tout à fait. La faiblesse dont elle se plaignait s’était aggravée au point qu’il ne lui était plus possible de marcher, même en traînant les pieds. De plus, son estomac refusait toute nourriture, et le sommeil l’avait abandonnée. Grâce aux soins dévoués de Marguerite et de sa mère elle avait cependant assez vite retrouvé ses forces. Et si, le dimanche, elle ne faisait plus entendre sa voix aux offices, elle avait repris ses affectueuses visites à Mlle Charmes.




Depuis plus de vingt ans, qu’elle enseigne à Bléroux, Mlle Charmes sait bien des choses sur les gens. Elle a des yeux qui voient très clair et des oreilles qui n’entendent pas moins. Aujourd’hui, pour des raisons qu’elle ne dit pas, elle s’informe des projets d’avenir d’Églantine Lumière. La jeune fille n’a aucun projet. Elle continuera de travailler chez le tailleur, et s’occupera du Verger, ainsi que le faisait mère Clarisse. Et cela jusqu’à la fin de sa vie, puisque Noël est parti pour toujours.

Mlle Charmes interroge avec détours et précautions :

— Dites-moi, Églantine, vous connaissez le secret de Luc ?

La jeune fille fait oui de la tête.

— Avez-vous confié ce secret à Noël ?

Églantine rougit, comme prise en faute. Non, elle ne l’a pas confié.

Mlle Charmes a un mouvement de révolte :

— Comment ! Mais c’est la Plate qui vous a accusée par jalousie. Et c’est par intérêt, que Luc a dit comme elle ! N’avez-vous pas compris qu’il ne permettra jamais qu’on enlève de la ferme une seule tête de bétail ?

Églantine la regarde tranquillement :

Si, elle a compris cela depuis longtemps.

— Et vous ne l’avez pas fait comprendre à Noël ?

Églantine fait non de la tête.

Mlle Charmes prend un ton de reproche :

— Voyons, Églantine, vous n’avez que ce moyen pour vous défendre. Il vous faut l’employer. Une simple allusion par lettre mettra Noël sur ses gardes, et dans quelques mois, il aura dégagé la vérité du mensonge.

Églantine relève ses longues paupières pour répondre :

— Noël aurait trop de chagrin s’il devait mépriser son frère.

Elle ajoute, la voix plus ferme :

— Et puis, j’ai promis à Luc.

Mlle Charmes lève les bras comme devant une chose inimaginable :

— D’où sortez-vous donc, Églantine ? Vous êtes d’un modèle inconnu parmi nous.

Elle regarde une fois de plus la jeune fille dont le visage a perdu tout éclat depuis le départ de Noël. Elle regarde intensément ce visage où la douleur et le sacrifice s’unissent étroitement. Et, la lèvre retroussée avec une pitié faite d’étonnement et d’un peu de mépris, elle dit, l’air résigné :

— Non, vraiment, vous n’êtes pas de ce monde-ci.

Et comme si elle se sentait responsable de cette créature sans défense et si en dehors des choses de la vie, elle l’engage vivement à quitter le pays :

— Il faut partir, Églantine. Il faut partir, pauvre Douce. Peut-être, ailleurs, rencontrerez-vous des êtres semblables à vous-même.

La chaise rapprochée, elle parle longuement :

— Des tailleurs ? il y en a dans toutes les villes. Le Verger ? les parents de Marguerite Dupré s’en chargeront. Ils sont honnêtes et serviables. Et puis Marguerite deviendra sûrement la femme de Louis Pied Bot qui l’aime.

Ces deux-là sont de vrais amis sur lesquels Églantine peut compter. Quant à elle, Mlle Charmes, elle a une vieille, très vieille cousine à Paris, qui recevra la jeune fille en attendant qu’elle ait trouvé du travail et un logis.

Dans les grands yeux, dont le regard est devenu incertain, Mlle Charmes aperçoit l’épouvante de ce départ. Elle quitte sa chaise pour en affirmer avec plus de force la nécessité.

Elle marche dans la pièce, et son pas énergique accompagne ses paroles :

— Il faut partir, Églantine Lumière ! Ceux qui vous ont fait du mal sont plus forts que vous. Ils vous détestent, et, de plus, ils ont peur de vous !

Elle rit soudain, et son rire est inquiétant comme un éclat de colère ; puis cela devient un ricanement lorsqu’elle poursuit :

— Ils sont là toute une famille à l’abri du besoin. Ils ont des terres, des bois, des prés, ils ont du blé plein leur grenier, de la paille et du foin plein leur grange. Ils ont vingt chevaux à l’écurie, cinquante vaches à l’étable et cinq cents moutons dans la bergerie. Pour garder tout cela, ils ont des chiens féroces. Et cependant, voyez-les, ils tremblent à l’idée qu’une jeune alouette, qui ne pense qu’à chanter au plus haut de l’air, pourrait leur prendre quelques grains de mil pour se nourrir !

Elle rit encore, durement, insolemment, comme si elle jetait à la figure de quelqu’un une rancune longtemps dissimulée.

Marguerite et Louis, arrivés ensemble, restaient dans l’ouverture de la porte sans oser entrer, ne sachant de quoi il s’agissait, et tout surpris de la violence de Mlle Charmes. Elle les voit, les fait entrer, les conduit devant Églantine, et, la voix plus calme :

— Dites-lui, vous deux, qu’il faut absolument qu’elle parte ! Faites-lui comprendre qu’il n’y a plus de place pour elle à Bléroux !

Marguerite Dupré voudrait garder son amie auprès d’elle, mais Louis Pied Bol conseille aussi le départ. À son tour, il parle. Il parle doucement, affectueusement, et ce qu’il dit ramène à lui un regard qui s’éclaire, prend confiance, et cède enfin.

Un grand soupir de contentement s’échappe de la poitrine de Mlle Charmes. Elle relève orgueilleusement la tête. Et, avec un geste de dédain vers la ferme, elle dit :

— Ils l’ont mesurée à leur aune ! mais elle a une autre mesure.

Les adieux à ceux qu’elle aime ont été faits la veille. Le tailleur et son frère ont porté à la gare une petite malle. Et ce matin, par un vent humide qui ronfle, tourne et soulève les cailloux de la route, Églantine Lumière s’en va. Elle part de Bléroux seule, et la tête haute, ainsi que le lui a conseillé Mlle Charmes. Des gens sortent de leur maison pour lui souhaiter bon voyage. À peine si elle les entend. Elle a pour chacun d’eux le même sourire qui remercie, et le même mot qui laisse prévoir son retour. En approchant de la ferme elle aperçoit Luc qui se hâte de rentrer comme pour l’éviter. Devant la porte il ne reste que la Plate. Qu’elle est grande, et maigre, et hardie ! Sur son visage Églantine lit sa ruse et sa ténacité. Que Luc doit être malheureux sous sa domination. Cette pensée ne l’attriste pas. Où eut-elle pris de la pitié pour ce méchant, qui lui avait fait à l’âme une plaie si envenimée qu’elle ne devait jamais guérir. Et ce fut comme si elle rendait un soufflet lorsqu’elle dit en elle-même : « Oh ! Luc, vous non plus n’êtes pas près de voir vos initiales fleuries ! Celle qui est là, et qui guette mon départ, ne lâchera pas de sitôt la corde qu’elle vous a mis au pied. »

Elle avance sans cesser de regarder la Plate qui la dévisage de ses yeux trop noirs, et qui répond à son sourire par un rire qui élargit encore une bouche démesurée où il manque des dents.

À peine passée Églantine l’excuse :

— Ah ! celle-là aussi aime trop, sans doute, il faut lui pardonner.

Et sans plus regarder en arrière elle prend le tournant qui mène à la gare. De ce côté, elle est sûre de ne rencontrer personne, puisqu’il n’y a pas de maison. Elle s’arrête sur le pont pour regarder la rivière dont on ne voit plus les rives et qui est devenue aussi large qu’un fleuve. Cette rivière, elle l’a vue plus large encore, et si haute qu’elle effaçait les saules. Mais jamais elle ne l’a vue si embourbée. Elle songe à certains hivers tout blancs où l’eau durcie par le gel faisait sa joie et celle de tous les enfants de Bléroux. Aujourd’hui l’hiver est sans neige, ni glace, fait seulement de vent et de nuages sombres se chevauchant et roulant si bas qu’ils semblent prêts à se mêler à la plaine bourbeuse.

Des rafales rebroussent la nappe d’eau sale, et tentent d’entraver sa course. Elle reflue sous la violence de l’attaque. Elle se hausse, lutte et tourbillonne. Et, redevenue la plus forte, elle passe, tumultueuse, et plus rapide encore, pressée, dirait-on, de dégager ces prés où poussera bientôt une herbe haute, verte et toute fleurie. Églantine les revoit, ces prés parsemés de mille fleurs dès que revient le printemps. Elle sait que la rivière redeviendra étroite et claire, que le ciel reviendra s’y mirer, que le soleil y fera briller les cailloux autant que le ventre blanc des petits poissons. Mais elle sait aussi qu’elle ne reverra jamais plus cela. Elle sait que dans sa vie à venir rien ne refleurira, et que toujours passeront sur son cœur des vagues de boue plus épaisses et plus froides encore que celles qui roulent et se heurtent à ses pieds. Accablée, toute à l’angoisse de ce départ, elle quitte enfin le pont.

Et voici que dans cette avenue, où d’énormes platanes jouent avec le vent, et où elle espérait bien ne rencontrer personne, elle voit venir à elle le père de Noël. Il lui prend les mains, les garde sans prononcer une parole. Elle n’emportera pas le son de sa voix, mais toujours, toujours elle se souviendra du regard fait de pitié, de douceur et de regret qu’il attache sur elle.

Une bourrasque, venue d’en haut, fond sur eux, les désunit, les force de se courber, tandis qu’autour d’eux les dernières feuilles s’échappent des arbres et volent en tous sens comme des oiseaux fous.