Douce Lumière/6

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Bernard Grasset (p. 89-112).
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VI

Novembre est venu. Noël a parlé de son amour à ses parents, et avoué ses fiançailles acceptées par le père Lumière, quelques jours avant sa mort. Il a dit aussi son désir de se marier avant de partir au régiment. Ainsi sa femme sera sous la protection des siens, au cas où mère Clarisse, de plus en plus souffrante, viendrait à lui manquer. Son père a écouté sans mot dire, mais sa mère s’est moquée. Elle a ri aux éclats avant de dire :

— Tu parleras mariage à ton retour du régiment !

Et tous les jours, ensuite, elle n’a cessé de rire et se moquer.

À Luc, ce grand frère qu’il aime, Noël a dit toute la vérité, le priant de se joindre à lui pour obtenir le consentement de leur mère. Mais Luc, le sourcil froncé, a parlé raison :

— Cette petite Lumière n’a pas de bien. Et puis elle est si jeune !

Qui sait ce qui peut arriver en l’absence de Noël ? Non, Luc ne fera rien pour hâter le mariage. Il aime trop son frère pour l’aider dans cette affaire qui lui paraît pleine de risques. Il est tout à fait de l’avis de leur mère, il faut attendre.

Églantine n’attache aucune importance à cela. Ce n’est pas elle qui est pressée. Elle est la femme chérie de Noël. Qu’est-ce qu’un mariage reconnu par la famille pourrait y changer.

Chez les Barray la bonne entente s’efface. Quelque chose d’agressif rôde dans la maison, quelque chose qui heurte et blesse Noël à tout moment. Il ne peut plus sortir sans que sa mère lui fasse le reproche d’aller chez sa Lumière. Des mots malsonnants sont dits à l’adresse de cette Lumière. Luc, lui-même, est sombre, et parle à peine à son frère. Par ces journées d’hiver, qui rapprochent et retiennent la famille au foyer, la vie devient de plus en plus difficile. Et pour éviter des ennuis à celle qu’il nomme sa femme, Noël décide de retourner en Algérie pour y travailler jusqu’au printemps.

Après son départ, Églantine reprend ses anciennes habitudes du dimanche. Accompagnée de Marguerite Dupré, elle passe son temps chez la maîtresse d’école à chanter et faire de la musique. Aujourd’hui, dès son arrivée, Mlle Charmes lui a dit :

— Croyez-moi, Églantine, jamais vous n’entrerez comme bru dans la maison des Barray. Tachez de le faire comprendre à Noël.

Églantine la regarde, l’air tranquille, tandis qu’elle ajoute avec plus de force :

— Ni sa mère, ni son frère ne le souffriront. Ces deux-là ne font qu’un par l’entêtement, le mépris des pauvres et l’amour de l’argent. Et ce n’est pas vous, pauvre Douce, qui les ferez changer !

Églantine sourit. Les faire changer ? Elle n’y songe pas. Elle aime Noël, c’est tout. Marguerite Dupré sourit comme elle, tandis que le regard de ses doux yeux bruns s’en va vers la fenêtre d’où l’on voit la maison où travaille et demeure Louis Pied Bot.

Mlle Charmes se met au piano. Elle a sur le visage comme un reflet d’ennui. Les doigts sur le clavier, elle chante à mi-voix :


    L’amour ne fait pas le bonheur
    C’est bien souvent tout le contraire


Elle arrête sa chanson pour reprendre, vers Églantine :

— Vous voilà engagée dans un mauvais chemin, avec cette famille. Tout votre avenir est menacé. Cela vous serait-il si difficile de renoncer à Noël ? Ses parents vous prennent pour une intrigante et finiront par vous haïr. Pensez-y !

Le ton est si sérieux qu’Églantine demande :

— Pourquoi me haïr ?

— Parce que vous n’êtes pas riche et que Noël vous aime.

Le sourire d’Églantine renaît en répondant :

— Eux non plus ne sont pas riches, puisqu’ils travaillent tout le jour comme des pauvres. Qu’ont-ils de plus que moi ?

— Mais ils ont de la terre, beaucoup de terre et vous n’en avez pas.

Églantine ne trouva rien à dire, et c’est Marguerite qui répond à sa place :

— Puisqu’ils en ont beaucoup, qu’ont-ils besoin d’en rechercher d’autre ?

La voix de Mlle Charmes se fait nette comme à l’école :

— Tous ceux qui possèdent de la terre veulent en posséder davantage. Apprenez cela, Marguerite Dupré.

Églantine cependant assure que Noël n’en désire pas tant. Mais Mlle Charmes lui coupe la parole :

— Noël a vingt ans. Il ne voit que l’amour. Mais après quelques années de mariage, vous entendrez ses reproches sur votre pauvreté.

Elle soupire, comme s’il s’agissait d’elle-même, avant d’achever :

— Si vous aviez seulement un peu d’argent !

Elle se remet au piano pour continuer sa chanson qui parle de doux aveux, de rêves d’espoir et d’ineffables tendresses. Marguerite écoute, le regard vers la fenêtre. Mais Églantine, qui tient ses paupières baissées, les relève seulement à la fin du couplet :


    Puis un jour l’espérance même
    De votre cœur s’envolera…

Un peu songeuses, les deux jeunes filles retournent chez elles par la route. Et la rencontre imprévue de Louis Pied Bot ramène la joie sur leur visage. Louis aussi, tout en marchant, parle à Églantine d’un ton sérieux. Des mots à son sujet ont été prononcés devant lui, ce matin même. Il aime bien cette petite camarade qui travaille auprès de lui. Il sait son insouciance de la méchanceté d’autrui, et il tient à la mettre en garde. On la croit cupide et envieuse. On la sait intelligente aussi, et on ne doute pas qu’elle oblige Noël à ce mariage.

Églantine rit de tout son cœur, et devant cette gaieté, Louis Pied Bot oublie les mauvaises paroles et rit comme elle.

Lentement, très lentement, ils vont tous trois jusqu’à la maison de Marguerite. Louis donne une poignée de mains aux deux amies avant de les quitter, mais ce n’est pas la main d’Églantine qu’il retient le plus longtemps.

Au début du printemps, lorsque Noël revint d’Algérie et qu’il déclara que ses sentiments n’avaient pas changé, la mésentente s’aggrava dans la famille. Le père, consulté à part, répondit seulement :

— Je ne peux pas donner tort à ta mère.

Luc, avec des mots qu’il essaya d’adoucir, chercha à faire comprendre à son frère que la vie est dure à ceux qui ne possèdent rien. Leurs parents ont mis tout leur avoir dans cette ferme de Bléroux. De plus, il n’y a pas de place pour deux ménages. Il faudra donc que Noël s’établisse ailleurs. Et qui fera l’apport pour cette autre ferme, si ce n’est une fille de riche fermier ? Il y en a plus d’une, dans les environs, qui serait fière d’entrer dans la famille Barray. Qu’a-t-elle donc, cette Églantine Lumière, pour le retenir ainsi ? Que Noël prenne garde, il y a des liens qui deviennent vite odieux. Qu’il abandonne son idée de mariage avec cette petite. Qu’il n’attende pas, oh ! qu’il n’attende pas qu’elle soit devenue une femme jalouse et tenace qu’il trouvera toujours devant ses pas, et qui brisera tous ses espoirs de bonheur.

Luc prend les mains de son jeune frère comme pour l’imprégner de ses craintes. Les siennes sont glacées, et sur son visage, ordinairement dur et audacieux, Noël aperçoit quelque chose de haineux mêlé à une réelle désespérance. Est-il possible qu’il soit la cause d’un tel désarroi ? Il voudrait donner de l’espoir à ce frère qu’il aime, il voudrait le tranquilliser, mais après un silence, lorsque Luc demande, comme s’il commandait :

— Abandonneras-tu Églantine Lumière ?

Il serre davantage les grandes mains froides et répond sans détourner les yeux :

— Non.

Ils se quittent. Après quelques pas ils se retournent et font, l’un vers l’autre, le même geste de fatalité.

Pour ne pas aggraver le mal qu’il sentait sourdre autour de lui, Noël a pris du travail chez un oncle, frère de son père et fermier dans un village, non loin de Bléroux. Il revient chez ses parents le samedi soir, mais ses dimanches, comme par le passé, appartiennent à Églantine. Il faut les voir partir dès le matin à travers champs et bois. Mère Clarisse bourre leurs poches de pain et de fruits, sachant bien que, dans leur félicité, ils oublieront l’heure du repas. Pour la remercier Églantine, redevenue gamine, tourne autour d’elle en chantant ce qu’elle leur a chanté tant de fois :


    Berger, mon doux berger
    Qu’aurons-nous à souper ?
    Un pâté d’alouettes
    Du vin de nos côteaux
    Un morceau de galette
    Caché sous mon manteau.


Ils ont délaissé l’étang pour la rivière qu’ils longent interminablement. Aux heures chaudes, assis dans l’herbe, le dos appuyé contre un saule, ils reprennent leurs projets d’avenir. C’est surtout Noël qui parle. Ils s’uniront, quoiqu’il arrive, dès son retour du régiment. Luc sera marié, sans doute, à ce moment. Et comme il n’y a pas de place pour deux ménages, ainsi qu’il le lui a dit, il prendra une autre ferme qu’il aménagera avec une partie du bétail dont celle-ci regorge. Luc est bon et juste, et ne demandera qu’à partager. Et, s’il survenait un empêchement à ces arrangements prévus, ils auront l’Algérie, ce beau pays, où il a laissé de vrais amis qui lui trouveront facilement une ferme à diriger. Églantine écoute, acquiesce. Elle fera ce que Noël voudra. Que lui importe l’endroit, pourvu qu’elle vive auprès de lui.

À leurs pieds, cette rivière, qui fuit presque sans bruit, absorbe leur attention et les oblige à de longues minutes de silence. De temps en temps un poisson saute hors de l’eau, comme pour s’assurer qu’ils sont toujours là. Aussitôt un martin-pêcheur, lancé comme une flèche, frôle la berge de ses ailes bleues, et le poisson n’a pas toujours le temps de gagner le fond de la rivière.

Là aussi, Églantine chante de cette voix qui fait dire à Noël que le ciel descend pour lui sur la terre, et où il retrouve, dit-il, le vent, la pluie et le soleil. Elle s’amuse à reproduire les bruits qu’elle imite avec une perfection déconcertante. Pour elle, tout est musique, aussi bien ce qu’elle voit que ce qu’elle entend. Les phrases les plus simples se rangent dans sa tête comme pour former des sons. À l’étonnement de Noël, la première fois qu’ils étaient venus à la rivière, elle avait dit tout de suite, en regardant la longue file de saules qui se faisaient face :


À les voir tout tordus se pencher sur la rive
Avec leur tête nue ou chargée de rameaux
On dirait des vieillards à l’oreille attentive
Écoutant le secret que murmure les eaux.


Il y a encore cette clarté qui rayonne par moments sur son visage et qui se fait plus vive lorsque la nuit les surprend dans les bois. Ce menu visage clair, Noël le regarde à la dérobée et ne sait que penser ; mais il sent bien que son amour en augmente, et dans son cœur, c’est comme une épaisse fumée d’encens qui monte vers celle qui lui donne un si parfait bonheur.

Les prés sont fauchés, les blés sont coupés, et par toute la campagne s’étend un silence plein de sécurité. Églantine et Noël vont de taillis en taillis, prenant tous les chemins qui se présentent, sans se demander où ils mènent. Ils traversent des sapinières touffues, des clairières de vieux chênes, et des boulaies pleines de ronces et de mousse où leurs pieds s’enfoncent comme dans d’épais tapis. Ils jouent à cache-cache comme des enfants, se balancent aux branches et sautent dans tous les ruisseaux. Ils sont ivres de l’air des bois, ivres de liberté, ivres de leur amour.

Un jour qu’ils se reposaient auprès d’une propriété inconnue, une fillette à la voix aigre chanta tout à coup derrière le mur :


    La fille d’un riche marchand
    On dit qu’elle se marie
    Chantait le Rossignolet


Tous deux, en même temps, avaient éloigné de leur bouche le fruit dans lequel ils mordaient. Noël revoyait la face tourmentée de son frère, et la jeune fille croyait entendre les paroles de Mlle Charmes : « Ils ont de la terre, beaucoup de terre ». Attristée un peu, elle répéta tout haut ces paroles en ajoutant :

— Et moi je ne suis pas la fille d’un riche marchand.

Noël la serra contre lui.

— Ils ont de la terre ? Qu’ils la gardent ! Moi j’ai ma femme et j’y tiens.

Le front un peu plissé il reprend :

— Et puis, vivant loin d’eux, ne suis-je pas aussi pauvre que toi ?

Rasséréné il se lève d’un bond, et chante avec entrain la chanson du mendiant des routes :


    Je n’ai qu’une chemise,
    Je la lave souvent
    La pluie fait la lessive
    Et je la sèche au vent.


Églantine s’est mise debout aussi pour chanter avec lui. Et à l’idée d’une si grande pauvreté, tous deux rient à en perdre haleine.

Au moment où ils allaient gagner le bois du gros orage, ainsi qu’ils le nommaient, ils virent au loin sur la route, Luc qui marchait la tête basse et les mains derrière le dos, ainsi qu’un homme très las et découragé. Aussitôt ils courent à lui, l’entourent, les mains nouées pour la ronde, en poursuivant leur chanson :


    Si le Roi de Pologne
    Savait la vie des gueux
    Il quitterait sa couronne
    Pour aller avec eux !


Luc essaya de défaire la ronde, mais eux l’entraînent jusqu’au bois, et, avant qu’il ne soit revenu de son étonnement, Églantine et Noël sont installés sur la même branche de leur chêne préféré.

Ce fut une après-midi de jeux et de rires comme Luc n’en avait jamais connue. Son air soucieux et dur s’était changé en quelque chose d’indulgent et même de confiant. Il regardait les deux autres avec des yeux qui disaient son désir d’être comme eux. Et, vers le soir, lorsqu’il les quitta, il rapprocha les deux têtes joue contre joue et mit un baiser à droite et à gauche, comme s’il n’embrassait qu’un seul visage.

Par la suite, Églantine le trouva souvent sur son passage. Il lui souriait affectueusement et l’accompagnait même pendant quelques minutes dans la sapinière. Et toujours il promettait son appui lorsque Noël serait de retour de son service militaire.

Églantine trouvait aussi La Plate sur son chemin. La Plate a dépassé la quarantaine. C’est une femme grande et maigre qui a toujours vécu à la ferme des Barray. Autoritaire et revêche, elle a l’œil à tout et morigène tout le monde. En ce moment elle a réellement l’air de surveiller Luc, ce qui donne une grande envie de rire à Églantine, qui n’ose pas en faire la remarque. Ce soir, Luc prend le bras de la jeune fille, et l’entraîne au plus vite. Et soudain, la mâchoire grinçante, il parle. Il parle de choses qu’Églantine ne comprend pas très bien. Elle arrête sa marche précipitée. Elle s’assied même sur un tronc d’arbre pour lui permettre de s’expliquer plus clairement. Il s’assied auprès d’elle. Il est essoufflé et inquiet. Il s’excuse de lui parler d’une vilaine histoire, mais à qui donc pourrait-il confier son tourment si ce n’est à la future femme de son frère qui peut tout entendre puisqu’elle est intelligente. Personne ne sait rien et Églantine gardera le secret, ainsi qu’il le lui demande. Cette Plate, qui rôde là-bas et ne les quitte pas des yeux, elle a fait de lui sa chose, alors qu’il n’avait pas encore seize ans. Et depuis, elle le tient. Elle ne le lâchera pas. Et pourtant, il y a dans le pays une jeune fille qui lui plaît, dont les parents ont du bien et avec laquelle il serait heureux de se marier.

Comme si la Plate se doutait qu’il est question d’elle, elle passe et repasse là-bas. Les fortes dents de Luc se montrent et le font pareil à un mauvais chien qui va mordre. Il fait peur à Églantine. Elle éprouve auprès de lui ce recul qu’elle a éprouvé dès leur première rencontre. Mais elle a pour lui une grande pitié. Elle saura bien le consoler. Et puis à le voir souvent en sa compagnie, la Plate prendra peut-être honte et le laissera se marier avec la jeune fille dont il parle.

Un plus gros ennui attendait Églantine au Verger. Tou n’était pas à la barrière comme d’habitude. À son appel il répondit par un aboiement du côté du potager. Elle y court, pressentant elle ne sait quel malheur. Et là, elle trouve mère Clarisse malade et tassée dans le vieux fauteuil d’osier. À peine si elle peut parler. Cela lui a pris tandis qu’elle sarclait, et depuis elle garde une grande faiblesse et des vertiges qui l’empêchent de rester debout.

Églantine a cessé son travail pour la soigner. Le soir seulement, elle va jusqu’à Bléroux pour les provisions. Elle entre chez le tailleur donner des nouvelles, et s’en revient en courant par la sapinière, où elle rencontre Luc qui se montre aimable et veut toujours la retenir. Elle est heureuse de le voir ainsi. Cependant elle ne peut s’empêcher de regarder son front coupé de lignes bizarres et inquiétantes qui lui donnent l’air d’un animal farouche et têtu. Et puis il a toujours ses dents de chien en colère, et ce mauvais regard qui fouille le bois au loin. Malgré cela Églantine lui sourit en lui donnant, au passage, une affectueuse poignée de mains.

Noël a passé deux dimanches au Verger pendant lesquels il a beaucoup parlé du bon vouloir de Luc. Églantine ne doute pas non plus qu’il sera leur allié. Et, forte du secret qu’il lui a confié, et forte de la sympathie qu’il lui témoigne, elle assure qu’elle ne tardera pas à le chérir comme un véritable frère.

Mère Clarisse a l’air de se remettre. Elle va et vient dans la maison et commence à faire quelques pas au dehors. Aussi conseille-t-elle à Églantine de profiter du prochain dimanche pour aller courir les bois. Ils ne rentreront pas tard, voilà tout. Églantine ne demande pas mieux. L’automne est déjà là, et dorénavant il ne faudra plus trop compter sur le beau temps. Et si Luc voulait venir avec eux, cette promenade de toute une journée pourrait lui faire oublier un peu son ennui. Le soir même, elle file à Bléroux avec l’espoir de le rencontrer pour lui parler du projet. Au retour elle l’aperçoit, un peu en avant d’elle. Il va d’un pas rapide, ainsi qu’un homme pressé. On dirait qu’il se rend au Verger. Sans doute ne sait-il pas qu’elle le suit. Elle court après lui, l’appelle à haute voix. Il se retourne et l’attend. À l’idée de lui faire une bonne surprise, elle a un visage ravi et tout fleuri de roses.

Et, impétueuse comme toujours dans ses élans affectueux, elle se jette à son cou pour l’embrasser. Elle ne sait alors ce qui lui arrive. Deux bras forts enserrent sa taille. Un souffle de bête ronfle à son oreille, et elle se sent brutalement jetée à terre. Une terreur la gagne. Luc est devenu fou.

Dans cette sapinière, où personne ne passe, elle n’espère aucun secours ; mais elle se souvient qu’elle a un corps souple. Sans beaucoup de peine, elle échappe aux bras de fer, et la voilà debout. Luc est debout en même temps qu’elle. Et dans son regard, et dans la façon dont il étend la main pour la saisir de nouveau, elle comprend ce qu’il veut d’elle. Déjà il la tient solidement au poignet. Sa peur augmente, et lui ôte ses forces. Une défaillance, qu’elle cherche à vaincre, lui fait plier les genoux et lui rend la vue moins nette. Éperdue, la voix faussée, elle crie cette menace :

— Je le dirai à Noël !

Et soudain, à côté de la face dure et crispée de Luc, elle voit celle de la Plate, ricaneuse, autoritaire, avec des yeux tout chargés de haine. Elle croit rêver. De sa main libre, elle s’accroche à un petit arbuste. Mais déjà Luc desserre les doigts et lâche son poignet. Les faces mauvaises se détournent d’elle, et deux voix de colère se heurtent et s’éloignent.

Lorsque mère Clarisse vit revenir sa Douce chérie avec un visage éteint et des yeux agrandis de crainte, elle crut à un accident :

— Non, c’est Luc ! répondit la jeune fille.

Et, tremblante encore du péril couru, elle dit tout. Presque aussi tremblante qu’elle, mère Clarisse conseilla de ne rien dire à Noël :

— Cela pourrait détruire votre grand bonheur !

Églantine ne le croyait pas. Était-ce sa faute ? Et puis, maintenant qu’elle était dans sa maison, à l’abri de toute surprise, elle ne voyait plus la chose aussi grave. Elle saurait bien excuser Luc auprès de Noël. Il avait eu un moment de folie, elle en était sûre. Est-ce qu’un homme qui a toute sa raison peut montrer un visage aussi bestial ? Et déjà elle riait et disait :

— Jamais plus je ne l’embrasserai ! Il m’a fait trop peur !

Elle prit la route, le lendemain, pour aller à Bléroux ; et cette fois ce fut le hasard qui la mit en présence de Luc. Il rentrait à la ferme, avec un cheval de labour qu’il tenait par la bride. Elle attendit de le croiser pour lui sourire en signe de pardon. Mais ce qu’elle vît sur sa figure l’empêcha de sourire.

Luc, toutes dents dehors, les yeux furieux, lui dit sans s’arrêter :

— Moi aussi, je le dirai à Noël ! Soyez tranquille !

La Plate, qu’elle rencontra peu après, avait dans le regard plus de moquerie que de haine.

Pour ce dimanche, qui devait être un jour de fête, Noël ne vint pas au Verger comme à son habitude. Églantine l’attendit sans trop d’inquiétude. Cependant lorsque le soleil commença de descendre, une angoisse lui serra la poitrine. Mère Clarisse la devina, cette angoisse, et puisqu’elle était assez forte pour rester seule, elle obligea la jeune fille de sortir un peu. Elle pensait qu’une visite à Marguerite Dupré donnerait du contentement aux deux amies. Mais ce ne fut pas ce chemin là que prit Églantine, ce fut celui de l’étang. Ce chemin, elle le prenait chaque fois qu’un souci la tourmentait. Cet étang, pour elle, était un être mystérieux, solitaire et sage, qui vivait de silence, de vent, de pluie et de chauds rayons de soleil qui, à l’heure du midi, le pénétraient jusqu’au fond.

Lorsqu’elle l’avait contemplé un long moment et qu’elle en avait fait plusieurs fois le tour, elle regagnait son logis le cœur apaisé et la pensée sereine.

Aujourd’hui, l’étang semble dormir, il n’y a pas de vent pour en friser la surface, pas de pluie pour en troubler la limpidité. Et à cette heure les rayons du soleil passent bien au-dessus de lui. Églantine va en faire le tour lorsqu’elle aperçoit Noël. Il est là couché au bord de l’eau, dans un endroit où jamais il ne s’était arrêté. Il se lève à l’approche de la jeune fille, et le regard qu’il fixe sur elle est plus sombre qu’une mauvaise nuée. Elle ne sait quelle force la retient tout à coup sur place. Et comme dans un éclair, sur ce visage qu’elle aime, elle retrouve, pour la première fois, les sourcils en accent circonflexe de Luc, et les plis profonds qui sortent de ces sourcils même et montent en éventail jusqu’au faîte du front. C’est lui qui avance, et sa voix n’est pas moins étrange que son regard lorsqu’il demande :

— Est-ce vrai, Églantine, que tu ne m’aimes pas ?

Elle rougit de façon violente, et tout son corps tremble lorsqu’il ajoute :

— Est-ce vrai que tu t’es donnée à mon frère ?

Elle ne peut répondre. La gorge s’est desséchée et son cœur veut s’échapper. Il attend, la regardant toujours. Elle fait un gros effort et répond enfin :

— C’est un mensonge !

Il reprend, les yeux moins sombres :

— Pourtant, tu ne peux nier que tu as couru après lui ! Quelqu’un t’a vue. On t’a même entendu l’appeler.

Elle ne songe pas à nier cela. Elle est toute vérité. En cet instant, la brutalité qui a suivi son appel s’efface de sa mémoire. Elle ne se souvient plus que du mouvement joyeux qui l’a poussée vers Luc, et elle ne trouve rien à dire pour expliquer ce mouvement. Quelque chose aussi la soulève bien au-dessus de la sapinière. Ce mensonge de Luc, elle le voit de haut. C’est une boue malpropre dans laquelle il ne lui est pas permis de poser les pieds. Et le regard vague, elle redit seulement :

— Luc a menti !

Noël lui secoue le bras impatiemment :

— Mais dis quelque chose de sensé, au moins ! Mon frère n’a aucun intérêt à mentir. Il m’aime, lui ! Il m’a affirmé que tu étais allée à lui la première. Dis que tu le préfères à moi !

Il lui fait mal, à lui secouer ainsi le bras. Elle ne se plaint pas. Elle recule seulement et s’embarrasse les pieds dans la fougère qui se courbe et s’étale devant elle comme un frais tapis. Il la saisit aux épaules, qui tiennent tout entières dans ses mains, et qu’il pourrait broyer sans grand’peine. Il essaye de capter ce regard qui erre comme à la recherche d’un secours. Et soudain, dans un grondement de désespoir, il ordonne :

— Parle, Églantine ! Il faut que tu parles ! Je t’aime, moi, comprends-tu ? Je t’aime assez pour te donner à mon frère si tu l’aimes. Mais parle ! Ne reste pas avec ces yeux égarés.

Elle ploie sous la pression des mains, ses paupières s’abaissent à demi, et un pli de souffrance se forme au coin de sa bouche qui ne peut s’ouvrir. Il la courbe sur son bras, lui renverse la tête pour tâcher de voir ce qui se passe sous les longues paupières. Et la voix soudainement changée, il supplie :

— Parle, ma très douce ! De toi je peux tout entendre. À toi je peux tout pardonner.

Le pli de souffrance s’efface un peu, les lèvres d’Églantine s’entr’ouvrent. Va-t-elle parler enfin ? Noël écoute de toute son âme cette voix affaiblie qui répète seulement :

— Luc a menti !

Il l’entoure, la serre violemment contre son cœur. Elle se croit sauvée et tend sa bouche. Mais ce n’est qu’un baiser sur le front qu’elle reçoit, un baiser fait de pitié, et suivi d’une sourde plainte. Puis, sans un mot, Noël la prend par la main et la conduit jusqu’au Verger. Elle est comme raidie et lointaine. Cependant, lorsqu’il va la quitter, elle se ressaisit :

— Écoute Noël, je vais te dire :

Il espère encore. Mais les mots ne sortent pas. Les yeux d’Églantine s’égarent de nouveau, et elle ne sait que redire :

— Luc a menti !