Douce Lumière/8

La bibliothèque libre.
Bernard Grasset (p. 123-137).
◄  VII
IX  ►



VIII


Ce matin Églantine est comme étourdie de peine. Noël n’est pas venu au Verger pendant son séjour à Bléroux, et elle sait qu’il doit partir aujourd’hui même, quinze novembre. Toute la nuit elle a espéré, prêtant l’oreille aux bruits du dehors, mais elle n’entendait que le raffût des rats dans le grenier proche. À quoi pouvaient-ils donc jouer ? Aux boules, on aurait dit. Et ces cris, qui éclataient comme des rires ! Jamais non plus elle n’avait vu tant d’araignées. Elles se groupaient, comme pour parler en secret, puis se séparaient et disparaissaient pour revenir plus nombreuses encore. Tout en pensant à ces choses, Églantine s’apprête pour aller à son travail. Elle est sans courage et sans force. Elle tourne dans la chambre, regarde chaque objet comme si elle le retrouvait après une longue absence. Elle touche tous les bibelots qui sont sur la commode, et retourne le cadre pour lire ce qui est écrit derrière. Elle cherche une chose qui lui manque et ne sait pas laquelle. Elle entre même dans le grenier. Le bruit qu’elle a entendu l’intrigue. Que pouvaient-ils bien rouler ainsi ces rats ? Elle ne voit rien par terre. Tout est rangé, sans doute, et mis en place pour les jeux de la nuit prochaine. Elle dérange des caisses, et arrive à son berceau que rien ne protège. Elle ne l’a jamais bien vu, ce berceau. Elle sait seulement qu’il est d’osier clair. Une curiosité lui vient de mieux le connaître.

Lorsqu’elle le touche pour l’amener au jour, un rat énorme en sort, qui saute tranquillement à terre, et reste à quelques pas. C’est une mère, une bête jeune et magnifique au poil lisse et presque doré. Églantine ne pense plus à déranger le berceau. Elle écarte seulement le tas de paille hachée, d’où la bête est sortie, et sous laquelle s’agitent quatre petits au museau gourmand et au poil doré comme celui de leur mère. Elle les recouvre soigneusement, et dit tout haut :

— Ce berceau ne servira-t-il donc qu’aux rats ?

À peine si elle-même y a dormi. Chez mère Clarisse, son berceau fut fait de deux chaises bordées de planches.

Revenue dans la chambre, Églantine s’aperçoit que l’araignée couleur de sable n’est plus dans sa maison. C’est vrai, elle était partie ces temps derniers, Églantine l’avait oubliée ; mais, après tant de jours, elle pense bien qu’elle ne la reverra plus. Il lui en vient une tristesse, comme de la perte d’une compagne. Dans l’encoignure, le tube est affaissé, la toile est déchirée, et le tout ne forme plus qu’une chose légère qui se soulève et s’agite au moindre souffle comme un signe d’adieu.

Dehors le ciel est pur et annonce une journée de gel. Hier déjà le froid était vif comme en hiver. À tourner sans but dans la maison, Églantine s’est mise en retard pour son travail, et maintenant elle se hâte. Mais Tou, au lieu du chemin habituel, prend celui de l’étang. Il va, le nez levé, comme tiré en avant. Il essaye même de courir. Églantine sait ce que cela veut dire. Elle le suit, le cœur tout en désordre, et autant que lui incapable de courir. Une gaieté soudaine lui vient et lui fait tout oublier. Elle ne sait même plus qu’elle est dans la sapinière. Elle marche dans un chemin large et clair où nul obstacle ne lui cache le but qui est plus brillant que le soleil matinal. Mais alors, pourquoi donc ces larmes chaudes qui ruissellent sans arrêt sur son visage ? Elle est sans chagrin pourtant. De plus, mère Clarisse doit l’accompagner, puisqu’elle entend sa voix chevrotante :


    Qu’avez-vous donc la belle
    Qu’avez-vous à pleurer ?
    Ah ! Si je pleure,
    C’est la tendresse
    De trop aimer
    Mon aimable berger.


Noël est là. Il la regarde venir. Églantine voit qu’il est sans colère. Elle voit aussi ses joues creuses, ses yeux bizarrement agrandis, ses prunelles déteintes, et cette pose rigide qui le rend si lointain. D’un seul coup sa gaieté s’envole, et c’est avec une sorte d’épouvante qu’elle s’arrête devant lui. Mais ses jambes sont faibles, et il lui faut s’appuyer au vieux saule qui lui tend son dos bossu et rugueux.

Noël se rapproche et dit tout de suite :

— Je t’aimais trop, vois-tu !

Sa voix affaiblie et sans nuance augmente l’épouvante d’Églantine.

Il reprend :

— Toutes ces vilaines choses que l’on m’a rapportées sur toi, je les aurais oubliées — les gens sont si méchants ! — mais cela, je ne le peux pas.

Il répète plus bas :

— Non, je ne le peux pas.

Tou se glisse entre eux, il touche leurs vêtements d’une patte maladroite et gémit doucement. Un autre gémissement sort du vieux saule, un gémissement rude et sourd, et c’est comme s’il disait à Tou :

— Éloigne-toi, vieux chien ! Ta place, entre ces deux-là, est prise par le mensonge. Les chiens ne connaissent pas le mensonge. Ils ne savent pas qu’il est plus fort que la vérité. Ne le vois-tu pas tourner autour des deux que tu aimes, et les enserrer dans un filet aux mailles si fortes que ni l’un ni l’autre ne pourra les rompre ? Et toi, vieux chien, prends garde ! Parce que tu aimes trop, le mal te guette. Il ne faut pas aimer trop, Prends garde ! je te dis, voici que le mal vient à toi.

Noël dit encore :

— Je n’ai pas pu partir sans te revoir.

Il lui met la main sur la tête, respire péniblement et répète comme pour lui seul :

— Sans te revoir.

Brusquement elle s’accroche à lui et parle enfin :

— Écoute, écoute je vais te dire !

Mais les larmes lui ôtent la parole. Elle tord, elle ploie son jeune corps. Elle veut retenir Noël qui cherche à se dégager :

— Écoute, écoute, Luc a menti !

Les larmes l’étouffent. Accrochée des deux mains aux vêtements de Noël, son visage tendu vers lui, elle implore, elle supplie de toute la détresse de ses trop grands yeux :

— Écoute, écoute, Noël !

Tendrement, longuement, comme l’autre fois, elle reçoit un baiser sur le front. Et Noël s’enfuit tandis qu’à travers les grands sapins, une voix pure et désolée le poursuit :

— Écoute, écoute…

Noël est parti, parti pour la vie. Son intuition de toutes choses le dit clairement à Églantine. Le corps infléchi comme si elle allait tomber, elle regarde une forme presque indécise déjà et qui décroît rapidement. Une affreuse douleur lui broie la nuque et le front. Toujours penchée, elle ne voit plus la forme rapide, mais elle entend le craquement des branchettes foulées. Cela résonne comme de légers cris dans l’air de ce matin glacé. Puis plus rien.

Autour d’elle, un calme se fait, comme si la sapinière s’arrêtait de vivre dans la crainte de la voir mourir.

La douleur de sa tête augmente. C’est une langue de feu qui va de sa nuque à son front en léchant ses joues qu’elle rougit jusqu’à la brûlure. Cette langue de feu, elle la voit s’étirer. Est-ce qu’elle ne va pas s’éteindre ? Non, elle grandit au contraire, et touche les yeux qu’elle va brûler. Mais l’étang est là, miroitant au pied du vieux saule. Et tout de suite Églantine plonge. Elle n’a que ce moyen de faire cesser le feu qui s’est allumé dans sa tête. Remontée à la surface, elle nage, le feu est moins vif. Deux plongées encore, et le feu est éteint. Elle nage de nouveau, et sa pensée, qui s’était éloignée, revient tranquillement reprendre sa place.

Noël est parti. Que faire sans lui ? Il serait bon de mourir, aujourd’hui, dans cette eau froide et de dormir pour toujours, étendue parmi ces herbes qui se courbent devant elle. Mais comment pourrait-elle mourir ici ? Les herbes elles-mêmes ne sauraient la retenir. Noël ne lui a-t-il pas appris à les maîtriser ? Noël, toujours Noël ! Jamais plus l’étang ne les verra nager côte à côte, leurs mains se touchant. Que de fois ils en ont fait ainsi le tour. Elle ferme les yeux, avec l’espoir de toucher une main chaude et ferme. Mais ce qu’elle touche est dur et froid. Ce sont des petits glaçons qui se forment un peu partout et qu’elle disperse au passage. Oui, il ferait bon mourir aujourd’hui. Elle ouvre ses grands yeux. Elle veut regarder la mort en face. Son imagination, jamais à court, la lui montre venant à elle, vêtue d’un ample manteau de velours blanc et riant de toutes ses dents.

Voici l’endroit où son père s’est noyé. Elle regarde l’inextricable fouillis de roseaux entremêlés. Ah ! Il avait bien choisi sa place ! Et, pour la première fois, elle parle à ce père qu’elle n’a pas connu :

— Écoutez, écoutez père ! Recevez-moi. Ainsi que vous, je ne veux pas vivre.

Et les yeux fermés, les bras repliés et les pieds joints, elle se laisse couler.

Mais quelqu’un l’a saisie à l’épaule et la ramène à la surface. C’est sûrement son père qui ne veut pas d’elle. Il est heureux auprès de sa femme. Ne l’a-t-il pas déjà préférée à son enfant ? Allons, elle nagera encore, elle nagera jusqu’à ce que le froid de l’eau ait gagné son cœur. D’une brasse, elle s’éloigne de ces roseaux où personne ne l’attend, lorsqu’un fort clapotement attire son attention. Une chose noire se débat juste à l’endroit qu’elle vient de quitter.

Un cri angoissé court sur l’étang.

— Oh ! Tou qui se noie !

Elle sait maintenant qui l’a saisie à l’épaule. Celui-là seul l’aime, et voilà que les herbes l’ont happé et veulent le garder. Elle plonge, l’arrache aux herbes et regagne avec lui le bord. Le vieux chien tremble affreusement. À peine s’il peut se tenir sur ses pattes. Églantine presse l’épaisse toison noire pour en faire couler l’eau ; puis elle encourage son chien à la marche :

— Viens vite, il fait froid et la maison est loin !

Elle l’entraîne par le collier, le soulève à moitié pour l’aider à courir, mais il tousse et s’arrête à tout instant pour rejeter la gorgée d’eau qui l’étouffe. Elle le gourmande un peu :

— Vite, vite mon chien ! Tu vas prendre froid. Vite, allons ! Vois, la moitié du chemin est déjà faite.

Tou le sait que la moitié du chemin est déjà faite. Il aperçoit là-bas la grille du potager. Il sait aussi qu’il lui faudra passer devant, puisqu’on ne peut pas l’ouvrir, et prendre à gauche ce mauvais sentier plein de ronces qui longe la haie d’aubépine et tourne dans le chemin pierreux qui mène à la barrière d’entrée. Pourra-t-il aller jusque-là ? Il n’en peut plus. Il tremble trop.

— Vite, vite mon chien ! Ne t’arrête pas !

Non, jamais il n’arrivera, malgré l’aide de sa gentille maîtresse. À bout de forces, il trébuche soudain et tombe sur le flanc.

Églantine s’arrête pour tordre le bas de sa jupe que l’eau alourdit, et qui entrave sa marche. Puis, dans un gros effort, elle soulève son chien et l’emporte dans ses bras. Qu’il est lourd, qu’il est lourd, le cher Tou ! Pourra-t-elle le porter jusqu’au Verger ? Elle aussi voit la grille tout éclairée de soleil et qui semble lui crier « Courage ». Elle va avec la conviction que si elle s’arrête encore c’en est fait de son chien. Elle va, elle va, son souffle se raccourcit et se fait bruyant. L’eau restée dans ses cheveux lui coule sur le front, mouille ses paupières et obscurcit sa vue. Elle va. Mais mon Dieu qu’il est lourd, son chien.

Pour voir ce qui peut faire tort à son prochain, il y aura toujours des yeux ouverts, même dans la nuit la plus sombre. Mais dans ce matin clair, personne ne verra cette frêle jeune fille, épuisée d’angoisse et de chagrin, porter dans ses bras le seul ami qui lui reste et qui va mourir.

Tou a honte d’être ainsi porté. Il ferme les yeux, sans doute pour ne plus voir que le frais visage qu’il chérit est devenu couleur de feu. Il secoue ses oreilles, sans doute pour en faire tomber le bruit de cette respiration courte et sifflante qui sort de cette jolie bouche ouverte.

Qu’il est lourd, qu’il est lourd, aujourd’hui, le petit frère !

Églantine arrive enfin, dépose son fardeau près du foyer où finit de brûler une souche. Elle jette sur cette souche des branches de sapin qui pétillent et font une flamme odorante et claire. Une épaisse buée s’élève tout de suite de la toison noire, et bientôt le chien tout entier fume comme s’il allait lui-même flamber. Églantine le bouchonne, le sèche avec des torchons rugueux. Elle le tourne et retourne comme elle ferait d’un tout petit enfant. Elle frotte, à en enlever le poil, ses pattes de derrière, raides et droites qui font penser à deux mâts qu’une tempête couche et redresse, tandis que les pattes de devant s’abaissent et se heurtent comme des mains mortes. Tou, incapable de faire un mouvement de lui-même, la regarde. Elle sait ce que veut dire ce regard-là. Ne l’a-t-elle pas vu à mère Clarisse, à l’heure de son départ définitif ? Elle espère quand même, et offre à son chien du lait chaud plein son écuelle.

Non, Tou ne boira pas le lait. Il étouffe et il tremble plus encore que lorsque sa fourrure était mouillée. Il a eu trop froid. L’eau de l’étang l’a glacé au dedans comme au dehors. Églantine le supplie en vain. Elle lui caresse le museau, lui essuie les yeux d’où semblent couler des larmes. Elle évite ce regard qui suit tous ses gestes. Elle pense seulement à retenir la vie qui veut s’échapper, de son chien. Son appel habituel monte comme une prière :

— Écoute ! écoute !

Tou a encore la force de lécher la main qui reste à sa portée. Il cesse peu à peu de trembler et l’espoir revient à Églantine. Penchée sur lui, elle crie presque :

— Écoute, écoute petit frère !

Il essaye de relever la tête, fait un mouvement comme s’il allait se mettre debout, et retombe lourdement, les yeux à jamais fermés sur le visage de celle qu’il a tant aimée.

C’est au tour d’Églantine de trembler. Ses mains, devenues maladroites, cherchent la place du cœur de cet ami si cher.

Agenouillée, elle écoute et palpe ; mais ce beau cœur de chien est devenu muet comme les yeux de bonté sont devenus aveugles.

Le front bas, elle le regarde, maintenant. Assise sur ses talons, les mains pendantes et ouvertes, comme pour montrer qu’elle n’a plus rien à donner puisqu’on lui a tout pris, elle reste là, immobile. Ses paupières seulement battent parce que ses tempes s’échauffent, comme si dans sa tête le feu allait renaître. Elle ne s’aperçoit pas que ses vêtements fument, comme a fumé la fourrure de Tou. Elle ne voit pas la buée qui l’entoure, monte et s’étend dans la pièce ainsi qu’un nuage gris. Elle ne sait pas que sa chevelure mouillée exhale avec force son parfum mystérieux, ce parfum des fées de Bléroux. Elle n’a d’attention que pour un bruit étrange qui lui paraît tantôt près et tantôt loin. On dirait un grelot fêlé qui sonne quelque part, dans la maison. Cela cogne parfois très fort à ses oreilles et s’arrête brusquement. À chaque arrêt, il lui semble que sa poitrine se vide de son cœur et de tout ce qui fait son souffle. Sa bouche alors s’ouvre comme pour une nausée et son corps vacille ; puis le grelot revient et tout recommence.

Le jour s’en est allé, le feu s’est éteint, la souche n’est plus qu’un petit tas de cendres fines et blanches que des vents coulis soulèvent et emportent vers le haut de la cheminée. Églantine, avec une lenteur qui ne lui est pas coutumière, se redresse. Elle repousse les lourds chenets de fer et s’étend sur la plaque du foyer restée chaude. Et là, le visage tourné vers son chien, le cœur fermé au regret comme à l’espoir, le corps brisé et la pensée inerte, elle replie un coude sous sa tête et s’endort enfin.

Au jour elle est debout, avec un visage rigide où se marque, au front lisse, un pli qui rapproche les fins sourcils. Elle a, de plus, un regard tourné en dedans, que rien ne détourne, pas même le museau de Tou tendu comme pour quêter une dernière caresse.

Ce qu’elle voit, c’est sa douleur, une douleur qui ne l’a pas quittée un instant, même pendant son sommeil. Cette douleur, elle le sait, la suivra partout et ne finira qu’avec sa propre vie. Elle ose la regarder en face, ainsi qu’elle a regardé la mort du milieu de l’étang. Oh ! comme la mort était plus belle dans son manteau de velours blanc.

Elle rallume le feu, prend un peu de nourriture, et la bêche en main commence de creuser la fosse où dormira pour toujours l’ami fidèle. Sa place est auprès de la barrière d’entrée, l’endroit où il se plaisait à rester de longues heures au soleil, depuis qu’il était vieux. La tombe fermée et encadrée de quelques pierres, elle plante au beau milieu, un jeune sapin qui poussait tout seul au bord de la haie d’aubépine.