Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie/Tome I/Chapitre IX

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CHAPITRE IX

HIVERNAGE À GOUDARA. — FAMILLE DU DEDJADJ GUOSCHO. — BIRRO GUOSCHO. — COMPLICATIONS POLITIQUES. — NOUVELLE ENTRÉE EN CAMPAGNE.


Il y avait un an que j’étais en Éthiopie. J’avais employé les premiers mois aux soins matériels de notre voyage de la mer Rouge à Gondar. Là, un trafiquant musulman m’ayant assuré qu’un grand cours d’eau prenant sa source dans l’Innarya, alimentait le Nil Blanc, il avait été convenu avec mon frère que je me dirigerais de ce côté, pendant qu’il irait en Europe chercher des instruments mieux appropriés à ses travaux géodésiques ; et depuis son départ, mon unique souci avait été, tout en continuant ses observations climatologiques et astronomiques, de gagner au plus tôt l’Innarya. Mais le printemps et une partie de l’été s’étaient écoulés à attendre vainement le départ d’une caravane, et, quoique retenu à Gondar pendant plusieurs mois, je n’avais regardé cette ville que comme une étape. Le pays ne me paraissait offrir qu’un médiocre intérêt au point de vue ethnographique ou plutôt éthographique. J’avais négligé en conséquence la langue amarigna, qui ne devait m’être d’aucun secours au delà du Gojam, me réservant d’apprendre celle des Gallas. J’étais d’autant plus impatient de me rendre chez les Gallas, qu’aucun Européen ne les avait visités, que l’exploration de leur pays pouvait contribuer à dévoiler les sources mystérieuses du fleuve Blanc, et qu’enfin mon hôte, le Lik Atskou, me parlait souvent de ce peuple de façon à surexciter ma curiosité. Il m’intéressait moins aux hommes de son pays ; et, lorsqu’il m’en parlait, c’était moins pour me les montrer tels qu’ils étaient que pour les critiquer de ce qu’ils n’étaient pas.

Quelque respect que j’eusse pour ses opinions, j’étais cependant loin de me douter de la valeur que leur attribuaient ses compatriotes. J’ignorais alors que les censures dont il frappait tel acte ou tel personnage public passaient de bouche en bouche jusque dans les provinces éloignées, et qu’on le regardait comme le dernier magistrat représentant l’antique loi nationale. Il s’était tenu à l’écart, par mécontentement d’abord, par philosophie ensuite ; il observait les événements et les jugeait impitoyablement. Mais il restreignait ses pensées et ses discours en s’entretenant avec un jeune étranger ignorant et inexpérimenté comme je l’étais, et, pour les choses contemporaines, il ne sortait guère des lieux communs. Les hommes supérieurs, et il l’était, ne se déploient dans l’intimité que lorsqu’ils se sentent compris, ou lorsqu’ils veulent bien se consacrer à l’instruction de ceux qui les écoutent. Le Lik était paternellement bon pour moi ; mais j’étais moins pour lui un confident qu’une distraction à ses chagrins patriotiques. Quelquefois, au milieu d’un entretien où il avait charmé ses compatriotes, il se reprenait soudain et leur disait en souriant :

— Bah ! à quoi tout cela mène-t-il, ô mes pauvres Gondariens ? Lorsque, la nuit, les hyènes font silence, et qu’entre deux rêves vous entendez un hôlement lointain, vous vous dites : « Ha ! oui, c’est l’oiseau nocturne qui veille dans les ruines de notre palais impérial. » Et vous ramenez sur votre tête un pan de votre toge, et vous vous rendormez. Je suis comme cette hulotte : je vous rappelle l’édifice écroulé de notre grandeur nationale. Mais à quoi bon ? Fermez les yeux et dites que c’est moi qui rêve.

Cependant ma visite au camp du Dedjadj Guoscho avait été pour moi comme une révélation. L’urbanité, l’esprit chrétien et un je ne sais quoi d’antique et de chevaleresque qui régnait à sa cour, m’avaient fait désirer de la mieux connaître ; je m’étais mis à apprendre l’amarigna, et la campagne que je venais de faire avec l’armée gojamite avait achevé de me déterminer à donner une direction nouvelle à mes études et à remettre à un autre temps mon voyage en Innarya. La géographie du Gojam, du Damote et de l’Agaw-Médir était encore inconnue, il est vrai ; il restait aussi à vérifier le renseignement relatif à ce grand cours d’eau de l’Innarya, renseignement qui avait si fort impressionné mon frère ; mais, depuis son départ, le temps s’était écoulé sans que j’eusse pu exécuter notre programme. Je savais que mon frère ne pouvait tarder à revenir, et qu’il reprendrait avec une compétence bien supérieure à la mienne les travaux géographiques que je venais d’interrompre si brusquement durant notre campagne en Liben. En tous cas, la position exceptionnelle que je devais aux bontés du Dedjadj Guoscho me faisait espérer, si je continuais à vivre à sa cour, de pouvoir faciliter et rendre moins périlleuses les explorations que pourrait tenter mon frère chez les Gallas, au cas où ses renseignements ultérieurs le confirmeraient dans la croyance que les eaux qui arrosent leur pays contribuaient à former le Nil Blanc. Le Dedjadj Guoscho était en relations d’amitié avec le roi de l’Innarya, et son influence s’étendait sur les peuples gallas intermédiaires. Ces considérations me déterminèrent à me dévouer sans réserve à la vie nouvelle que je menais en Gojam.

À ma première indifférence pour les populations chrétiennes de l’Éthiopie avait succédé cet intérêt affectueux qu’il est nécessaire de ressentir pour comprendre les hommes. Protégé, comme je l’étais, par le Prince, je n’éveillais aucune convoitise ; ma qualité d’étranger excluait toute défiance à mon égard ; les sujets du Prince n’avaient encore aucun intérêt à se déguiser à mes yeux, et j’entrevoyais un vaste champ d’observations dans cette société si peu connue. Mais il me manquait encore une condition nécessaire pour juger impartialement : c’était de m’affranchir de quelques préjugés d’Europe, de ces habitudes de l’esprit et de ces termes de comparaison que chacun tient du milieu où il a grandi, et qui s’interposent dans nos appréciations des hommes et des choses de l’étranger, et nous les font apparaître sous des jours trompeurs.

En Orient, les premiers indigènes qui se présentent aux observations du voyageur sont ordinairement les plus médiocres sujets des rangs serviles ; des hommes déclassés, qui ont tout à gagner avec l’étranger ; des mécontents, et ces gens mésestimés de leurs compatriotes, ne fût-ce que pour l’état fruste de leur caractère et de leurs habitudes ; et la plupart du temps, ces hommes, soit légèreté, soit calcul, ne fournissent que des renseignements inexacts ou même dénaturés.

Après s’être débarrassé de ces intermédiaires, il faut découvrir la partie saine des indigènes, se faire accepter d’eux, dissiper leurs défiances, démêler les institutions, les habitudes qui forment comme la charpente sociale, découvrir les centres où s’élaborent en quelque sorte l’esprit national et qui régissent, souvent sans le paraître, les impulsions générales ou particulières ; et quand on a pénétré cet organisme, il est nécessaire encore d’en suivre quelque temps le jeu, afin d’en éprouver par soi-même les effets, et de distinguer de l’action variable l’action permanente, qui donne les grandes lignes, les grands traits de la physionomie d’un peuple.

J’avais encore bien à faire pour arriver à ce degré ; cependant si peu initié que je pusse être au pays, je n’ignorais pas que la mort inattendue du Dedjadj Conefo pouvait influer sérieusement sur la politique du Gojam. Dans l’attente des événements, le Dedjadj Guoscho crut prudent de n’apporter à l’ordonnance de sa maison, de son armée et de ses États, que des changements insignifiants : il confirma par ban l’ordre de choses existant, et, à l’exception des deux sénéchaux qui restèrent auprès du Prince, seigneurs, chiliarques avec leurs bandes, et jusqu’aux petits fivatiers, tous furent maintenus, pour l’hiver, dans leurs fiefs ou cantonnements.

Je ne connaissais que depuis peu le nombre des enfants du Dedjazmatch. Presque tous ses fils faisaient partie de l’armée ; mais les rapports apparents de fils à père sont si peu différents de ceux de serviteur à maître qu’il y avait lieu de s’y méprendre. Comme en Europe, au moyen âge, la paternité d’un chef de maison s’étend en quelque sorte sur tous ceux qui participent à sa fortune, et le vieux ou le bon serviteur, en maintes circonstances, prendra le pas même sur le fils aîné de la famille.

Le Dedjadj Guoscho n’avait de sa femme, la Waïzoro Sahalou, que deux fils : le Lidj Dori et son puîné Fit-Worari Tessemma ; mais, comme beaucoup de ses compatriotes de toutes conditions, il avait un nombre mal défini de bâtards. Dans cette catégorie, on lui connaissait quatre filles, deux mariées à des Polémarques, vassaux directs du Ras, et deux à des seigneurs de moindre importance. L’opinion publique admettait volontiers la réalité de leur filiation, mais il n’en était pas de même à l’égard de huit ou neuf garçons, dont les mères rapportaient la paternité au Dedjazmatch, et qui faisaient précéder leur nom de la dénomination de Lidj (enfant), impliquant la qualité de fils d’homme de marque.

Peu d’années auparavant, une femme était venue solliciter, comme tant d’autres, quelque libéralité du Dedjazmatch. Selon l’usage, elle se présenta, un cadeau à la main, et, par une allusion qui ne fut comprise que dans la suite, elle fit consister son cadeau en une de ces petites corbeilles à couvercle, dans lesquelles les hommes aisés en voyage font porter leur collation. Le Prince désigna Ymer Sahalou comme baldéraba de la solliciteuse. Ce baldéraba (maître de parole) est une espèce de patron introducteur, servant d’aide-mémoire et d’intermédiaire entre son maître et les solliciteurs, même de son entourage, lorsqu’ils ne sont pas admis dans une intimité qui les autorise à rappeler directement leurs demandes. Ymer transmit à son maître les confidences de sa nouvelle protégée, d’où résultait pour le Dedjazmatch la paternité d’un fils de plus. Le père n’avait aucun souvenir de la mère, mais le zélé baldéraba fit ressortir quelques petites concordances entre le récit de cette femme et des circonstances antérieures de la vie du Prince, et il le pressa si bien, que, grâce aussi à la facilité avec laquelle les Éthiopiens se rendent en pareille occasion, le Dedjazmatch accepta ce nouvel enfant, qui allait entrer dans l’adolescence et qu’on nomma Lidj Birro. On l’envoya à l’école ; il grandit comme il put, et au bout de quelques années il fut admis à suivre son père à l’armée, mais sans que rien annonçât que sa qualité de Lidj fût prise au sérieux et dût contribuer à sa fortune.

Sur ces entrefaites, le Dedjazmatch, ayant froissé l’amour-propre de l’altière Waïzoro Manann, se vit contraint de rompre avec le Ras Ali, qui subissait encore l’ascendant de sa mère. Les hostilités commencèrent ; mais bientôt, la Waïzoro s’étant remariée comprit ce qu’il y avait d’impolitique à donner cours à ses ressentiments, et feignant de les oublier, elle fit dire au Dedjazmatch qu’ils étaient faits pour s’entendre, et que pour bannir à tout jamais l’esprit malin qui s’était glissé entre eux, elle lui proposait de réunir leurs maisons par un mariage entre sa fille unique, son enfant préférée, la Waïzoro Oubdar (limite de beauté), et Tessemma Guoscho. La paix fut conclue entre le Ras et le Dedjadj Guoscho. Celui-ci, pour donner un titre au Lidj Tessemma, le nomma Fit-worari de son armée, lui transféra les droits d’aînesse du Lidj Dori, frappé, comme on sait, de faiblesse d’esprit, et quelques mois après il se rendit à Dabra Tabor dans le but ostensible de conférer avec le Ras sur les affaires générales, mais au fond pour conclure l’union projetée.

Par cette union, la Waïzoro Manann rétablissait la suzeraineté de sa maison sur un des plus puissants Dedjazmatchs ; elle comptait, en outre, se faire un appui de ce prince contre ses propres fils, le Ras Ali et les Dedjadjs Imam et Haïlo, qui cherchaient en grandissant à s’affranchir de son autorité ; elle renforçait son parti contre le Dedjadj Oubié, dont l’obédience nominale menaçait chaque jour de se changer en hostilité ouverte ; enfin, considération importante pour sa vanité féminine, elle rehaussait à ses yeux l’humilité de son origine par une alliance avec un descendant de la famille impériale.

Le jour fixé pour la présentation, le Dedjadj Guoscho se rendit chez la Waïzoro Manann, et bientôt le Fit-worari Tessemma, entouré d’une brillante escorte, arriva sur la place. La Waïzoro Manann profitant, pour l’examiner, du temps qu’on mettait à l’annoncer, releva un coin du rideau tendu devant son alga.

— Lequel est votre fils parmi ces cavaliers ? dit-elle au Dedjazmatch.

— Celui qui descend de la mule noire.

— Notre Dame de miséricorde ! s’écria-t-elle ; mais c’est un garçonnet !

En effet, Tessemma, quoiqu’en âge de se marier, avait l’air d’un adolescent ; il était bon cavalier et représentait à cheval ; mais, à pied, sa petite taille et ses allures enfantines dissipaient l’illusion. Il reçut néanmoins bon accueil : la Waïzoro fit circuler l’hydromel, mais sans plus s’occuper de lui ; la collation terminée, elle congédia tout le monde et demeura seule avec le Dedjazmatch.

— Le Lidj Tessemma, dit-elle, a bien l’air d’un fils de prince ; mais n’en avez-vous pas un plus âgé à marier ?

— J’en aurais ; mais ils ne sont pas fils de ma femme.

— Peu importe, dès qu’ils sont bien les vôtres ; présentez-les moi.

— Ils sont restés à Gojam, excepté un garçon qui se trouvait ici tout-à-l’heure parmi mes gens.

— Et celui-là a-t-il une position ?

— Pas encore.

— Est-il bon cavalier ?

— Oui certes, et il a tué son premier homme.

— Eh bien ! voyons-le, fit la Waïzoro.

Le Lidj Birro, car c’était de lui qu’il s’agissait, se trouvait avec les gens de la suite aux abords de la maison, contemplant de loin, comme il me l’a raconté, l’heureux Tessemma qui, assiégé de courtisans, attendait, lui aussi, la sortie de son père. Une suivante l’appela, et il accourut pensant que le Dedjazmatch l’envoyait quérir pour quelque service de page ; mais la Waïzoro, le considérant attentivement, lui dit :

— Quel est ton nom, mon fils ?

— Birro, répondit-il en s’inclinant.

— Pourquoi ne m’as-tu pas été présenté ?

Et, s’adressant au Prince :

— On peut, seigneur, présenter un pareil fils.

Et, s’adressant à Birro :

— C’est bien, mon enfant, laisse-nous seuls.

Elle ne voulut plus entendre parler de Tessemma. Ce n’était point, disait-elle, un compagnon d’enfance qu’elle cherchait pour sa fille ; Birro, au moins, avait l’air d’un fils d’homme, et, pour prouver au Dedjazmatch son désir d’allier leurs maisons, elle consentait à prendre Birro pour gendre, à condition que sa naissance fût solennellement légitimée, et que le droit d’aînesse lui fût conféré.

Le Prince, qui aimait beaucoup Tessemma, représenta le rang de la mère, et l’injure qu’il leur ferait à tous deux ; mais ce fut en vain.

Rentré chez lui, il réunit ses conseillers, qui décidèrent qu’un refus serait d’autant plus imprudent qu’ils étaient pour le moment à la merci du Ras. Ce dernier, sur la proposition de sa mère, accepta cette substitution ; il nomma Birro Balambaras, et lui donna la cotte d’armes en soie, afin qu’il relevât également de lui et du Dedjazmatch. On prit jour, et en présence du Ras et d’un grand concours de seigneurs du Bégamdir et du Gojam, d’ecclésiastiques, d’hommes de loi et de clercs, tous réunis chez la Waïzoro, le Dedjadj Guoscho reconnut par serment Birro pour fils, lui conféra le droit d’aînesse, demanda pour lui la main de la Waïzoro Oubdar, et un des grands vassaux, s’avançant au nom du Ras et de la Waïzoro Manann, prononça les formules qui constituent les accordailles. Les apports mutuels furent énumérés : le Ras donna à sa sœur la seigneurie de quelques villages dans le Bégamdir ; le Dedjadj Guoscho donna à son fils un nombre égal de villages en Gojam.

Le Ras, en regagnant sa maison, s’égaya avec ses familiers sur le compte de son nouveau beau-frère ; il le traita de nicodème, de dadais, et dans la suite ne le désigna même plus autrement.

La Waïzoro Manann, tout entière à son œuvre, garda le fiancé auprès d’elle. Au bout de quelques jours, elle lui confia sa jeune épouse, et, malgré ses autres préoccupations de toute nature, elle se complut pendant quelques semaines à combler de soins le jeune ménage, et s’attacha de plus en plus à son gendre, dont les déférences contrastaient avec l’insubordination de ses propres fils. Elle ne tarda pas à obtenir pour lui l’investiture de l’Enneussé et de l’Enneufsé, districts du Gojam, dont la seigneurie entraînait le grade de Fit-worari de l’armée du Ras, l’exercice du droit de haute justice et le privilége de marcher précédé de porte-glaives, d’un gonfanon et de douze timbaliers. Après être resté encore deux mois auprès de sa belle-mère, le nouveau Fit-worari partit avec sa femme pour son gouvernement.

Malgré cette transition si brusque de la position la plus dépendante à l’exercice d’une autorité si étendue, Birro administra ses vassaux avec une fermeté telle, qu’il fit de ses districts, réputés pour leur insécurité, le pays le plus sûr de l’Éthiopie. Selon le dicton indigène, une jolie fille pouvait y cheminer, seule et partout, tenant sur la main une écuelle pleine de pépites d’or. Mais, afin de soudoyer les gens de guerre, qu’il rassembla en nombre tout à fait disproportionné avec l’importance de son gouvernement, il dut aggraver les impôts, et ses sujets se rendirent plusieurs fois à Dabra Tabor, pour réclamer auprès du Ras ; la vigilante Waïzoro Manann les faisait éconduire brutalement.

Bientôt, Birro Aligaz, un des grands vassaux du Ras, Dedjazmatch de l’Idjou et d’une partie du Lasta, s’étant déclaré en rébellion, le Ras convoqua par ban son armée à Dabra Tabor. Le Fit-worari Birro fit son entrée à la tête de plus de 6,000 hommes, et, avec un appareil militaire qui éveilla les jalousies des grands vassaux du Ras, mais qui flatta l’orgueil de sa belle-mère ; dans ce dernier but, il avait amené la Waïzoro Oubdar en campagne. Il la faisait précéder par ses timbaliers, son parasol et son gonfanon, ses fusiliers et ses porte-glaives, contraignait ses seigneurs et cavaliers de marque à former son escorte, et ses bandes de rondeliers d’élite à la suivre, centeniers et joueurs de flûte en tête. Le Ras lui-même ne marchait pas avec tant d’apparat. Quant à lui, accompagné seulement de quelques cavaliers, il allait se confondre dans l’escorte de sa belle-mère, afin, disait-il, d’être plus à portée de ses ordres. Si épris qu’il pût être de la Waïzoro Oubdar, les sentiments qu’il affichait étaient tellement ridicules par leur exagération, que ses beaux-frères, les seigneurs et même les soldats en faisaient des gorges chaudes ; seule, la Waïzoro Manann, insensible aux quolibets, trouvait naturelle la conduite de son gendre, qu’elle affectionnait d’autant plus et défendait en toute occasion. Fort de cet appui, il était d’une arrogance insoutenable envers les grands vassaux. L’un d’eux, le Dedjadj Wollé, proche parent du Ras, ayant fait une allusion railleuse à sa naissance équivoque, il en résulta une altercation des plus vives. Les soldats épousèrent naturellement la querelle de leurs maîtres, et deux bandes se rencontrant un jour de marche, passèrent bientôt des injures aux coups de sabre ; le vertige se communiqua comme par une traînée de poudre, et 12 à 14,000 hommes des deux partis se trouvèrent aux prises le long de la ligne de marche. Le Ras envoya des bandes pour étouffer le combat : elles furent culbutées et en partie dépouillées ; puis on se battit jusqu’aux approches de la nuit. Birro Aligaz, prévenu par ses espions, accourut avec sa cavalerie, mais un peu trop tard pour profiter de ce désordre qui eût pu occasionner la perte du Ras. Le nombre de morts et de blessés était considérable. Le Dedjadj Wollé, ainsi que plusieurs hauts seigneurs dont les gens avaient été le plus maltraités, intentèrent une action en cour du Ras. La Waïzoro Manann trouva moyen de les faire débouter, et, comme pour justifier sa partialité, quelques jours après, son gendre, détaché avec d’autres chefs, à la poursuite de Birro Aligaz, parvint, grâce à la témérité de ses soldats, à s’emparer du rebelle, et il eut l’honneur de le remettre aux mains du Ras.

L’heureux Fit-worari récompensa avec prodigalité et ostentation ceux de ses soldats qui s’étaient distingués dans ce combat, et, du même coup, ceux qui s’étaient signalés contre les gens du Dedjadj Wollé, ce qui ameuta de nouveau ses ennemis. Il ne parlait qu’avec emphase de son seigneur le Ras, le plus doux des suzerains, disait-il, mais le plus mal servi par ses grands vassaux. Sévère et hautain envers ces derniers, il se montrait caressant envers leurs soldats dont il devint l’idole. Les familiers du Ras, eux, l’avaient pris pour but de leurs médisances ; seul, le Ras paraissait faire bon marché de lui et l’appelait toujours le dadais. Birro, du reste, affectait des incohérences de caractère et de maintien faites pour fourvoyer l’opinion publique et le jugement de son suzerain sur lui : un jour, plein d’attentions courtoises et de gaieté, le lendemain, distrait, irritable, taciturne ; tantôt il se présentait attifé et les vêtements parfumés comme une femme, tantôt, culotté inégalement, il se balançait en marchant, laissait traîner un pan de sa toge, pendiller un bout de sa ceinture, ou ballotter gauchement son sabre à son flanc.

La campagne terminée, on rentra à Dabra Tabor. Birro Guoscho demanda son congé, mais le Ras l’ajournant sous divers prétextes, il se vit obligé de renvoyer en Enneufsé la meilleure partie de ses troupes qu’il ne pouvait nourrir à Dabra Tabor, et il leur adjoignit un certain nombre d’hommes d’élite qu’il avait détachés secrètement du service de plusieurs seigneurs du Ras.

Ses ennemis attendaient ce moment pour le perdre avec plus de certitude : certains indices leur avaient fait croire que le Ras serait heureux que l’opinion publique vînt le contraindre à disgracier le favori de sa mère. En conséquence, ils attirèrent secrètement à Dabra Tabor plusieurs de ses vassaux qui avaient des plaintes à porter contre lui, ainsi que les chefs de plusieurs villages que ses troupes indisciplinées avaient maltraités en retournant à Enneufsé.

La Waïzoro et son gendre furent instruits de ces menées, et Birro, bien moins rassuré que sa belle-mère, attendait avec anxiété qu’elles éclatassent, lorsqu’un nouvel incident, tout en compliquant sa position, contribua, pour le moment du moins, à le tirer d’embarras.

Ses deux beaux-frères, les Dedjadjs Imam et Haïlo, l’ayant invité à les joindre sur le mail, où, avec 150 ou 200 de leurs cavaliers, ils se livraient au jeu de cannes, il saisit l’occasion de leur prouver que les cavaliers du Gojam n’étaient pas, comme ils le prétendaient, inférieurs à ceux du Bégamdir : il ordonna à ses gens de se munir de bambous longs et forts au lieu des légères cannes d’usage, et il parut bientôt à la tête d’environ 300 chevaux.

Le Ras passionné pour ces exercices, apprenant qu’un jeu animé était engagé et que les Gojamites malmenaient fort ses frères, se rendit également sur le terrain avec un escadron d’élite, et après avoir feint de se joindre au parti de Birro, il alla se mettre dans le camp de ses frères. Birro, déjà piqué de ce procédé, lança ses trois meilleurs cavaliers pour rengager le jeu ; ceux-ci chargèrent leurs adversaires et tournèrent bride, entraînant après eux 80 cavaliers du Ras qui s’efforçaient de les envelopper. L’un de ces trois cavaliers était un nommé Teumro Haïlou, qui devint plus tard un de mes compagnons et un de mes plus chers amis. Il était fils de Dedjazmatch, parent éloigné du Ras Ali ainsi que du Fit-worari Birro, dont il était l’écuyer. En fuyant, son cheval s’abattit, il roula à terre, et deux des poursuivants, contrairement à toute courtoisie, lui lancèrent leurs cannes en plein corps.

— Qui m’aime me suive ! s’écria Birro.

Ses cavaliers se précipitent avec lui contre ceux d’Ali ; celui-ci accourt à la rescousse avec tout son monde ; des charges animées s’entre-suivent, et le Ras, trouvant Birro à bonne portée, lui lance sa canne dans le dos. Birro furieux tourne bride et fond sur le Ras en criant :

— À vous, Monseigneur ! parez, parez ! Moi seigneur de Dempto, moi Birro, le fils de Guoscho, je ne vous lâcherai pas !

Le Ras se perdant dans ses parades se couvrit la tête de son bouclier pour la mettre au moins à l’abri, et il ne chercha plus qu’à surexciter le galop de son cheval renommé pour sa vitesse. Mais Birro, gagnant sur lui, au lieu de lui lancer sa canne, la prit par un bout et frappa le Ras plusieurs fois sur son bouclier, avec si peu de ménagement, qu’il en fit sauter les ornements. La stupéfaction fut générale.

Birro tourna bride vers les siens et les rejoignit en faisant parader son cheval et en criant :

— Ô moi, Birro ! seigneur du Dempto, du coureur isabelle que rien n’arrête, voilà comment je relève mon écuyer !

Et, emmenant tous ses cavaliers, il continua sa course jusqu’à son logement, laissant là son suzerain.

L’usage voulait impérieusement qu’avant de se retirer, il reconduisit le Ras jusqu’à sa porte, le bouclier au bras en signe d’allégeance ; il avait donc commis une double infraction en frappant brutalement son seigneur et en l’abandonnant sur le mail. Le Ras se contenta de dire :

— Il vaut mieux que ce dadais soit parti ; il ne fait que désordonner le jeu.

La Waïzoro Manann, instruite sur le champ de l’événement, gronda vertement son gendre par message.

Le soir, ayant soupé comme d’habitude en compagnie de ses commensaux et soldats favoris, il fit évacuer sa grande hutte et resta seul avec son conseiller intime Tiksa Méred, et son cheval Dempto. La pièce n’était éclairée que par une braisière qui flambait au milieu ; dans le fond, Dempto mangeait son orge, aux tintements argentins de sa sonnaille, et Birro, accroupi sur un tapis à terre, tisonnait en délibérant à voix basse avec Tiksa Méred, accroupi aussi en face de lui, sur les suites probables de son emportement du matin.

Les circonstances de cette soirée m’ont été racontées si souvent qu’elles sont restées dans ma mémoire, comme si j’en avais été le témoin.

Tiksa Méred, natif de l’Enneussé et âgé seulement d’une trentaine d’années, jouissait déjà d’une réputation de bravoure exceptionnelle acquise dans maint combat. Birro l’avait fait Fit-worari de sa petite armée, et bientôt après son conseiller le plus intime. Méred, petit de taille, avait le teint presque aussi clair que celui d’un Européen, la figure maigre, expressive, intelligente, les manières distinguées, l’élocution facile. Affable, subtil, résolu, fécond en expédients et habile à se commander, il réunissait tout ce qu’il fallait pour plaire à son maître, dont il renforçait du reste l’autorité, en lui prêtant l’appui de sa popularité et de sa nombreuse parentelle qui faisaient de lui le notable le plus important de l’Enneussé.

Quant au cheval Dempto, la fortune l’avait tiré de l’obscurité à la même époque et aussi brusquement que son maître. Sa taille était moyenne, sa robe isabelle, ses crins noirs ; bien croupé, goussant, membru, court-jointé, lippu, orillard et fort en bouche, il avait le col long, le front large et de grands yeux intelligents ; sous l’homme il bégayait, s’entablait et dépassait les meilleurs coureurs. Il était cheval de somme, lorsqu’un petit chef du Gojam le vit sous sa charge, devina ses qualités, l’acheta pour un prix insignifiant, l’engraissa et fut contraint de le revendre à un riche seigneur. Celui-ci en fit don, comme d’une merveille, à un ancien polémarque du Gojam qui attendait dans la ville d’asile de Mota en Enneussé que sa fortune se relevât. Birro Guoscho, en prenant possession du gouvernement de l’Enneussé entendit parler de ce cheval, et le propriétaire ayant refusé de le lui vendre, Birro fit naître un prétexte et se l’appropria. Le clergé de l’asile prit fait et cause pour le réfugié et expédia des messagers à Dabra Tabor pour réclamer auprès du Ras. Birro les fit intercepter et battre ; d’autres leur succédèrent ; le Ras ordonna la restitution, mais en vain. Le Dedjadj Guoscho intervint sans plus de succès, et le moment d’entrer en campagne arrivant sur ces entrefaites, Birro partit avec son cheval qu’il nomma Dempto (retentissant).

Si je me suis étendu sur des particularités au sujet de ces deux serviteurs du Fit-worari, Birro Guoscho, c’est que Dempto, si bien assorti avec son maître, devait justifier le nom ambitieux qu’il en avait reçu, et que Tiksa Méred, à cette époque, le principal ouvrier de la fortune de Birro Guoscho, devait en être une des plus éclatantes victimes.

Il se faisait tard ; Birro cuvait encore ses colères, lorsque le soldat qui gardait extérieurement la porte, annonça discrètement un envoyé du Ras. Birro perdit contenance.

— Vite, vite, dit Méred, que Monseigneur se couche sur son alga et fasse le malade !

En même temps, il poussait la braisière auprès de l’alga, et quand son maître fut convenablement étendu, le visage tourné du côté de la muraille, il introduisit le page du Ras en lui recommandant de parler bas. Le message était ainsi conçu : « Comment as-tu passé la soirée ? J’ai envie de revoir ton Dempto ; envoie-le moi donc. Les yeux se rassasient vite de l’objet de nos fantaisies, et si dans quelques jours, tu regrettes encore ton cheval, je verrai à te le rendre. »

Birro, s’attendant à cette demande, avait résolu de s’exposer à tout plutôt que de céder Dempto.

— Va, je te prie, t’incliner de ma part devant Monseigneur, répondit-il à Méred d’une voix affaiblie, et dis-lui que j’espère pouvoir aller demain en personne lui faire hommage de mon cheval. Allez, mes frères, et dites-lui l’état où vous me voyez.

Le Ras ne voulait pas attendre au lendemain ; mais l’adroit Méred lui représenta si vivement l’indisposition de son maître, la satisfaction qu’il éprouverait à lui offrir son présent en personne, et il le cajola enfin si bien, qu’il obtint le délai demandé et le laissa même de belle humeur.

Craignant l’indiscrétion des gens de sa maison, parmi lesquels il pouvait se trouver quelque espion du Ras, Birro contrefit le malade toute la nuit. Le lendemain matin, il admit ses gens à déjeuner, parla de son bon suzerain Ali, de Dempto, du successeur qu’il devait lui donner, et, dans l’après-midi, il se présenta, vêtu d’une toge de cérémonie, à la porte du Ras, avec la pensée de gagner du temps, pendant qu’il ferait agir sa belle-mère.

Quel que soit le rang qu’on occupe, à moins de jouir des petites entrées, il est d’usage d’attendre qu’un huissier vous annonce et vous introduise. Birro voulut pénétrer tout d’abord ; les huissiers, agacés par son arrogance ou pressentant peut-être sa disgrâce d’après des bruits de l’intérieur, le repoussèrent de la main, et, d’une façon ou d’autre, sa toge se trouva déchirée. Birro se retira dans un état d’irritation d’autant plus grande que les nombreux seigneurs, rassemblés dans la cour, s’entreregardaient en souriant de sa déconvenue. Il envoya prévenir sa belle-mère de l’affront public qu’il venait de subir, et celle-ci, pour couvrir cet échec et montrer qu’elle improuvait la conduite de son fils, improvisa un banquet dont Birro eut tous les honneurs. De son côté, le Ras Ali affecta de réunir pour une collation des seigneurs qu’on savait hostiles au Fit-worari. La soirée se passa ainsi. Vers minuit, Birro fit discrètement rassembler ses cavaliers à une petite distance de Dabra Tabor, et il partit avec eux pour son gouvernement. Ce départ furtif constituait une rébellion. Le Ras se plaignit ouvertement de la partialité de sa mère et la rendit responsable du mépris de son autorité, quoiqu’elle eût, pour dissimuler sa complicité, refusé à Birro de lui laisser emmener sa femme. Le Ras fit garder celle-ci par ses eunuques, afin de prévenir au moins sa fuite.

Birro arriva en Gojam lorsque nous y rentrions, de retour de notre campagne contre les Gallas.

Il envoya en présent au Ras deux beaux chevaux. Il chercha à pallier la brusquerie de son départ en faisant représenter à son suzerain combien il avait été découragé par la brutalité inouïe dont il avait été publiquement victime de la part des huissiers, et il appuya sur ce que, en toute occurrence, sa vive affection pour la Waïzoro Oubdar ferait toujours de lui le plus dévoué de ses vassaux. En même temps, il suppliait sa belle-mère d’obtenir que sa femme lui fût envoyée, et il mandait à celle-ci de manifester énergiquement la douleur qu’elle ressentait de leur séparation.

La Waïzoro Oubdar obéit sincèrement ; elle passa quelques jours dans les larmes ; ses nombreuses suivantes se faisaient remarquer par la négligence de leur costume et le désordre de leur coiffure, et comme le Ras se montrait inflexible, elle se fit raser la chevelure et la lui envoya en signe de deuil. Il lui fit dire : « Puisque tu tiens tant à ce mari, que tu as enivré de l’honneur de notre alliance, laisse-lui du moins le temps de reprendre sa raison. »

Cependant, le Dedjadj Guoscho ne pouvait paraître ignorer la nature des rapports de Birro avec le Ras, leur suzerain commun. En annonçant à celui-ci son heureux retour en Gojam, il lui fit hommage de quatre bons chevaux pris aux Gallas. Le Ras se montra très-satisfait de ce présent et il lui envoya en retour une belle carabine, mais sans même mentionner le nom de Birro. Ce silence, son refus de laisser partir sa sœur, la façon persistante et exceptionnelle dont il boudait, disait-on, sa mère, ses conférences répétées avec ses principaux vassaux musulmans, connus pour le pousser à amoindrir la position de la Waïzoro Manann, afin de prendre eux-mêmes en mains la direction des affaires, tout faisait craindre que le parti musulman à Dabra Tabor ne reprît le dessus, ce qui ne pouvait manquer de provoquer une rupture avec le Dedjadj Guoscho, en qui se personnifiait le parti chrétien.

Le Ras était alors sous le coup de graves complications politiques. Loin de pouvoir exercer sa suzeraineté sur le Dedjadj Oubié, il en était réduit à compter avec lui de puissance à puissance. Le Dedjazmatch qu’il avait nommé en Idjou, en remplacement de Birro Aligaz, ne parvenait pas à se faire accepter par le pays, qui était attaché à son ancien gouverneur. Son fidèle et utile vassal, le Dedjadj Conefo, venait de mourir, laissant une armée nombreuse dévouée à la fortune de ses fils dont la fidélité lui paraissait d’autant plus suspecte que le Dedjadj Oubié et le Dedjadj Guoscho l’engageaient à les confirmer dans le pouvoir de leur père. L’Éthiopie était privée depuis plusieurs années de l’Aboune ou Primat, espèce de Légat envoyé par le siége de Saint-Marc d’Alexandrie, chef de tout le clergé, et qui seul a puissance pour conférer les ordres. D’après l’antique usage, à la mort de l’Aboune, qui une fois sur le sol éthiopien ne le quitte plus, les Empereurs envoyaient une ambassade auprès du Patriarche d’Alexandrie pour en ramener le successeur. À l’instigation du parti musulman, le Ras Ali, qui prétendait remplacer l’Atsé, différait d’année en année de réunir les sommes nécessaires pour défrayer l’ambassade et la venue de ce grand dignitaire ecclésiastique. Dans beaucoup de paroisses les desservants défunts n’étaient plus remplacés ; le peuple s’en plaignait avec amertume, et l’on parlait ouvertement d’une coalition probable des Dedjazmatchs chrétiens pour chasser du Bégamdir le Ras, chrétien tiède, musulman d’origine, et prêt, disait-on, à adopter l’islamisme.

Le Ras trouvait bien parmi ses parents et ses favoris des aspirants à l’héritage de Conefo, mais aucun n’était assez fort pour le recueillir sans aide, et il lui répugnait, disait-il, de réunir son armée pour aller en personne dépouiller les fils d’un vassal à qui il devait de la reconnaissance pour les grands services qu’il en avait reçus. D’ailleurs, s’il marchait contre les fils de Conefo, il pouvait craindre de les voir passer avec leurs troupes au service du Dedjadj Oubié, disposé à les accueillir, ou se joindre au Dedjadj Guoscho, à qui leur père les avait recommandés en mourant. Enfin, le Ras, impatient de s’affranchir de l’ascendant de sa mère, n’osait cependant s’abandonner au parti musulman vers lequel le portaient ses sympathies. Ce parti, composé de ses parents et de notables de l’Idjou, du Wara-Himano et du Wollo, était compacte et dévoué à sa maison, mais il regardait le Bégamdir comme pays conquis, et tous les chrétiens comme d’équivoques serviteurs, ce qui le rendait odieux aux chrétiens de cette province, de la part desquels le Ras craignait quelque résolution désespérée. Ces derniers l’engageaient à faire venir un Aboune, à monter à cheval et à marcher à leur tête contre le Dedjadj Oubié, le Dedjadj Guoscho ou tout autre qui refuserait de reconnaître sa suzeraineté ; mais il n’osait s’en remettre à eux, de peur de s’aliéner ses parents musulmans. Sa mère lui causait aussi de grands embarras ; selon qu’il inclinait vers le parti des chrétiens ou celui des musulmans, elle se rapprochait du parti contraire, rappelant à ceux-ci que son père et sa mère étaient morts musulmans, et à ceux-là les services qu’elle n’avait cessé de leur rendre.

À la mort du Dedjadj Conefo, selon l’usage, les notables et la famille de ce Polémarque ayant fait asseoir sur son alga l’aîné de ses deux fils, le Lidj Ilma, âgé de dix-huit à dix-neuf ans, avaient envoyé immédiatement au Ras Ali le bouclier, le sabre et le cheval de bataille du défunt, demandant pour le Lidj Ilma l’investiture du gouvernement paternel, ou tout au moins l’exercice du droit de déport[1] pour lui, son frère, le Lidj Moukouennen et leurs sœurs.

Le Ras Ali avait gardé le bouclier de Conefo, sans en renvoyer un autre à ses fils. Il leur avait adressé des promesses et des encouragements ; mais il ne leur accordait ni le ban d’investiture ni le droit de déport, et ces deux jeunes gens, entourés de l’armée de leur père, attendaient dans une attitude hostile. Ces événements tenaient en suspens presque toute l’Éthiopie, et plus particulièrement le Dambya, l’Agaw-Médir, le Damote et le Gojam, c’est-à-dire, après le Bégamdir les pays les plus étendus de la mouvance du Ras.

En présence de ces graves préoccupations, la mésintelligence entre le Ras Ali et son Fit-worari perdait de son importance. Néanmoins, la Waïzoro Manann, voyant le chagrin de sa fille qui dépérissait de jour en jour, fit proposer au Dedjadj Guoscho de se porter en médiateur entre le Ras et Birro. Le Ras accepta cette médiation, et, de concert avec sa mère, il invita le Dedjadj Guoscho à venir sur-le-champ à Dabra Tabor, afin de s’entendre au sujet de Birro et sur la meilleure conduite à tenir dans les circonstances importantes où le pays se trouvait. Birro supplia son père de ne point commettre sa personne chez leur suzerain qui méditait, disait-il, de les envelopper dans une commune disgrâce ; et en même temps qu’il le poussait à se déclarer indépendant, il activait pour son compte ses préparatifs de rébellion. Quoiqu’il fût le moins important parmi les personnages alors en vue, le bruit se faisait surtout autour de son nom et semblait l’annoncer comme le principal acteur dans les événements qui allaient suivre. La manière imprévue dont il avait été en quelque sorte imposé à son père, au Ras et même à la Waïzoro Manann, ses succès si rapides remportés en dehors des règles ordinaires de la prudence, l’impunité avec laquelle il avait pu agir, comme on l’a vu, au milieu de l’armée du Ras et à sa cour, la façon dont il semblait peser en toute circonstance et son peu de ménagement envers les puissants, tout concourait à surprendre ; et les Éthiopiens, habitués à rapporter à Dieu ce qui leur paraît incompréhensible, disaient que Birro, sans appui parmi les hommes, devait être quelque instrument de la volonté divine.

Le Dedjadj Guoscho voulut se rendre immédiatement à l’invitation de son suzerain, mais ses conseillers et notables furent unanimes à s’y opposer. L’un d’eux, l’Azzage Fanta, Biarque du Damote, fut choisi comme envoyé auprès d’Ali et de sa mère, pour leur représenter que le voyage du Dedjazmatch à Dabra Tabor, au plus fort de l’hiver, prêterait aux évènements une importance exagérée, et, loin de rassurer le pays, l’inquiéterait ; que le Dedjazmatch répondait de la conduite et des actes de Birro jusqu’au printemps, époque à laquelle il irait s’entendre avec eux, et que, jusque là, il convenait, selon lui, de ne pas tenir séparé Birro de sa jeune femme ; qu’on pouvait la confier à l’Azzage Fanta, et que lui-même veillerait sur elle, comme sur sa propre fille.

Le but de sa mission était de démêler les intentions secrètes du Ras à l’égard du Dedjadj Guoscho, comme aussi à l’égard des fils de Conefo, et si enfin, comme on le disait, le Ras serait bien aise de rompre le mariage de sa sœur avec Birro. Il devait, à tout prix, obtenir que la jeune femme fût renvoyée à son mari. Il devait en outre s’assurer de la sincérité des encouragements que la Waïzoro Manann faisait tenir secrètement à Birro.

Le Dedjazmatch prévint le Ras Ali et sa mère, par un messager spécial, qu’il leur envoyait l’Azzage Fanta, un de ses plus intimes conseillers, pour leur expliquer toute sa pensée et pour le suppléer en tout auprès d’eux. Deux jours après, Fanta partit.

Cet envoyé commençait alors une fortune qu’il devait tourner plus tard contre son maître. D’une belle prestance et doué d’une parole facile, souple, réservé, prudent, plein de ressources dans le conseil, cauteleux, ambitieux quoique peu fait pour la guerre, à la fois grave et spirituel, administrateur excellent, cupide, mais généreux à propos, habile à enlacer ceux qu’il voulait gagner, l’Azzage Fanta était le meilleur négociateur qu’on pût choisir.

Le Ras se montra prêt à oublier les torts de Birro, mais il allégua ne pouvoir exposer sa sœur aux intempéries d’un voyage que la saison où l’on était rendait pénible même pour un homme ; il la renverrait au printemps, et, jusque-là, pour prouver au Dedjadj Guoscho son désir de rester uni avec lui, il investissait Birro des districts importants de l’Ibaba et du Metcha, situés sur les frontières du Damote, où il serait davantage sous le contrôle paternel. Le Dedjadj Guoscho accueillit cette faveur avec une défiance que l’Azzage Fanta confirma pleinement à son retour. Néanmoins, Birro se rendit dans son nouveau gouvernement, après être venu passer deux jours à Goudara pour s’entendre avec son père.

Trois semaines plus tard, le Ras Ali accrut encore les défiances, en conférant inopinément à Birro l’investiture du gouvernement de Conefo.

Les motifs qu’il donnait ne déguisaient qu’imparfaitement sa perfidie. Il ne pouvait se résoudre, disait-il, à marcher contre les fils de son vassal regretté, aveuglés par les conseils de notables ambitieux et d’une armée turbulente ; et comme leur père, en mourant, les avait recommandés au Dedjadj Guoscho, il ne doutait pas qu’ils ne missent bas les armes devant la volonté d’un si bon tuteur, pour céder la place à Birro, qui, de son côté, ne pouvait manquer d’agir envers eux comme un frère. Si son choix s’était détourné de tant d’illustres candidats pour confier à Birro un gouvernement si important, c’est qu’il se sentait assez généreux pour lui prouver, ainsi qu’aux enfants de Conefo, qu’il oubliait les torts des fils en considération de son affection pour les pères. Il comptait, du reste, que son beau-frère surtout s’efforcerait, par ses loyaux services, de dissiper le nuage qui s’était élevé entre eux.

La répugnance du Ras à marcher contre le Lidj Ilma provenait bien moins de sa reconnaissance pour les services de Conefo, que de l’humiliation qu’il éprouvait à montrer que, malgré ses prétentions à la suzeraineté sur toute l’Éthiopie, il en était réduit à prendre lui-même les armes pour valider l’investiture d’une province contiguë à son domaine personnel. Les chefs du parti musulman que le Fit-worari Birro avait offensés par ses dédains durant la campagne en Idjou, voulaient profiter de la rancune assez légitime que le Ras nourrissait contre lui pour le perdre, et pour perdre du même coup le Dedjadj Guoscho, le Lidj Ilma, et amoindrir enfin l’ascendant de la Waïzoro Manann et du parti chrétien en Bégamdir. Ils représentaient au Ras, qui tenait encore au Dedjadj Guoscho, que le moyen d’éprouver la fidélité de ce prince était de donner le Dambya à Birro. Ils espéraient ainsi déterminer le Dedjazmatch à se coaliser ouvertement avec les fils de Conefo, auquel cas le Ras serait dans l’obligation de marcher contre eux ; ou bien, en engageant son amour-propre paternel, ils espéraient le pousser à livrer bataille à une armée nombreuse qui les gênait. Si le Dedjadj Guoscho était vaincu, ce serait un ennemi de moins pour eux ; s’il était vainqueur, il se serait affaibli par sa victoire même, puisqu’il aurait dispersé l’armée du Conefo, qui ne demandait qu’à faire cause commune avec lui. De plus, Birro, que le Ras, sans l’avouer, tenait surtout à atteindre, en prenant possession du gouvernement du Dambya, province ouverte et contiguë au Bégamdir, se trouverait ainsi à la discrétion du Ras. Ils cherchaient fort justement, à leur point de vue, à précipiter ces événements, afin d’empêcher une coalition présumable entre le Dedjadj Guoscho, le Lidj Ilma et le Dedjadj Oubié, que son indécision seule empêchait de se joindre à la ligue chrétienne, dont les forces réunies pouvaient presque sans combat balayer du Bégamdir la puissance du Ras, qui ne devait sa durée qu’à la division du parti chrétien.

Sitôt que le Lidj Ilma fut informé de la publication à Dabra Tabor du ban qui investissait Birro du gouvernement du Dambya et de l’Agaw Médir, il offrit au Dedjadj Guoscho de se mettre sous ses ordres pour marcher incontinent contre le Ras qu’ils pouvaient combattre avec avantage en l’attaquant à l’improviste.

La position du Dedjadj Guoscho devenait embarrassante. Malgré le ban publié à Dabra Tabor, Birro était impuissant à prendre sans aide possession de son investiture que l’armée de Conefo ne céderait pas sans combat ; et s’il refusait d’aller installer son fils en Dambya, il froissait l’ambition de ce dernier, rompait avec le Ras, se réduisait à marcher contre lui avec Ilma ; et dans le cas où le sort des armes leur serait favorable, l’ambitieux Dedjadj Oubié ne manquerait pas l’occasion de l’attaquer avec son armée déjà prête, sans lui laisser le temps de réunir les ressources militaires des provinces nouvellement conquises. D’autre part, s’il battait l’armée d’Ilma, il détruisait une force imposante, prête à servir ses propres desseins, et dont la connivence éventuelle réduisait actuellement le Ras à compter avec lui. D’ailleurs Birro, en possession de son nouveau gouvernement, serait contraint de séjourner loin de lui en Dambya, où il serait en butte à l’hostilité de vassaux mécontents du dépouillement de leur bien-aimé Conefo, et à la discrétion du Ras qui, avec sa nombreuse cavalerie, pourrait l’atteindre à l’improviste en une seule nuit. Enfin, s’il échouait devant l’armée d’Ilma, un peu plus nombreuse que la sienne, et la plus aguerrie de l’Éthiopie, il se ruinait, confirmait la position du Ras en le débarrassant de lui, et il justifiait l’opinion publique contraire à la dépossession de ses pupilles, sans sauver ces jeunes princes contre lesquels le Ras marcherait le lendemain.

Parmi ses conseillers, quelques-uns, mettant en première ligne l’intérêt de sa gloire, voulaient que plutôt que d’encourir les reproches d’orphelins qui lui étaient confiés, il affrontât les péripéties d’une lutte inégale contre le Ras ; mais la majorité du conseil soutenait spécieusement l’opportunité d’une conduite opposée. Les fils de Conefo pouvaient céder à la première sommation du Prince : dans ce cas, il les abriterait chez lui, en attendant des circonstances meilleures ; si au contraire il était réduit à les dompter par les armes, il les recueillerait de même, car s’il refusait de les déposséder en faveur de Birro, le Ras marcherait lui-même peut-être contre eux, et il était préférable que le Dedjadj Guoscho se chargeât de ce soin, afin d’éviter au moins à ses pupilles le danger de tomber en d’autres mains. Pour ce qui était de s’en faire des alliés contre le Ras, leur inexpérience, leur ambition et l’instabilité de leur conseil les rendaient trop accessibles à l’offre, que le Ras ne manquerait pas de leur faire, de les confirmer dans l’investiture de leur père, à condition qu’ils déserteraient leur tuteur. Enfin, cette considération que l’opinion publique s’était prononcée en faveur des fils du Dedjadj Conefo, ne devait pas arrêter cette fois : quelque respectable que fût l’opinion publique, il ne fallait pas oublier qu’elle errait souvent, que les affaires étaient presque toujours dirigées par des minorités, et qu’en cette circonstance du reste, l’expérience, la raison et une conscience éclairée ne pouvaient dicter d’autre conseil que le leur.

Le Prince balança quelques jours entre les deux partis à prendre. De tous côtés lui vinrent des avis dans l’un et l’autre sens, car le Damote et le Gojam s’étaient passionnés sur cette question ; de plus, les chefs de l’Agaw-Médir, qui depuis la mort de Conefo, semblaient vouloir se rallier à lui, lui transmettaient également leurs avis. De son côté, Birro lui expédiait messager sur messager pour le prémunir contre les donneurs de conseils. En dehors de toute ambition personnelle, disait-il, il ne pouvait comprendre qu’on hésitât à accepter la nouvelle investiture, ne fût-ce que pour empêcher les malveillants d’insinuer que la crainte de l’armée de Conefo influait sur leur décision ; il y allait de la gloire de son père, de la réputation de leur maison ; il lui demandait de lui confier seulement la moitié de son armée, et il ferait obéir Ilma de gré ou de force. Ali nous tend des piéges, ajoutait-il, à nous d’avancer et de les rompre. Quant à moi, je me garderai si bien en Dambya que toutes ses perfidies tourneront à sa confusion.

Le Dedjadj Guoscho se décida à annoncer aux fils de Conefo la nécessité où il se trouvait d’accepter pour Birro l’investiture de leurs provinces, et il leur fit en même temps les propositions les plus caressantes. Leur conseil et leur armée répondirent par un seul cri de défi, et il se décida à prendre immédiatement la campagne.

Le même soir, il me dit :

— Nous allons probablement avoir une grosse bataille à livrer près de Gondar.

— Que Dieu vous y vienne en aide ! lui répondis-je.

— Pourquoi m’isoles-tu dans un vœu pareil ? Compterais-tu rester en arrière ?

Je lui demandai en riant si j’étais son lige, pour mettre mon corps dans toutes ses entreprises.

— Tu es pour moi mieux que vassal et lige ; un lien de Dieu s’est fait entre nous, et si j’en croyais le désir que j’ai de te complaire, c’est toi qui serais mon suzerain. Mais tu ne songes pas, j’imagine, à me quitter un jour de combat ?

— Non, certes, Monseigneur, lui répondis-je.

En effet, mes sympathies pour ce Prince s’étaient confirmées de plus en plus. Depuis que je m’exprimais en amarigna, par courtoisie et pour me conformer aux usages, je l’appelais Monseigneur ; je m’aperçus bientôt que ce titre n’était pas un mot vain dans ma bouche et qu’il signifiait en réalité que j’étais arrivé insensiblement à l’aimer assez pour désirer me lier à sa fortune. Sans avoir renoncé à mon pays, je jugeais que la rude vie que je m’essayais à mener me donnerait quelques résultats utiles, et que ma présence auprès d’un Prince d’un esprit élevé et désireux de connaître les progrès de l’Europe, pouvait produire quelque bien. Comme je n’avais aucun intérêt matériel à cette cour et que je passais pour être en crédit, les mécontents et les victimes s’adressaient à moi déjà pour faire aboutir leurs plaintes ; j’étais bien jeune, et, comme ceux de mon âge, l’idée de bannir l’injustice me séduisait. D’ailleurs, pour étudier ce pays si curieux, nulle position ne pouvait être meilleure que celle que me faisait le Prince, et tout concourait à m’engager de plus en plus envers lui. Je songeais bien à mon foyer de France, mais je laissais aux événements et à Dieu le soin de m’y ramener.

Nos préparatifs de départ se faisaient en toute hâte ; mais l’état de santé de la Waïzoro Sahalou les suspendit tout à coup. Quoique demeurant à côté d’elle, j’ignorais qu’elle fût malade, ses messages journaliers n’ayant point été interrompus ; aussi, fus-je très-surpris quand une matrone d’un rang élevé, accompagnée de plusieurs dames, vint m’apprendre qu’elle était à la mort et me demander si je n’avais pas quelque remède pour elle. Le Prince avait autorisé cette démarche ; je me rendis auprès de lui et je lui répétai, comme au sujet du Lidj Dori, que je n’étais rien moins que médecin.

— C’est égal, tu l’es plus que nous ; va la voir, et tu me diras ton avis.

J’entrai donc chez la Waïzoro. Une soixantaine de femmes et de filles de notables pleuraient, assises devant le rideau d’une alcôve. On me fit place, et je passai derrière le rideau. Sur un alga encombré de toges blanches, gisait la Waïzoro Sahalou, inanimée, les yeux fermés, la tête sur un oreiller d’ébène. À son chevet, dans la ruelle, son aumônier, vieux prêtre à barbe blanche, était debout, une petite croix à la main, et une jeune femme d’une éclatante beauté, parente préférée de la Waïzoro, agenouillée par terre et accoudée sur la couche, lui tenait la main, qu’elle baignait de larmes. Au pied de l’alga se tenaient une naine, laide, difforme, toute bouffie de chagrin, et deux petites filles de service, immobiles, interdites, qui semblaient attendre quelque ordre de leur maîtresse. La sueur froide qui perlait sur son front, la respiration faible et crépitante, la décoloration des lèvres, le pouls rare et intercadent, tout m’impressionna péniblement, car j’aimais cette princesse, parce qu’elle était la femme de Monseigneur, parce qu’elle faisait incessamment le bien autour d’elle, et parce qu’elle avait eu pour moi les attentions les plus délicates.

M’étant renseigné de mon mieux, j’allai trouver le Prince et lui proposai d’employer un remède énergique, mais qui offrait quelque danger à cause de notre incertitude sur la nature de la maladie.

Et comme il s’en remettait à mon jugement, je lui fis remarquer que si un malheur arrivait, j’en serais accusé.

— Peut-on empêcher les fous de médire ? reprit-il. Une pareille inquiétude m’étonne de ta part, car s’il s’agit pour moi de ma femme, pour toi, ne s’agit-il pas d’une véritable mère ? Va, hâte-toi d’agir, et que Dieu nous aide !

Je fis immédiatement fabriquer sous mes yeux des balances par l’orfèvre du Prince : un mince fil de cuivre servit de fléau ; deux petites rondelles en papier, suspendues avec des fils de soie, complétèrent l’instrument, et le remède, minutieusement pesé, je le délayai dans un peu d’eau.

Le Prince ayant mis le principal eunuque sous mes ordres, je fis d’abord sortir toutes les femmes qui encombraient la maison ; l’aumônier, la parente favorite, la naine, trois ou quatre petites filles de services et un ancien Fit-worari, proche parent de la Waïzoro, furent les seules personnes dont je tolérai la présence. La malade étant toujours insensible, on dut lui desserrer les dents pour lui faire prendre la potion. Son parent fit observer que je devrais, selon l’usage, goûter la boisson avant de l’administrer, mais il n’osa pas insister. Quelques symptômes heureux se manifestèrent, mais se dissipèrent bientôt ; des frictions énergiques les firent reparaître, et je courus chez le Prince. Pendant que je lui faisais mon rapport, nous entendîmes des éclats de pleurs, mêlés au début d’une de ces thrénodies qu’on chante aux funérailles. Le Prince tressaillit et m’interrogea du regard.

— Non, non, Monseigneur, cela n’est pas, lui dis-je ; je ne vous l’aurais pas caché.

J’envoyai des huissiers, des pages, des eunuques tous ceux que je pus trouver, pour disperser les thrénodes et affirmer que la princesse allait mieux ; la cloche de l’église commençait même à sonner le glas, mais on étouffa tous ces bruits de sinistre augure. Cependant, de retour auprès de la malade, je perdais moi-même tout espoir, lorsqu’enfin elle ouvrit les yeux. Peu à peu, comme des profondeurs de sa léthargie, l’intelligence remonta dans son regard, qu’elle arrêta sur moi, en disant lentement :

— Tiens ! Mikaël !… J’ai donc été bien mal ?

Bientôt, elle donna d’une manière plus active et continue les preuves de son retour à la vie ; elle chercha à rassurer son aumônier et ses suivantes, se fit soulever, demanda l’absolution et me dit, pendant qu’on la remettait sur sa couche :

— Hélas ! Mikaël, que nous sommes peu de chose !

Le prêtre pleurait de joie, bénissait sa pénitente, et la bénissait encore, les autres se répandaient en actions de grâces. Je dus les engager à contenir leurs manifestations, par ménagement pour leur maîtresse ; j’indiquai quelques soins à donner, et malgré l’opposition aimable de la malade, je la quittai pour aller confirmer au Prince l’heureuse nouvelle que je lui avais déjà envoyé porter par un eunuque.

La nuit était avancée ; beaucoup de gens veillaient sur la place, accroupis autour de grands feux ; la bonne nouvelle circulait déjà parmi eux, et je jouis à mon passage de l’heureuse impression qu’elle leur causait, car la Waïzoro était aimée de tous.

Je trouvai le Prince, son chapelet à la main ; sa physionomie s’éclaira de joie, lorsque je lui dis que je lui apportais le bonsoir de la part de sa femme, qui avait complètement repris ses sens, et qui le priait de se rassurer sur son compte.

La Waïzoro eut encore quelques évanouissements, mais la semaine n’était pas écoulée qu’elle entrait en convalescence. Ses gens ne voulaient plus rien faire sans mes avis ; le digne aumônier venait à tout propos me chercher jusque chez le Prince, pour me mener auprès d’elle, et comme je parlais assez couramment l’amarigna, je pus goûter les charmes de la conversation de cette femme, qui eût été remarquable en tout pays.

Les préparatifs de départ furent repris ; les notables de la frontière chargés d’intercepter les communications avec le Dambya, nous firent dire de nous hâter, que le vide fait dans les rangs d’Ilma par la désertion d’une partie des troupes de l’Agaw-Médir se comblait rapidement, grâce aux volontaires venant de tous les points du Bégamdir. Le Prince fit ses adieux à sa femme, et sans avoir publié le ban d’usage, il alla camper à quelques milles de Goudara.

Quelque sévères que soient les princes éthiopiens, ils en sont ordinairement réduits, pour réunir leurs troupes, à publier plusieurs bans ; de plus, des bandes entières s’arrangent pour ne rejoindre que la veille de la bataille, afin de vivre jusque-là, à leur aise, aux dépens de l’habitant. En partant sans publier de ban, le Dedjazmatch comptait jeter l’alarme et hâter ainsi la réunion de ses soldats, très-enclins à s’attarder et à mal faire, mais trop attachés à sa personne pour le laisser courir seul au danger.

La Waïzoro Sahalou avait demandé à son mari de me laisser auprès d’elle, et pour tout concilier, j’étais convenu de rejoindre l’armée à sa troisième ou quatrième étape ; en conséquence, je restai auprès de la Waïzoro Sahalou cinq jours de plus, et je pus apprécier davantage cette femme distinguée. Son expérience des affaires eût été surprenante chez une personne vivant comme elle dans la retraite rigoureuse imposée aux personnes de son rang, si l’on ne savait que même dans cet état, les femmes ne perdent rien de ce qui se fait dans le monde, non plus que de leur influence. Les faits contemporains, leurs causes et leurs effets, s’étaient classés dans sa mémoire avec un ordre merveilleux. Son intelligence vive, une diction claire, élégante et un charme particulier dans la prononciation rendaient ses récits des plus attrayants. Elle me raconta les événements dans lesquels nous étions engagés, la biographie des principaux personnages de la cour d’Ali, de celle de Conefo, de celle de son mari, et ses appréciations témoignaient d’une sagacité et d’un jugement des plus remarquables ; aussi m’initiait-elle, comme en se jouant, aux intérêts les plus sérieux du pays. Elle passait pour avoir reçu une très-bonne éducation, lisait couramment son psautier et les évangiles en langue guez, et se plaisait à discuter sur les diverses interprétations du texte ; elle lisait également la Vie des Saints en guez. Sa connaissance de cette langue morte lui donnait pour l’amarigna le même avantage que la connaissance du latin et du grec donne à ceux qui parlent les langues qui en dérivent. Réduite à communiquer avec tout le monde par messages et à traiter de toute sorte d’affaires avec des gens de tous les rangs, elle avait au plus haut point l’art de saisir le cœur d’une question et de condenser sa pensée dans une forme lucide et frappante. Ses jeunes filles de service, habituées à transmettre ses messages, acquéraient une distinction de langage et de manières, qui valait à la plupart d’entre elles, quoique appartenant à des familles pauvres, des mariages avantageux. Sa religion était éclairée, et sa charité s’exerçait continuellement. Elle avait parmi les femmes la réputation de filer admirablement et d’exceller dans l’art de la cuisine, de composer des parfums, de faire l’hydromel et de restaurer, par un régime intelligent, les malades ou les gens épuisés par la misère ou les fatigues. Sans quitter son alga, elle communiquait son activité aux nombreux serviteurs, hommes et femmes, qui composaient sa maison, et dont quelques-uns seulement avaient le droit de se présenter devant elle ; elle inspirait à la fois la crainte et l’affection tant dans son intérieur qu’au dehors. Vive quelquefois jusqu’à l’emportement, elle prévenait les rancunes en reconnaissant ses torts avec une rare facilité. L’injustice la révoltait, mais son mari avait eu à lutter longtemps pour l’empêcher de s’immiscer plus que de raison dans les affaires de son gouvernement. Elle avait le teint d’une Espagnole brune, le front haut, large, uni, la chevelure fort belle et de grands yeux expressifs ; la pureté de ses traits, une certaine ampleur dans les formes, la distinction de son langage, de ses manières et sa politesse toujours aisée formaient un ensemble parfaitement en rapport avec le haut rang qu’elle occupait.

J’avais accueilli avec joie la perspective d’une nouvelle campagne, mais la façon dont la Waïzoro l’envisageait me communiqua quelques-unes de ses appréhensions.

— L’âme de Conefo, disait-elle, n’a pas été rappelée depuis si longtemps, que Dieu ne lui permette de veiller encore sur ses deux orphelins, qui n’ont pas eu le temps de devenir coupables. Aussi, que nous soyons vainqueurs ou vaincus, je ne cesserai de redouter les suites de cette guerre. Mais on prétend que nous autres femmes nous n’entendons rien à la conduite des affaires.

Ayant tenté vainement de dissuader son mari de faire cette campagne, elle avait provoqué l’intervention d’anachorètes vénérés : deux d’entre eux étaient venus à Goudara, mais le Prince s’était montré respectueusement sourd à leurs conseils.

Ces religieux, dont j’ai déjà parlé, ne quittent leurs solitudes qu’à l’occasion d’événements graves ou pour détourner les puissants ou ceux auxquels ils s’intéressent d’une conduite qui leur paraît contraire à la morale chrétienne ; ils s’arrangent pour arriver et repartir de nuit et accomplir mystérieusement leur mission. Plusieurs sont fatuaires de bonne foi et puisent leurs conseils dans des visions ou des extases ; d’autres sont d’anciens hommes de guerre, des chefs célèbres retirés depuis longtemps dans les solitudes et lorsqu’ils reparaissent dans le monde, ils ne s’autorisent que de leur âge, de leur expérience, de leur détachement et de leur charité pour leurs semblables ; les uns et les autres sont fort écoutés, car leurs conseils, leurs prévisions et même leurs prophéties se vérifient souvent d’une façon surprenante.

Lorsque je quittai la Waïzoro, elle fit venir son aumônier pour qu’il me bénît ; elle m’appela son fils et elle reçut mes adieux comme une bonne mère.


  1. Ce droit consiste pour les enfants d’un fivatier à exercer durant un an l’autorité de leur père défunt. À tous les degrés de la hiérarchie, il est d’usage d’accorder ce droit aux héritiers d’un serviteur, tant pour reconnaître ses bons services, que pour mettre à l’épreuve les capacités de ses héritiers à lui succéder dans sa charge, et leur permettre en tous cas de faire des provisions pour l’avenir ; car il est rare que les seigneurs même laissent un héritage en rapport avec leur position, à cause de leur habitude de tout partager avec leurs soldats. Tel Dedjazmatch n’a même pas laissé de quoi subvenir aux frais de son festin funéraire.