Du Dandysme et de George Brummell/07

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Alphonse Lemerre (p. 20-23).
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VII


C ’est pourtant avec des mots semblables à celui de Byron que l’histoire de Brummell sera écrite, et, comme par une singulière mystification de la destinée, ce sont de tels mots qui la rendent indéchiffrable. L’admiration ne se justifiant point par des faits qui ont péri tout entiers, parce que, de leur nature, ils étaient éphémères, l’autorité du plus grand nom, l’hommage du plus entraînant génie rendront l’énigme plus obscure. En effet, ce qui reste le moins de toute société, la partie des mœurs qui ne laisse pas de débris, l’arôme trop subtil pour qu’il se conserve, ce sont les manières, les intransmissibles manières[1], par lesquelles Brummell fut un prince de son temps. Semblable à l’orateur, au grand comédien, au causeur, à tous ces esprits qui parlent au corps par le corps, comme disait Buffon, Brummell n’a qu’un nom, qui brille d’un reflet mystérieux dans tous les Mémoires de son époque. On y explique mal la place qu’il y tient ; mais on la voit, et ce vaut la peine qu’on y pense. Quant à l’étude présente, détaillée, du portrait qui reste à faire, nul homme jusqu’ici n’en a affronté la lutte douloureuse ; nul penseur n’a cherché à se rendre compte, gravement, sévèrement, de cette influence qui répond à une loi ou à un travers, c’est-à-dire à la déviation d’une loi, ― à une loi encore. Pour cela, les esprits profonds n’avaient pas assez de finesse ; les esprits fins, de profondeur.

Plusieurs ont essayé, nonobstant. Du vivant même de Brummell, deux plumes célèbres, mais taillées trop fin, trempées d’encre de Chine trop musquée, jetèrent sur un papier bleuâtre, à tranches d’argent, quelques traits faciles à travers lesquels on vit Brummell. C’était charmant de légèreté spirituelle et de pénétration négligente. Ce fut Pelham, ce fut Granby. Ce fut Brummell aussi jusqu’à un certain point, puisqu’on y dogmatisait sur le Dandysme ; mais l’intention avait-elle été de le peindre, sinon dans les faits de sa vie, au moins dans les réalités de son être et les possibilités du roman ? Pour Pelham, ce n’est pas bien sûr. Pour Granby, on le croirait davantage : le portrait de Trebeck semble avoir été fait sur le vif ; on n’invente pas ces nuances étranges, mi-nature et mi-société, et l’on sent que la présence réelle a dû vivifier le coup de pinceau qui les retrace.

Mais, à cela près du roman de Lister, où Brummell, s’il fallait l’y chercher, se retrouverait bien mieux que dans le Pelham de M. Bulwer, il n’y a point de livre, en Angleterre, qui montre Brummell comme il fut, et qui explique un peu nettement la puissance de son personnage. Récemment, il est vrai, un homme distingué[2] a publié deux volumes dans lesquels il a réuni avec une patience d’ange curieux tous les faits connus de la vie de Brummell. Pourquoi faut-il que tant d’efforts et de sollicitudes n’aient abouti qu’à une chronique timorée, sans le dessous de cartes de l’histoire ? C’est l’explication historique qui manque à Brummell. Il a encore des admirateurs comme l’épigrammatique Cecil, des curieux comme M. Jesse, des ennemis… on ne cite personne. Mais parmi ses contemporains restés debout, parmi les pédants de tous les âges, honnêtes gens qui ont à l’esprit les deux bras gauches que Rivarol donnait à toutes les Anglaises, il en est qui s’indignent de bonne foi contre l’éclat attaché au nom de Brummell : lourdauds de moralité grave, cette gloire de la frivolité les insulte. Seul, l’historien, c’est-à-dire le juge, ― le juge sans enthousiasme et sans haine, ― n’a point encore paru pour le grand Dandy, et chaque jour qui passe est un empêchement pour qu’il naisse. On a dit pourquoi. S’il ne vient pas, la gloire aura été pour Brummell un miroir de plus. Vivant, elle l’aura réfléchi dans l’étincelante pureté de sa fragile surface ; mais, ― comme les miroirs, quand il n’y a plus là personne, ― mort, elle n’en aura rien gardé.

  1. Les manières, c’est la fusion des mouvements de l’esprit et du corps, et l’on ne peint pas des mouvements.
  2. Le capitaine Jesse. Il a publié deux forts volumes in-8o sur Brummell ; et, avant de les avoir publiés, il avait mis à notre disposition, avec une courtoisie parfaite, les renseignements qu’il possédait sur le fameux Dandy.