Aller au contenu

Du Thésauriseur et du Singe

La bibliothèque libre.


Fables choisies, mises en versClaude BarbinLivre xii (p. 14-17).

FABLE III.

Du Theſauriſeur & du Singe.

Un Homme accumuloit. On ſçait que cette erreur
Va ſouvent juſqu’à la fureur.
Celui-ci ne ſongeoit que Ducats & Piſtoles.
Quand ces biens ſont oiſifs, je tiens qu’ils ſont frivoles.

Pour ſeureté de ſon Treſor
Nôtre Avare habitoit un lieu dont Amphitrite
Défendoit aux voleurs de toutes parts l’abord.
Là d’une volupté, ſelon moi fort petite,
Et ſelon lui fort grande, il entaſſoit toûjours.
Il paſſoit les nuits & les jours
À compter, calculer, ſupputer ſans relâche ;
Calculant, ſupputant, comptant comme à la tâche,
Car il trouvoit toûjours du mécompte à ſon fait :
Un gros Singe plus ſage, à mon ſens, que ſon maître,
Jettoit quelque Doublon toûjours par la fenêtre,
Et rendoit le compte imparfait.
La chambre bien cadenacée

Permettoit de laiſſer l’argent ſur le comptoir.
Un beau jour Dom-bertrand ſe mit dans la penſée
D’en faire un ſacrifice au liquide manoir.
Quant à moi, lors que je compare
Les plaiſirs de ce Singe à ceux de cet Avare,
Je ne ſçai bonnement auſquels donner le prix :
Dom-bertrand gagneroit prés de certains eſprits ;
Les raiſons en ſeroient trop longues à déduire.
Un jour donc l’animal, qui ne ſongeoit qu’à nuire,
Détachoit du monceau tantôt quelque Doublon,
Un Jacobus, un Ducaton ;
Et puis quelque Noble à la roſe
Éprouvoit ſon adreſſe & ſa force à jetter

Ces morceaux de métal qui ſe font ſouhaiter
Par les humains ſur toute choſe.
S’il n’avoit entendu ſon Compteur à la fin
Mettre la clef dans la ſerrure,
Les Ducats auroient tous pris le même chemin,
Et couru la même avanture.
Il les auroit fait tous voler, juſqu’au dernier,
Dans le goufre enrichi par maint & maint naufrage.
Dieu veuille préſerver maint & maint Financier
Qui n’en fait pas meilleur uſage.