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Du contrat social/Édition 1762/Livre II/Chapitre 7

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Marc Michel Rey (p. 82-91).
LIVRE II

CHAPITRE VII.

Du Législateur.


Pour découvrir les meilleures regles de société qui conviennent aux Nations, il faudroit une intelligence supérieure, qui vit toutes les passions des hommes & qui n’en éprouvât aucune, qui n’eut aucun rapport avec notre nature & qui la connût à fond, dont le bonheur fût indépendant de nous & qui pourtant voulut bien s’occuper du nôtre ; enfin qui, dans le progrès des tems se ménageant une gloire éloignée, put travailler dans un siecle & jouir dans un autre[1]. Il faudroit des Dieux pour donner des loix aux hommes.

Le meme raisonnement que faisoit Caligula quant au fait, Platon le faisoit quant au droit pour définir l’homme civil ou royal qu’il cherche dans son livre du regne ; mais s’il est vrai qu’un grand Prince est un homme rare, que sera-ce d’un grand Législateur ? Le premier n’a qu’à suivre le modele que l’autre doit proposer. Celui-ci est le méchanicien qui invente la machine, celui-là n’est que l’ouvrier qui la monte & la fait marcher. Dans la naissance des sociétés, dit Montesquieu, ce sont les chefs des républiques qui font l’institution, & c’est ensuite l’institution qui forme les chefs des républiques.

Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait & solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie & son être ; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer ; de substituer une existence partielle & morale à l’existence physique & indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangeres & dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes & anéanties, plus les acquises sont grandes & durables, plus aussi l’institution est solide & parfaite : En sorte que si chaque Citoyen n’est rien, ne peut rien, que par tous les autres, & que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection qu’elle puisse atteindre.

Le legislateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’Etat. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution : C’est une fonction particuliere & supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain ; car si celui qui commande aux hommes ne doit pas commander aux loix, celui qui commande aux loix ne doit pas non plus commander aux hommes ; autrement ses loix, ministres de ses passions, ne feroient souvent que perpétuer ses injustices, & jamais il ne pourroit éviter que des vues particulieres n’altérassent la sainteté de son ouvrage.

Quand Lycurgue donna des loix à sa patrie, il commença par abdiquer la Royauté. C’étoit la coutume de la plupart des villes grecques de confier à des étrangers l’établissement des leurs. Les Républiques modernes de l’Italie imiterent souvent cet usage ; celle de Genève en fit autant & s’en trouva bien[2]. Rome dans son plus bel âge vit renaitre en son sein tous les crimes de la Tirannie, & se vit prête à périr, pour avoir réuni sur les mêmes têtes l’autorité législative & le pouvoir souverain.

Cependant les Décemvirs eux-mêmes ne s’arrogerent jamais le droit de faire passer aucune loi de leur seule autorité. Rien de ce que nous vous proposons, disoient-ils au peuple, ne peut passer en loi sans votre consentement. Romains, soyez vous-mêmes les auteurs des loix qui doivent faire votre bonheur.

Celui qui rédige les loix n’a donc ou ne doit avoir aucun droit législatif, & le peuple même ne peut, quand il le voudroit, se dépouiller de ce droit incommunicable ; parce que selon le pacte fondamental il n’y a que la volonté générale qui oblige les particuliers, & qu’on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté particuliere est conforme à la volonté générale, qu’après l’avoir soumise aux suffrages libres du peuple : j’ai déjà dit cela, mais il n’est pas inutile de le répéter.

Ainsi l’on trouve à la fois dans l’ouvrage de la législation deux choses qui semblent incompatibles : une entreprise au dessus de la force humaine, & pour l’exécuter, une autorité qui n’est rien.

Autre difficulté qui mérite attention. Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n’en sauroient être entendus. Or il y a mille sortes d’idées qu’il est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales & les objets trop éloignés sont également hors de sa portée ; chaque individu ne goûtant d’autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à son intérêt particulier, apperçoit difficilement les avantages qu’il doit retirer des privations continuelles qu’imposent les bonnes loix. Pour qu’un peuple naissant put goûter les saines maximes de la politique & suivre les regles fondamentales de la raison d’Etat, il faudroit que l’effet put devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, & que les hommes fussent avant les loix ce qu’ils doivent devenir par elles. Ainsi donc le Législateur ne pouvant employer ni la force ni le raisonnement, c’est une nécessité qu’il recoure à une autorité d’un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence & persuader sans convaincre.

Voila ce qui força de tous tems les peres des nations de recourir à l’intervention du ciel & d’honorer les Dieux de leur propre sagesse, afin que les peuples, soumis aux loix de l’Etat comme à celles de la nature, & reconnoissant le même pouvoir dans la formation de l’homme & dans celle de la cité, obéissent avec liberté & portassent docilement le joug de la félicité publique.

Cette raison sublime qui s’éleve au dessus de la portée des hommes vulgaires est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l’autorité divine ceux que ne pourroit ébranler la prudence humaine [3]. Mais il n’appartient pas à tout homme de faire parler les Dieux, ni d’en être cru quand il s’annonce pour être leur interprête. La grande ame du Législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission. Tout homme peut graver des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un secret commerce avec quelque divinité, ou dresser un oiseau pour lui parler à l’oreille, ou trouver d’autres moyens grossiers d’en imposer au peuple. Celui qui ne saura que cela pourra même assembler par hazard une troupe d’insensés, mais il ne fondera jamais un empire, & son extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains prestiges forment un lien passager, il n’y a que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque, toujours subsistante, celle de l’enfant d’Ismaël qui depuis dix siecles régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd’hui les grands hommes qui les ont dictées ; & tandis que l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti ne voit en eux que d’heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand & puissant génie qui préside aux établissemens durables.

Il ne faut pas, de tout ceci conclure avec Warburton que la politique & la religion aient parmi nous un objet commun, mais que dans l’origine des nations l’une sert d’instrument à l’autre.


  1. Un peuple ne devient célebre que quand sa législation commence à décliner. On ignore durant combien de siecles l’institution de Lycurgue fit le bonheur des Spartiates avant qu’il fut question d’eux dans le reste de la Grece.
  2. Ceux qui ne considerent Calvin que comme théologien connoissent mal l’étendue de son génie. La redaction de nos sages Edits, à laquelle il eut beaucoup de part, lui fait autant d’honneur que son institution. Quelque révolution que le tems puisse amener dans notre culte, tant que l’amour de la patrie & de la liberté ne sera pas éteint parmi nous, jamais la mémoire de ce grand homme ne cessera d’y être en bénédiction.
  3. E veramente, dit Machiavel, mai non fù alcuno ordinatore di leggi straordinarie in un popolo, che non ricorresse a Dio, perche altrimenti non sarebbero accettate ; perche sono molti beni conosciuti da uno prudente, i quali non banno in se raggioni evidenti da potergli persuadere ad altrui. Discorsi sopra Tito Livio. L. I. c. XI.