Du contrat social/Édition 1762/Livre II/Chapitre 8

La bibliothèque libre.
Marc Michel Rey (p. 92-96).
LIVRE II

CHAPITRE VIII.

Du peuple.


Comme avant d’élever un grand édifice l’architecte observe & sonde le sol, pour voir s’il en peut soutenir le poids, le sage instituteur ne commence pas par rédiger de bonnes loix elles-mêmes, mais il examine auparavant si le peuple auquel il les destine est propre à les supporter. C’est pour cela que Platon refusa de donner des loix aux Arcadiens & aux Cyréniens, sachant que ces deux peuples étoient riches & ne pouvoient souffrir l’égalité : c’est pour cela qu’on vit en Crete de bonnes loix & de méchans hommes, parce que Minos n’avoit discipliné qu’un peuple chargé de vices.

Mille nations ont brillé sur la terre qui n’auroient jamais pu souffrir de bonnes loix, & celles mêmes qui l’auroient pu n’ont eu dans toute leur durée qu’un tems fort court pour cela. Les Peuples ainsi que les hommes ne sont dociles que dans leur jeunesse, ils deviennent incorrigibles en vieillissant ; quand une fois les coutumes sont établies & les préjugés enracinés, c’est une entreprise dangereuse & vaine de vouloir les réformer ; le peuple ne peut pas même souffrir qu’on touche à ses maux pour les détruire, semblable à ces malades stupides & sans courage qui frémissent à l’aspect du médecin.

Ce n’est pas que, comme quelques maladies bouleversent la tête des hommes & leur ôtent le souvenir du passé, il ne se trouve quelquefois dans la durée des États des époques violentes où les révolutions font sur les peuples ce que certaines crises font sur les individus, où l’horreur du passé tient lieu d’oubli, & où l’Etat, embrasé par les guerres civiles, renait pour ainsi dire de sa cendre & reprend la vigueur de la jeunesse en sortant des bras de la mort. Telle fut Sparte au tems de Lycurgue, telle fut Rome après les Tarquins ; & telles ont été parmi nous la Hollande & la Suisse après l’expulsion des Tirans.

Mais ces événemens sont rares ; ce sont des exceptions dont la raison se trouve toujours dans la constitution particuliere de l’Etat excepté. Elles ne sauroient même avoir lieu deux fois pour le même peuple, car il peut se rendre libre tant qu’il n’est que barbare, mais il ne le peut plus quand le ressort civil est usé. Alors les troubles peuvent le détruire sans que les révolutions puissent le rétablir, & sitôt que ses fers sont brisés, il tombe épars & n’existe plus : Il lui faut désormais un maitre & non pas un libérateur. Peuples libres, souvenez-vous de cette maxime : On peut acquérir la liberté ; mais on ne la recouvre jamais.

Il est pour les Nations comme pour les hommes un tems de maturité qu’il faut attendre avant de les soumettre à des loix ; mais la maturité d’un peuple n’est pas toujours facile à connoitre, & si on la prévient l’ouvrage est manqué. Tel peuple est disciplinable en naissant, tel autre ne l’est pas au bout de dix siecles. Les Russes ne seront jamais vraiment policés, parce qu’ils l’ont été trop tôt. Pierre avoit le génie imitatif ; il n’avoit pas le vrai génie, celui qui crée & fait tout de rien. Quelques unes des choses qu’il fit étoient bien, la plupart étoient déplacées. Il a vu que son peuple étoit barbare, il n’a point vu qu’il n’étoit pas mur pour la police ; il l’a voulu civiliser quand il ne faloit que l’agguerrir. Il a d’abord voulu faire des Allemands, des Anglois, quand il faloit commencer par faire des Russes ; il a empêché ses sujets de jamais devenir ce qu’ils pourroient être, en leur persuadant qu’ils étoient ce qu’ils ne sont pas. C’est ainsi qu’un Précepteur françois forme son éleve pour briller un moment dans son enfance, & puis n’être jamais rien. L’Empire de Russie voudra subjuguer l’Europe & sera subjugué lui-même. Les Tartares ses sujets ou ses voisins, deviendront ses maitres & les notres : Cette révolution me paroit infaillible. Tous les Rois de l’Europe travaillent de concert à l’accélérer.