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Du contrat social/Édition 1762/Livre II/Chapitre 9

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Marc Michel Rey (p. 97-102).
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LIVRE II

CHAPITRE IX.

Suite.


Comme la nature a donné des termes à la stature d’un homme bien conformé, passé lesquels elle ne fait plus que des Géants ou des Nains, il y a de même, eu égard à la meilleure constitution d’un État, des bornes à l’étendue qu’il peut avoir, afin qu’il ne soit ni trop grand pour pouvoir être bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir se maintenir par lui-même. Il y a dans tout corps politique un maximum de force qu’il ne sauroit passer, & duquel souvent il s’éloigne à force de s’aggrandir. Plus le lien social s’étend, plus il se relâche, & en général un petit État est proportionnellement plus fort qu’un grand.

Mille raisons démontrent cette maxime. Premierement l’administration devient plus pénible dans les grandes distances, comme un poids devient plus lourd au bout d’un plus grand lévier. Elle devient aussi plus onéreuse à mesure que les degrés se multiplient ; car chaque ville a d’abord la sienne que le peuple paye, chaque district la sienne encore payée par le peuple, ensuite chaque province, puis les grands gouvernemens, les Satrapies, les Viceroyautés qu’il faut toujours payer plus cher à mesure qu’on monte, & toujours aux dépends du malheureux peuple ; enfin vient l’administration suprême qui écrase tout. Tant de surcharges épuisent continuellement les sujets ; loin d’être mieux gouvernés par tous ces différens ordres, ils le sont bien moins que s’il n’y en avoit qu’un seul au dessus d’eux. Cependant à peine reste-t-il des ressources pour les cas extraordinaires, & quand il y faut recourir l’Etat est toujours à la veille de sa ruine.

Ce n’est pas tout ; non seulement le Gouvernement a moins de vigueur & de célérité pour faire observer les loix, empêcher les véxations, corriger les abus, prévenir les entreprises séditieuses qui peuvent se faire dans des lieux éloignés ; mais le peuple a moins d’affection pour ses chefs qu’il ne voit jamais, pour la patrie qui est à ses yeux comme le monde, & pour ses concitoyens dont la plus-part lui sont étrangers. Les mêmes loix ne peuvent convenir à tant de provinces diverses qui ont des mœurs différentes, qui vivent sous des climats opposés, & qui ne peuvent souffrir la même forme de gouvernement. Des loix différentes n’engendrent que trouble & confusion parmi des peuples qui, vivant sous les mêmes chefs & dans une communication continuelle, passent ou se marient les uns chez les autres &, soumis à d’autres coutumes, ne savent jamais si leur patrimoine est bien à eux. Les talens sont enfouis, les vertus ignorées, les vices impunis, dans cette multitude d’hommes inconnus les uns aux autres, que le siege de l’administration suprême rassemble dans un même lieu. Les Chefs accablés d’affaires ne voyent rien par eux-mêmes, des commis gouvernent l’Etat. Enfin les mesures qu’il faut prendre pour maintenir l’autorité générale, à laquelle tant d’Officiers éloignés veulent se soustraire ou en imposer, absorbe tous les soins publics, il n’en reste plus pour le bonheur du peuple, à peine en reste-t-il pour sa défense au besoin, & c’est ainsi qu’un corps trop grand pour sa constitution s’affaisse & périt écrasé sous son propre poids.

D’un autre côté, l’Etat doit se donner une certaine base pour avoir de la solidité, pour résister aux secousses qu’il ne manquera pas d’éprouver & aux efforts qu’il sera contraint de faire pour se soutenir : car tous les peuples ont une espece de force centrifuge, par laquelle ils agissent continuellement les uns contre les autres & tendent à s’aggrandir aux dépens de leurs voisins, comme les tourbillons de Descartes. Ainsi les foibles risquent d’être bientôt engloutis, & nul ne peut gueres se conserver qu’en se mettant avec tous dans une espece d’équilibre, qui rende la compression par-tout à peu près égale.

On voit par-là qu’il y a des raisons de s’étendre & des raisons de se resserrer, & ce n’est pas le moindre talent du politique de trouver, entre les unes & les autres, la proportion la plus avantageuse à la conservation de l’État. On peut dire en général que les premieres, n’étant qu’extérieures & rélatives, doivent être subordonnées aux autres, qui sont internes & absolues ; une saine & forte constitution est la premiere chose qu’il faut rechercher, & l’on doit plus compter sur la vigueur qui nait d’un bon gouvernement, que sur les ressources que fournit un grand territoire.

Au reste, on a vu des États tellement constitués, que la nécessité des conquêtes entroit dans leur constitution même, & que pour se maintenir, ils étoient forcés de s’aggrandir sans cesse. Peut-être se félicitoient-ils beaucoup de cette heureuse nécessité, qui leur montroit pourtant, avec le terme de leur grandeur, l’inévitable moment de leur chute.