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Du contrat social/Édition 1762/Livre III/Chapitre 10

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Marc Michel Rey (p. 192-198).
LIVRE III

CHAPITRE X.

De l’abus du Gouvernement, & de sa pente à dégénérer.


Comme la volonté particuliere agit sans cesse contre la volonté générale, ainsi le Gouvernement fait un effort continuel contre la Souveraineté. Plus cet effort augmente, plus la constitution s’altere, & comme il n’y a point ici d’autre volonté de corps qui résistant à celle du Prince fasse équilibre avec elle, il doit arriver tôt ou tard que le Prince opprime enfin le Souverain & rompe le traité Social. C’est-là le vice inhérent & inévitable qui dès la naissance du corps politique tend sans relàche à le détruire, de même que la vieillesse & la mort détruisent enfin le corps de l’homme.

Il y a deux voyes générales par lesquelles un Gouvernement dégénere ; savoir, quand il se resserre, ou quand l’Etat se dissoût.

Le Gouvernement se resserre quand il passe du grand nombre au petit, c’est-à-dire de la Démocratie à l’Aristocratie, & de l’Aristocratie à la Royauté. C’est-là son inclinaison naturelle[1]. S’il rétrogradoit du petit nombre au grand, on pourroit dire qu’il se relâche, mais ce progrès inverse est impossible.

En effet, jamais le Gouvernement ne change de forme que quand son ressort usé le laisse trop affoibli pour pouvoir conserver la sienne. Or s’il se relâchoit encore en s’étendant, sa force deviendroit tout-à-fait nulle, & il subsisteroit encore moins. Il faut donc remonter & serrer le ressort à mesure qu’il cede, autrement l’Etat qu’il soutient tomberoit en ruine.

Le cas de la dissolution de l’Etat peut arriver de deux manieres.

Premierement quand le Prince n’administre plus l’État selon les loix & qu’il usurpe le pouvoir souverain. Alors il se fait un changement remarquable ; c’est que, non pas le Gouvernement, mais l’État se resserre ; je veux dire que le grand État se dissout & qu’il s’en forme un autre dans celui-là, composé seulement des membres du Gouvernement, & qui n’est plus rien au reste du Peuple que son maitre & son tiran. De sorte qu’à l’instant que le Gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte social est rompu, & tous les simples Citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, sont forcés mais non pas obligés d’obéir.

Le meme cas arrive aussi quand les membres du Gouvernement usurpent séparément le pouvoir qu’ils ne doivent exercer qu’en corps ; ce qui n’est pas une moindre infraction des loix, & produit encore un plus grand désordre. Alors on a, pour ainsi dire, autant de Princes que de Magistrats, & l’Etat, non moins divisé que le Gouvernement, périt ou change de forme.

Quand l’Etat se dissout, l’abus du Gouvernement quel qu’il soit prend le nom commun d’anarchie. En distingant, la Démocratie dégénere en Ochlocratie, l’Aristocratie en Olygarchie ; j’ajoûterois que la Royauté dégénere en Tyrannie, mais ce dernier mot est équivoque & demande explication.

Dans le sens vulgaire un Tyran est un Roi qui gouverne avec violence & sans égard à la justice & aux loix. Dans le sens précis un Tyran est un particulier qui s’arroge l’autorité royale sans y avoir droit. C’est ainsi que les Grecs entendoient ce mot de Tyran : Ils le donnoient indifféremment aux bons & aux mauvais Princes dont l’autorité n’étoit pas légitime[2]. Ainsi Tyran & usurpateur sont deux mots parfaitement synonimes.

Pour donner différens noms à différentes choses, j’appelle Tyran l’usurpateur de l’autorité royale, & Despote l’usurpateur du pouvoir Souverain. Le Tyran est celui qui s’ingere contre les loix à gouverner selon les loix ; le Despote est celui qui se met au dessus des loix-mêmes. Ainsi le Tyran peut n’être pas Despote, mais le Despote est toujours Tyran.


  1. La formation lente & le progrès de la République de Venise dans ses lagunes offre un exemple notable de cette succession ; & il est bien étonnant que depuis plus de douze cens ans les Vénitiens semblent n’en être encore qu’au second terme, lequel commença au Serrar di Consiglio en 1198. Quant aux anciens Ducs qu’on leur reproche, quoi qu’en puisse dire le squitinio della libertà veneta, il est prouvé qu’ils n’ont point été leurs Souverains.

    On ne manquera pas de m’objecter la République Romaine, qui suivit, dira-t-on, un progrès tout contraire, passant de la monarchie à l’Aristocratie, & de l’Aristocratie à la Démocratie. Je suis bien éloigné d’en penser ainsi.

    Le premier établissement de Romulus fut un Gouvernement mixte qui dégénéra promptement en Despotisme. Par des causes particulieres l’Etat périt avant le tems, comme on voit mourir un nouveau-né avant d’avoir atteint l’âge d’homme. L’expulsion des Tarquins fut la véritable époque de la naissance de la République. Mais elle ne prit pas d’abord une forme constante, parce qu’on ne fit que la moitié de l’ouvrage en n’abolissant pas le patriciat. Car de cette maniere l’Aristocratie héréditaire, qui est la pire des administrations légitimes, restant en conflit avec la Démocratie, la forme du Gouvernement toujours incertaine & flotante ne fut fixée, comme l’a prouvé Machiavel, qu’à l’établissement des Tribuns ; alors seulement il y eut un vrai Gouvernement & une véritable Démocratie. En effet le peuple alors n’étoit pas seulement Souverain mais aussi magistrat & juge, le Sénat n’étoit qu’un tribunal en sous-ordre, pour tempérer ou concentrer le Gouvernement, & les Consuls eux-mêmes, bien que Patriciens, bien que premiers Magistrats, bien que Généraux absolus à la guerre, n’étoient à Rome que les présidens du peuple. Dès lors, on vit aussi le Gouvernement prendre sa pente naturelle & tendre fortement à l’Aristocratie. Le Patriciat s’abolissant comme de lui-même, l’Aristocratie n’étoit plus dans le corps des Patriciens comme elle est à Venise & à Genes, mais dans le corps du Sénat composé de Patriciens & de Plebeyens, même dans le corps des Tribuns quand ils commencerent d’usurper une puissance active : car les mots ne font rien aux choses, & quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c’est toujours une Aristocratie.

    De l’abus de l’Aristocratie naquirent les guerres civiles & le Triumvirat. Sylla, Jules-Cesar, Auguste devinrent dans le fait de véritables Monarques, & enfin, sous le Despotisme de Tibere, l’Etat fut dissout. L’histoire Romaine ne dément donc pas mon principe ; elle le confirme.

  2. Omnes enim & habentur & dicuntur Tyranni qui potestate utuntur perpetua, in eà Civitate quæ libertate usa est. Corn. Nep. in Miltiad : Il est vrai qu’Aristote Mor : Nicom. L. VIII, c. 10 distingue le Tyran du Roi, en ce que le premier gouverne pour sa propre utilité & le second seulement pour l’utilité de ses sujets ; mais outre que généralement tous les auteurs grecs ont pris le mot Tyran dans un autre sens, comme il paroit sur-tout par le Hieron de Xenophon, il s’en suivroit de la distinction d’Aristote que depuis le commencement du monde il n’auroit pas encore existé un seul Roi.