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Du contrat social/Édition 1762/Livre III/Chapitre 9

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Marc Michel Rey (p. 188-191).
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LIVRE III

CHAPITRE IX.

Des signes d’un bon Gouvernement.


Quand donc on demande absolument quel est le meilleur Gouvernement, on fait une question insoluble comme indéterminée ; ou si l’on veut, elle a autant de bonnes solutions qu’il y a de combinaisons possibles dans les positions absolues & rélatives des peuples.

Mais si l’on demandoit à quel signe on peut connoitre qu’un peuple donné est bien ou mal gouverné, ce seroit autre chose, & la question de fait pourroit se résoudre.

Cependant on ne la résout point, parce que chacun veut la résoudre à sa maniere. Les sujets vantent la tranquillité publique, les Citoyens la liberté des particuliers ; l’un préfere la sureté des possessions, & l’autre celle des personnes ; l’un veut que le meilleur Gouvernement soit le plus sévère, l’autre soutient que c’est le plus doux ; celui-ci veut qu’on punisse les crimes, & celui-là qu’on les prévienne ; l’un trouve beau qu’on soit craint des voisins, l’autre aime mieux qu’on en soit ignoré ; l’un est content quand l’argent circule, l’autre exige que le peuple ait du pain. Quand-même on conviendroit sur ces points & d’autres semblables, en seroit-on plus avancé ? Les qualités morales manquant de mesure précise, fut-on d’accord sur le signe, comment l’être sur l’estimation ?

Pour moi, je m’étonne toujours qu’on méconnoisse un signe aussi simple, ou qu’on ait la mauvaise foi de n’en pas convenir. Quelle est la fin de l’association politique ? C’est la conservation & la prospérité de ses membres. Et quel est le signe le plus sûr qu’ils se conservent & prospérent ? C’est leur nombre & leur population. N’allez donc pas chercher ailleurs ce signe si disputé. Toute chose d’ailleurs égale, le Gouvernement sous lequel, sans moyens étrangers sans naturalisations sans colonies les Citoyens peuplent & multiplient davantage, est infailliblement le meilleur : celui sous lequel un peuple diminue & dépérit est le pire. Calculateurs, c’est maintenant votre affaire ; comptez, mesurez, comparez [1].


  1. On doit juger sur le même principe des siècles qui méritent la préférence pour la prospérité du genre humain. On a trop admiré ceux où l’on a vu fleurir les lettres & les arts, sans pénétrer l’objet secret de leur culture, sans en considérer le funeste effet, idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum pars servitutis esset. Ne verrons-nous jamais dans les maximes des livres l’intérêt grossier qui fait parler les Auteurs ? Non, quoiqu’ils en puissent dire, quand malgré son éclat un pays se dépeuple, il n’est pas vrai que tout aille bien, & il ne suffit pas qu’un poëte ait cent mille livres de rente pour que son siecle soit le meilleur de tous. Il faut moins regarder au repos apparent, & à la tranquillité des chefs, qu’au bien être des nations entiéres & sur-tout des états les plus nombreux. La grêle désole quelques cantons, mais elle fait rarement disette. Les émeutes, les guerres civiles effarouchent beaucoup les chefs, mais elles ne font pas les vrais malheurs des peuples, qui peuvent même avoir du relâche tandis qu’on dispute à qui les tirannisera. C’est de leur état permanent que naissent leurs prospérités ou leurs calamités réelles ; quand tout reste écrasé sous le joug, c’est alors que tout dépérit ; c’est alors que les chefs les détruisant à leur aise, ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. Quand les tracasseries des Grands agitoient le royaume de France, & que le Coadjuteur de Paris portoit au Parlement un poignard dans sa poche, cela n’empêchoit pas que le peuple François ne vécut heureux & nombreux dans une honnête & libre aisance. Autrefois la Grece fleurissoit au sein des plus cruelles guerres ; le sang y couloit à flots, & tout le pays étoit couvert d’hommes. Il sembloit, dit Machiavel, qu’au milieu des meurtres, des proscriptions, des guerres civiles, notre République en devint plus puissante ; la vertu de ses citoyens, leurs mœurs, leur indépendance avoient plus d’effet pour la renforcer, que toutes ses dissencions n’en avoient pour l’affoiblir. Un peu d’agitation donne du ressort aux ames, & ce qui fait vraiment prospérer l’espèce est moins la paix que la liberté.