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Du contrat social/Édition 1762/Livre IV/Chapitre 4

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Marc Michel Rey (p. 251-277).
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LIVRE IV

CHAPITRE IV.

Des Comices romains.


Nous n’avons nuls monumens bien assurés des premiers tems de Rome ; il y a même grande apparence que la plupart des choses qu’on en débite sont des fables[1] ; & en général la partie la plus instructive des annales des peuples, qui est l’histoire de leur établissement, est celle qui nous manque le plus. L’expérience nous apprend tous les jours de quelles causes naissent les révolutions des empires ; mais comme il ne se forme plus de peuples, nous n’avons gueres que des conjectures pour expliquer comment ils se sont formés.

Les usages qu’on trouve établis attestent au moins qu’il y eut une origine à ces usages. Des traditions qui remontent à ces origines, celles qu’appuyent les plus grandes autorités & que de plus fortes raisons confirment doivent passer pour les plus certaines. Voilà les maximes que j’ai tâché de suivre en recherchant comment le plus libre & le plus puissant peuple de la terre exerceoit son pouvoir suprême.

Après la fondation de Rome la République naissante, c’est-à-dire, l’armée du fondateur, composée d’Albains, de Sabins, & d’étrangers, fut divisée en trois classes, qui de cette division prirent le nom de Tribus. Chacune de ces Tribus fut subdivisée en dix Curies, & chaque Curie en Décuries, à la tête desquelles on mit des chefs appellés Curions & Décurions.

Outre cela on tira de chaque Tribu un corps de cent Cavaliers ou Chevaliers, appellé Centurie : par où l’on voit que ces divisions, peu nécessaires dans un bourg, n’étoient d’abord que militaires. Mais il semble qu’un instinct de grandeur portoit la petite ville de Rome à se donner d’avance une police convenable à la capitale du monde.

De ce premier partage resulta bientôt un inconvénient. C’est que la Tribu des Albains[2] & celle des Sabins[3] restant toujours au même état, tandis que celle des étrangers[4] croissoit sans cesse par le concours perpétuel de ceux-ci, cette derniere ne tarda pas à surpasser les deux autres. Le remede que Servius trouva à ce dangereux abus fut de changer la division, & à celle des races, qu’il abolit, d’en substituer une autre tirée des lieux de la ville occupés par chaque Tribu. Au lieu de trois Tribus il en fit quatre ; chacune desquelles occupoit une des collines de Rome & en portoit le nom. Ainsi remédiant à l’inégalité présente il la prévint encore pour l’avenir ; & afin que cette division ne fut pas seulement de lieux mais d’hommes, il défendit aux habitans d’un quartier de passer dans un autre, ce qui empêcha les races de se confondre.

Il doubla aussi les trois anciennes centuries de Cavalerie & y en ajouta douze autres, mais toujours sous les anciens noms ; moyen simple & judicieux par lequel il acheva de distinguer le corps des Chevaliers de celui du Peuple, sans faire murmurer ce dernier.

A ces quatre Tribus urbaines Servius en ajouta quinze autres appellées Tribus rustiques, parce qu’elles étoient formées des habitans de la campagne, partagés en autant de cantons. Dans la suite on en fit autant de nouvelles, & le Peuple romain se trouva enfin divisé en trente-cinq Tribus ; nombre auquel elles resterent fixées jusqu’à la fin de la République.

De cette distinction des Tribus de la Ville & des Tribus de la campagne resulta un effet digne d’être observé, parce qu’il n’y en a point d’autre exemple, & que Rome lui dût à la fois la conservation de ses mœurs & l’accroissement de son empire. On croiroit que les Tribus urbaines s’arrogerent bientôt la puissance & les honneurs, & ne tarderent pas d’avilir les Tribus rustiques ; ce fut tout le contraire. On connoit le goût des premiers Romains pour la vie champêtre. Ce goût leur venoit du sage instituteur qui unit à la liberté les travaux rustiques & militaires, & reléga pour ainsi dire à la ville les arts, les métiers, l’intrigue, la fortune & l’esclavage.

Ainsi tout ce que Rome avoit d’illustre vivant aux champs & cultivant les terres, on s’accoutuma à ne chercher que là les soutiens de la République. Cet état étant celui des plus dignes Patriciens fut honoré de tout le monde : la vie simple & laborieuse des Villageois fut préférée à la vie oisive & lâche des Bourgeois de Rome, & tel n’eut été qu’un malheureux prolétaire à la ville, qui, laboureur aux champs, devint un Citoyen respecté. Ce n’est pas sans raison, disoit Varron, que nos magnanimes ancêtres établirent au Village la pépiniere de ces robustes & vaillans hommes qui les défendoient en tems de guerre & les nourrissoient en tems de paix. Pline dit positivement que les Tribus des champs étoient honorées à cause des hommes qui les composoient ; au lieu qu’on transferoit par ignominie dans celles de la Ville les lâches qu’on vouloit avilir. Le Sabin Appius Claudius étant venu s’établir à Rome y fut comblé d’honneurs & inscrit dans une Tribu rustique qui prit dans la suite le nom de sa famille. Enfin les affranchis entroient tous dans les Tribus urbaines, jamais dans les rurales ; & il n’y a pas durant toute la République un seul exemple d’aucun de ces affranchis parvenu à aucune magistrature, quoique devenu Citoyen.

Cette maxime étoit excellente ; mais elle fut poussée si loin, qu’il en résulta enfin un changement & certainement un abus dans la police.

Premierement, les Censeurs, après s’être arrogés longtems le droit de transférer arbitrairement les citoyens d’une Tribu à l’autre, permirent à la plupart de se faire inscrire dans celle qui leur plaisoit ; permission qui surement n’étoit bonne à rien, & ôtoit un des grands ressorts de la censure. De plus, les Grands & les puissans se faisant tous inscrire dans les Tribus de la campagne, & les affranchis devenus Citoyens restant avec la populace dans celles de la ville, les Tribus en général n’eurent plus de lieu ni de territoire ; mais toutes se trouverent tellement mêlées qu’on ne pouvoit plus discerner les membres de chacune que par les registres, en sorte que l’idée du mot Tribu passa ainsi du réel au personnel, ou plutôt, devint presque une chimere.

Il arriva encore que les Tribus de la ville, étant plus à portée, se trouverent souvent les plus fortes dans les comices, & vendirent l’Etat à ceux qui daignoient acheter les suffrages de la canaille qui les composoit.

A l’égard des Curies, l’instituteur en ayant fait dix en chaque Tribu, tout le peuple romain alors renfermé dans les murs de la ville se trouva composé de trente Curies, dont chacune avoit ses temples ses Dieux ses officiers ses prêtres, & ses fêtes appellées compitalia, semblables aux Paganalia qu’eurent dans la suite les Tribus rustiques.

Au nouveau partage de Servius ce nombre de trente ne pouvant se répartir également, dans ses quatre Tribus, il n’y voulut point toucher, & les Curies indépendantes des Tribus devinrent une autre division des habitans de Rome : Mais il ne fut point question de Curies ni dans les Tribus rustiques ni dans le peuple qui les composoit, parce que les Tribus étant devenues un établissement purement civil, & une autre police ayant été introduite pour la levée des troupes, les divisions militaires de Romulus se trouverent superflues. Ainsi, quoique tout Citoyen fut inscrit dans une Tribu, il s’en faloit de beaucoup que chacun ne le fut dans une Curie.

Servius fit encore une troisieme division qui n’avoit aucun rapport aux deux précédentes, & devint par ses effets la plus importante de toutes. Il distribua tout le peuple romain en six classes, qu’il ne distingua ni par le lieu ni par les hommes, mais par les biens : En sorte que les premieres classes étoient remplies par les riches, les dernieres par les pauvres, & les moyennes par ceux qui jouïssoient d’une fortune médiocre. Ces six classes étoient subdivisées en 193 autres corps appellés centuries, & ces corps étoient tellement distribués que la premiere Classe en comprenoit seule plus de la moitié, & la derniere n’en formoit qu’un seul. Il se trouva ainsi que la Classe la moins nombreuse en hommes l’étoit le plus en centuries, & que la derniere classe entiere n’étoit comptée que pour une subdivision, bien qu’elle contint seule plus de la moitié des habitans de Rome.

Afin que le peuple penétrât moins les conséquences de cette derniere forme, Servius affecta de lui donner un air militaire : il insera dans la seconde classe deux centuries d’armuriers, & deux d’instrumens de guerre dans la quatrieme : Dans chaque Classe, excepté la derniere, il distinga les jeunes & les vieux, c’est-à-dire ceux qui étoient obligés de porter les armes, & ceux que leur âge en exemptoit par les loix ; distinction qui plus que celle des biens produisit la nécessité de recommencer souvent le cens ou denombrement : Enfin il voulut que l’assemblée se tint au champ de Mars, & que tous ceux qui étoient en âge de servir y vinssent avec leurs armes.

La raison pour laquelle il ne suivit pas dans la derniere classe cette même division des jeunes & des vieux, c’est qu’on n’accordoit point à la populace dont elle étoit composée l’honneur de porter les armes pour la patrie ; il faloit avoir des foyers pour obtenir le droit de les défendre, & de ces innombrables troupes de gueux dont brillent aujourd’hui les armées des Rois, il n’y en a pas un, peut-être, qui n’eut été chassé avec dédain d’une cohorte romaine, quand les soldats étoient les défenseurs de la liberté.

On distinga pourtant encore dans la derniere classe les prolétaires de ceux qu’on appelloit capite censi. Les premiers, non tout à fait réduits à rien, donnoient au moins des Citoyens à l’Etat, quelquefois même des soldats dans les besoins pressans. Pour ceux qui n’avoient rien du tout & qu’on ne pouvoit dénombrer que par leurs têtes, ils étoient tout à fait regardés comme nuls, & Marius fut le premier qui daigna les enroller.

Sans décider ici si ce troisieme denombrement étoit bon ou mauvais en lui-même, je crois pouvoir affirmer qu’il n’y avoit que les mœurs simples des premiers Romains, leur désintéressement, leur goût pour l’agriculture, leur mépris pour le commerce & pour l’ardeur du gain, qui pussent le rendre praticable. Où est le peuple moderne chez lequel la dévorante avidité, l’esprit inquiet, l’intrigue, les déplacemens continuels, les perpétuelles révolutions des fortunes pussent laisser durer vingt ans un pareil établissement sans bouleverser tout l’Etat ? Il faut même bien remarquer que les mœurs & la censure plus fortes que cette institution en corrigerent le vice à Rome, & que tel riche se vit relegué dans la classe des pauvres, pour avoir trop étalé sa richesse.

De tout ceci l’on peut comprendre aisément pourquoi il n’est presque jamais fait mention que de cinq classes, quoiqu’il y en eut réellement six. La sixieme, ne fournissant ni soldats à l’armée ni votans au champ de Mars[5] & n’étant presque d’aucun usage dans la République, étoit rarement comptée pour quelque chose.

Telles furent les différentes divisions du peuple Romain. Voyons à présent l’effet qu’elles produisoient dans les assemblées. Ces assemblées légitimement convoquées s’appelloient Comices ; elles se tenoient ordinairement dans la place de Rome ou au champ de Mars, & se distingoient en comices par Curies, Comices par Centuries, & Comices par Tribus, selon celle de ces trois formes sur laquelle elles étaient ordonnées : les comices par Curies étoient de l’institution de Romulus, ceux par Centuries de Servius, ceux par Tribus des Tribuns du peuple. Aucune loi ne recevoit la sanction, aucun magistrat n’étoit élu que dans les Comices, & comme il n’y avoit aucun Citoyen qui ne fut inscrit dans une Curie, dans une Centurie, ou dans une Tribu, il s’ensuit qu’aucun Citoyen n’étoit exclud du droit de suffrage, & que le Peuple Romain étoit véritablement Souverain de droit & de fait.

Pour que les Comices fussent légitimement assemblés & que ce qui s’y faisoit eut force de loi il faloit trois conditions : la premiere que le corps ou le Magistrat qui les convoquoit fut revêtu pour cela de l’autorité nécessaire ; la seconde que l’assemblée se fit un des jours permis par la loi ; la troisieme que les augures fussent favorables.

La raison du premier reglement n’a pas besoin d’être expliquée. Le second est une affaire de police ; ainsi il n’étoit pas permis de tenir les Comices les jours de férie & de marché, où les gens de la campagne venant à Rome pour leurs affaires n’avoient pas le tems de passer la journée dans la place publique. Par le troisieme le Sénat tenoit en bride un peuple fier & remuant, & tempéroit à propos l’ardeur des Tribuns séditieux ; mais ceux-ci trouverent plus d’un moyen de se délivrer de cette gêne.

Les loix & l’élection des chefs n’étoient pas les seuls points soumis au jugement des Comices : Le Peuple romain ayant usurpé les plus importantes fonctions du Gouvernement, on peut dire que le sort de l’Europe étoit réglé dans ses assemblées. Cette variété d’objets donnoit lieu aux diverses formes que prenoient ces assemblées selon les matieres sur lesquelles il avoit à prononcer.

Pour juger de ces diverses formes il suffit de les comparer. Romulus en instituant les Curies avoit en vue de contenir le Sénat par le peuple & le Peuple par le Sénat, en dominant également sur tous. Il donna donc au peuple par cette forme toute l’autorité du nombre pour balancer celle de la puissance & des richesses qu’il laissoit aux Patriciens. Mais selon l’esprit de la Monarchie, il laissa cependant plus d’avantage aux Patriciens par l’influence de leurs Cliens sur la pluralité des suffrages. Cette admirable institution des Patrons & des Cliens fut un chef-d’œuvre de politique & d’humanité, sans lequel le Patriciat, si contraire à l’esprit de la République, n’eut pu subsister. Rome seule a eu l’honneur de donner au monde ce bel exemple, duquel il ne résulta jamais d’abus, & qui pourtant n’a jamais été suivi.

Cette même forme des Curies ayant subsisté sous les Rois jusqu’à Servius, & le regne du dernier Tarquin n’étant point compté pour légitime, cela fit distinguer généralement les loix royales par le nom de leges curiatæ.

Sous la République les Curies, toujours bornées aux quatre Tribus urbaines, & ne contenant plus que la populace de Rome, ne pouvoient convenir ni au Sénat qui étoit à la tête des Patriciens, ni aux Tribuns qui, quoique plebeyens, étoient à la tête des Citoyens aisés. Elles tomberent donc dans le discrédit, & leur avilissement fut tel, que leurs trente Licteurs assemblés faisoient ce que les comices par Curies auroient dû faire.

La division par Centuries étoit si favorable à l’Aristocratie, qu’on ne voit pas d’abord comment le Sénat ne l’emportoit pas toujours dans les Comices qui portoient ce nom, & par lesquels étoient élus les Consuls, les Censeurs, & les autres Magistrats curules. En effet de cent quatre-vingt-treize centuries qui formoient les six Classes de tout le Peuple romain, la premiere Classe en comprenant quatre vingt dix huit, & les voix ne se comptant que par Centuries, cette seule premiere Classe l’emportoit en nombre de voix sur toutes les autres. Quand toutes ses Centuries étoient d’accord on ne continuoit pas même à recueillir les suffrages ; ce qu’avoit décidé le plus petit nombre passoit pour une décision de la multitude, & l’on peut dire que dans les Comices par Centuries les affaires se regloient à la pluralité des écus bien plus qu’à celle des voix.

Mais cette extrême autorité se tempéroit par deux moyens. Premierement les Tribuns pour l’ordinaire, & toujours un grand nombre de Plebeyens, étant dans la classe des riches balançoient le crédit des Patriciens dans cette premiere classe.

Le second moyen consistoit en ceci, qu’au lieu de faire d’abord voter les Centuries selon leur ordre, ce qui auroit toujours fait commencer par la premiere, on en tiroit une au sort, & celle-là[6] procédoit seule à l’élection ; après quoi toutes les Centuries appellées un autre jour selon leur rang répétoient la même élection & la confirmoit ordinairement. On ôtoit ainsi l’autorité de l’exemple au rang pour la donner au sort selon le principe de la Démocratie.

Il resultoit de cet usage un autre avantage encore ; c’est que les Citoyens de la campagne avoient le tems entre les deux élections de s’informer du mérite du Candidat provisionnellement nommé, afin de ne donner leur voix qu’avec connoissance de cause. Mais sous prétexte de célérité l’on vint à bout d’abolir cet usage, & les deux élections se firent le même jour.

Les Comices par Tribus étoient proprement le Conseil du peuple romain. Ils ne se convoquoient que par les Tribuns ; les Tribuns y étoient élus & y passoient leurs plebiscites. Non seulement le Sénat n’y avoit point de rang, il n’avoit pas même le droit d’y assister, & forcés d’obéir à des loix sur lesquelles ils n’avoient pû vôter, les Sénateurs à cet égard étoient moins libres que les derniers Citoyens. Cette injustice étoit tout-à-fait mal entendue, & suffisoit seule pour invalider les décrets d’un corps où tous ses membres n’étoient pas admis. Quand tous les Patriciens eussent assisté à ces Comices selon le droit qu’ils en avoient comme Citoyens, devenus alors simples particuliers ils n’eussent guere influé sur une forme de suffrages qui se recueilloient par tête, & où le moindre prolétaire pouvoit autant que le Prince du Sénat.

On voit donc qu’outre l’ordre qui résultoit de ces diverses distributions pour le recueillement des suffrages d’un si grand Peuple, ces distributions ne se réduisoient pas à des formes indifférentes en elles-mêmes, mais que chacune avoit des effets rélatifs aux vues qui la faisoient préférer.

Sans entrer là dessus en de plus longs détails, il résulte des éclaircissemens précédens que les Comices par Tribus étoient les plus favorables au Gouvernement populaire, & les Comices par Centuries à l’Aristocratie. A l’égard des Comices par Curies où la seule populace de Rome formoit la pluralité, comme ils n’étoient bons qu’à favoriser la tirannie & les mauvais desseins, ils durent tomber dans le décri, les séditieux eux-mêmes s’abstenant d’un moyen qui mettoit trop à découvert leurs projets. Il est certain que toute la majesté du Peuple Romain ne se trouvoit que dans les Comices par Centuries, qui seuls étoient complets ; attendu que dans les Comices par Curies manquoient les Tribus rustiques, & dans les Comices par Tribus le Sénat & les Patriciens.

Quant à la maniere de recueillir les suffrages, elle étoit chez les premiers Romains aussi simple que leurs mœurs, quoique moins simple encore qu’à Sparte. Chacun donnoit son suffrage à haute voix, un Greffier les écrivoit à mésure ; pluralité de voix dans chaque Tribu déterminoit le suffrage de la Tribu, pluralité des voix entre les Tribus déterminoit le suffrage du peuple, & ainsi des Curies & des Centuries. Cet usage étoit bon tant que l’honnêteté régnoit entre les Citoyens & que chacun avoit honte de donner publiquement son suffrage à un avis injuste ou à un sujet indigne ; mais quand le peuple se corrompit & qu’on acheta les voix, il convint qu’elles se donnassent en secret pour contenir les acheteurs par la défiance, & fournir aux fripons le moyen de n’être pas des traitres.

Je sais que Ciceron blâme ce changement & lui attribue en partie la ruine de la République. Mais quoi que je sente le poids que doit avoir ici l’autorité de Ciceron, je ne puis être de son avis. Je pense, au contraire, que pour n’avoir pas fait assez de changemens semblables on accélera la perte de l’Etat. Comme le régime des gens sains n’est pas propre aux malades, il ne faut pas vouloir gouverner un peuple corrompu par les mêmes Loix qui conviennent à un bon peuple. Rien ne prouve mieux cette maxime que la durée de la République de Venise, dont le simulacre existe encore, uniquement parce que ses loix ne conviennent qu’à de méchans hommes.

On distribua donc aux Citoyens des tabletes par lesquelles chacun pouvoit voter sans qu’on sût quel étoit son avis. On établit aussi de nouvelles formalités pour le recueillement des tablettes, le compte des voix, la comparaison des nombres &c. Ce qui n’empêcha pas que la fidélité des Officiers chargés de ces fonctions[7] ne fut souvent suspectée. On fit enfin, pour empêcher la brigue & le trafic des suffrages, des Edits dont la multitude montre l’inutilité.

Vers les derniers tems, on étoit souvent contraint de recourir à des expédiens extraordinaires pour suppléer à l’insuffisance des loix. Tantôt on supposoit des prodiges ; mais ce moyen qui pouvoit en imposer au peuple n’en imposoit pas à ceux qui le gouvernoient ; tantôt on convoquoit brusquement une assemblée avant que les Candidats eussent eu le tems de faire leurs brigues ; tantôt on consumoit toute une séance à parler quand on voyoit le peuple gagné prêt à prendre un mauvais parti : Mais enfin l’ambition éluda tout ; & ce qu’il y a d’incroyable, c’est qu’au milieu de tant d’abus, ce peuple immense, à la faveur de ses anciens réglemens, ne laissoit pas d’élire les Magistrats, de passer les loix, de juger les causes, d’expédier les affaires particulieres & publiques, presque avec autant de facilité qu’eut pu faire le Sénat lui-même.


  1. Le nom de Rome qu’on prétend venir de Romulus est Grec, & signifie force ; le nom de Numa est grec aussi, & signifie Loi. Quelle apparence que les deux premiers Rois de cette ville aient porté d’avance des noms si bien rélatifs à ce qu’ils ont fait ?
  2. (a) Ramnenses.
  3. (b) Tatienses.
  4. (c) Luceres.
  5. Je dis au champ de mars, parce que c’étoit là que s’assembloient les Comices par centuries ; dans les deux autres formes le peuple s’assembloit au forum ou ailleurs, & alors les Capite censi avoient autant d’influence & d’autorité que les premiers Citoyens.
  6. Cette centurie ainsi tirée au sort s’appelloit præ rogativa, à cause qu’elle étoit la premiere à qui l’on demandoit son suffrage, & c’est delà qu’est venu le mot de prérogative.
  7. Custodes, Diribitores, Rogatores suffragiorum.