Du contrat social (Édition Beaulavon 1903)/Livre I-III

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Société nouvelle de librairie et d’édition (p. 113-114).


CHAPITRE III

DU DROIT DU PLUS FORT


Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort[1] ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe[2]. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car, sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause : toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément, on le peut légitimement ; et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire sorte qu’on soit le plus fort[3]. Or, qu’est-ce qu’un Il4 DU CONTRAT SOCIAL

droit qui périt quand la force cesse ? S'il faut obéir par force, on n'a pas besoin d'obéir par devoir; et si l'on n'est plus forcé d'obéir, on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout (').

Obéissez aux puissances. Si cela veut dire : cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu; je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi : est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais, quand je pourrais la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner ? Car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.

Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours( 2 ).

f 1 ) On voit donc ce qu'est le droit pour Rousseau. C'est un pouvoir purement moral, qui résulte de la raison seule et n'est reconnu que par elle ; il repose sur la conviction qu'une chose est juste et que nous sommes par suite obligés de ne rien faire pour l'empêcher. Ainsi un fait ne peut pas plus fonder que détruire un droit. — C'est déjà la théorie que reprendra Kant dans sa morale. M. Fouillée a cru voir dans l'élaboration progressive de cette conception l'œuvre principale de la civilisation française. C'est^lle que suppose la Déclaration de 1789 lorsqu'elle proclame imprescriptibles et inaliénables les droits de l'homme et du citoyen.

( 2 ) On arrive, en effet, à se demander ce qui peut rendre une puissance ou une autorité Légitime. On retrouve donc la question, déjà posée aux premières lignes du pre- mier chapitre : en vertu de quel principe la liberté humaine peut-elle Légitimement être limitée ou supprimée ?

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  1. C’est à peu près le résumé de la théorie de Hobbes.
  2. Rousseau veut dire que l’on a toujours l’air de parler ironiquement quand on invoque le droit du plus fort, parce que les deux termes sont en complet désaccord. C’est en ce sens que Lafontaine disait :

    La raison du plus fort est toujours la meilleure.

    Et pourtant, en fait, ce prétendu droit domine les relations humaines : il est donc « réellement établi en principe ». Rousseau va montrer que cela est absurde et immoral.

  3. Développement du raisonnement court et expressif — en forme de dilemme — qui se trouve plus haut, au chap. I.