Du génie

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Œuvres complètes de Victor Hugo.
Littérature et philosophie mêlées
, Texte établi par Cécile Daubray, Imprimerie Nationale, Ollendorff, Albin Michel[Hors séries] Philosophie I (p. 79-82).

DU GÉNIE


Toute passion est éloquente ; tout homme persuadé persuade ; pour arracher des pleurs, il faut pleurer ; l’enthousiasme est contagieux, a-t-on dit.

Prenez une femme et arrachez-lui son enfant ; rassemblez tous les rhéteurs de la terre, et vous pourrez dire : A la mort, et allons dîner. Écoutez la mère ; d’où vient qu’elle a trouvé des cris, des pleurs qui vous ont attendri, et que la sentence vous est tombée des mains ? On a parlé comme d’une chose étonnante de l’éloquence de Cicéron et de la clémence de César ; si Cicéron eût été le père de Ligarius, qu’en eût-on dit ? Il n’y avait rien là que de simple.

Et en effet, il est un langage qui ne trompe point, que tous les hommes entendent, et qui a été donné à tous les hommes, c’est celui des grandes passions comme des grands événements, sunt lacrymae rerum ; il est des moments où toutes les âmes se comprennent, où Israël se lève tout entier comme un seul homme.

Qu’est-ce que l’éloquence ? dit Démosthène. L’action, l’action, et puis encore l’action.-Mais, en morale comme en physique, pour imprimer du mouvement, il faut en posséder soi-même. Comment se communique-t-il ? Ceci vient de plus haut ; qu’il vous suffise que les choses se passent ainsi. Voulez-vous émouvoir, soyez ému ; pleurez, vous tirerez des pleurs ; c’est un cercle où tout vous ramène et d’où vous ne pouvez sortir. Je vous le demande, à quoi nous eût servi le don de nous communiquer nos idées si, comme à Cassandre, il nous eût été refusé la faculté de nous faire croire ? Quel fut le plus beau moment de l’orateur romain ? Celui où les tribuns du peuple lui interdisaient la parole.-Romains, s’écria-t-il, je jure que j’ai sauvé la république ! Et tout le peuple se leva, criant : Nous jurons qu’il a dit la vérité.

Et tout ce que nous venons de dire de l’éloquence, nous le dirons de tous les arts, car tous les arts ne sont que la même langue différemment parlée. Et en effet, qu’est-ce que nos idées ? Des sensations, et des sensations comparées. Qu’est-ce que les arts, sinon les diverses manières d’exprimer nos idées ?

Rousseau, s’examinant soi-même et se confrontant avec ce modèle idéal que tous les hommes portent gravé dans leur conscience, traça un plan d’éducation par lequel il garantissait son élève de tous ses vices, mais en même temps de toutes ses vertus. Le grand homme ne s’aperçut pas qu’en donnant à son Émile ce qui lui manquait, il lui ôtait ce qu’il possédait lui-même. Cet homme élevé au milieu du rire et de la joie serait comme un athlète élevé loin des combats. Pour être un Hercule, il faut avoir étouffé les serpents dès le berceau. Tu veux lui épargner la lutte des passions, mais est-ce donc vivre que d’avoir évité la vie ? Qu’est-ce qu’exister ? dit Locke. C’est sentir. Les grands hommes sont ceux qui ont beaucoup senti, beaucoup vécu ; et souvent, en quelques années, on a vécu bien des vies. Qu’on ne s’y trompe pas, les hauts sapins ne croissent que dans la région des orages. Athènes, ville de tumulte, eut mille grands hommes ; Sparte, ville de l’ordre, n’en eut qu’un, Lycurgue ; et Lycurgue était né avant ses lois.

Aussi voyons-nous la plupart des grands hommes apparaître au milieu des grandes fermentations populaires ; Homère, au milieu des siècles héroïques de la Grèce ; Virgile, sous le triumvirat ; Ossian, sur les débris de sa patrie et de ses dieux ; Dante, l’Arioste, le Tasse, au milieu des convulsions renaissantes de l’Italie ; Corneille et Racine, au siècle de la Fronde ; et enfin Milton, entonnant la première révolte au pied de l’échafaud sanglant de White-Hall.

Et si nous examinons quel fut en particulier le destin de ces grands hommes, nous les voyons tous tourmentés par une vie agitée et misérable. Camoëns fend les mers son poëme à la main ; d’Ercilla écrit ses vers sur des peaux de bêtes dans les forêts du Mexique. Ceux-là que les souffrances du corps ne distraient pas des souffrances de l’âme traînent une vie orageuse, dévorés par une irritabilité de caractère qui les rend à charge à eux-mêmes et à ceux qui les entourent. Heureux ceux qui ne meurent pas avant le temps, consumés par l’activité de leur propre génie, comme Pascal ; de douleur, comme Molière et Racine ; ou vaincus par les terreurs de leur propre imagination, comme ce Tasse infortuné !

Admettant donc ce principe reconnu de toute l’antiquité, que les grandes passions font les grands hommes, nous reconnaîtrons en même temps que, de même qu’il y a des passions plus ou moins fortes, de même il existe divers degrés de génie.

Et, examinant maintenant quelles sont les choses les plus capables d’exciter la violence de nos passions, c’est-à-dire de nos désirs, qui ne sont eux-mêmes que des volontés plus ou moins prononcées, jusqu’à cette volonté ferme et constante par laquelle on désire une chose toute sa vie, tout ou rien, comme César, levier terrible par lequel l’homme se brise lui-même, nous tomberons d’accord que, s’il existe une chose capable d’exciter une volonté pareille dans une âme noble et ferme, ce doit être sans contredit ce qu’il y a de plus grand parmi les hommes.

Or, jetant maintenant les yeux autour de nous, considérons s’il est une chose à laquelle cette dénomination sublime ait été justement attribuée par le consentement unanime de tous les temps et de tous les peuples.

Et nous voici, jeunes gens, arrivés en peu de paroles à cette vérité ravissante devant laquelle toute la philosophie antique et le grand Platon lui-même avaient reculé. Que le génie, c’est la vertu !

Poëtes, ayez toujours l’austérité d’un but moral devant les yeux. N’oubliez jamais que par hasard des enfants peuvent vous lire. Ayez pitié des têtes blondes.

On doit encore plus de respect à la jeunesse qu’à la vieillesse. L’homme de génie ne doit reculer devant aucune difficulté ; il fallait de petites armes aux hommes ordinaires ; aux grands athlètes, il leur fallait les cestes d’Hercule.