Du gouvernement représentatif en France/01
Vos conjectures ne sont pas rassurantes, monsieur, et malgré la confiance inspirée à tout Anglais par ces fortes institutions qui s’enlacent si étroitement à toutes les existences, l’avenir vous apparaît menaçant et sombre à la lueur des feux de Birmingham. Sans vous exagérer ses résultats actuels, vous entrevoyez dans le mouvement chartiste une unité d’efforts et de direction qui avait jusqu’à présent manqué à ces nombreuses émotions populaires, accessoire habituel des gouvernemens aristocratiques, et auxquelles celui de la Grande-Bretagne semblait insulter par une indifférence dédaigneuse. Cette tentative, tout avortée qu’elle soit pour le moment, s’est fait remarquer par un caractère nouveau de confiance et de cynisme où les théories les mieux arrêtées semblent se combiner avec les passions les plus brutales. Vous comprenez que pressée par des périls dont elle n’avait pas encore soupçonné la gravité, l’Angleterre pourra se trouver conduite à modifier son organisation politique, ou du moins à renforcer tout son système administratif, en empruntant à ses voisins des institutions et des formes pour lesquelles ses publicistes professèrent long-temps un dédain dont il faudra désormais revenir.
Cependant, au milieu de ces pénibles préoccupations, votre pensée se reporte vers la France avec une sollicitude plus vive encore. Confiant dans ce qui survit chez vous de foi politique et de religieux respect pour l’œuvre des ancêtres, vous pensez que d’immenses ressources sortiront de l’évidence même du péril, du jour où l’existence de la constitution serait manifestement compromise.
Cette sécurité, monsieur, vous ne l’avez pas pour la France. Vous y croyez le gouvernement représentatif exposé à des dangers que l’anarchie parlementaire et le scepticisme national rendent de plus en plus difficile de conjurer. En suivant de près le jeu et l’avortement de tant d’intrigues, en contemplant avec une haute et impartiale sagacité le spectacle de mobilité, d’égoïsme et d’impuissance, si tristement étalé parmi nous, des doutes graves se sont élevés dans votre esprit sur la consolidation de notre établissement politique. En vain cherchez-vous, dans la confusion présente des hommes et des choses, un élément de permanence, une idée respectable et respectée de tous, quelque signe de durée ou quelque gage d’avenir en mesure de résister, ne fût-ce qu’un jour, à l’éternel ouragan qui soulève et roule l’une sur l’autre ces vagues de sable sans consistance et sans repos.
Vous aimez la France, la fécondité de son sol et de son génie, ses mœurs douces et faciles, et cette égalité partout répandue qui semble la consacrer comme le domaine de l’intelligence. Tout fier que vous soyez de la grande nation à laquelle vous appartenez, vous avez foi dans l’initiative réservée à la France sur les destinées de l’humanité ; vous y voyez le creuset où viennent se fondre toutes les idées, pour s’empreindre d’un cachet d’universalité philosophique. Cependant cette puissance pleinement admise par vous dans le passé, vous craignez de la voir s’évanouir dans l’avenir ; inquiet des misères au sein desquelles nous nous traînons si péniblement depuis deux sessions, vous craignez que l’Europe ne doive renoncer à une impulsion qui lui est si nécessaire, et que la France ne descende au-dessous du rôle glorieux marqué pour elle par la Providence. Des luttes politiques abaissées au niveau des plus vulgaires ambitions, des noms propres substitués aux intérêts de parti, des tentatives hardies jusqu’à la témérité aboutissant à des résultats mesquins jusqu’au ridicule, des colères d’écoliers et des susceptibilités de femmes recouvrant un fonds permanent de cupidité ou de jalousie, toutes les situations faussées, tous les hommes politiques brouillés sans qu’il y ait entre eux l’épaisseur de la plus mince idée ; voilà le triste tableau tracé par vous de cette France que vous saluâtes long-temps, sinon comme le berceau, du moins comme l’école pratique de la liberté constitutionnelle en Europe.
Vous éprouvez le besoin d’être rassuré, monsieur, et vous voulez bien m’exprimer le désir de connaître mon opinion sur la crise que traverse en ce moment en France le gouvernement représentatif. Libre d’engagemens au sein du parlement comme dans la presse, n’ayant ni l’espérance ni la volonté de profiter de ces victoires éphémères que quelques hommes remportent les uns sur les autres sans résultat pour le pays et presque sans bénéfice pour eux-mêmes, vous pensez que je suis en mesure d’apprécier avec quelque justesse une position qu’il est assurément bien facile de contempler avec le plus parfait dégagement d’esprit.
Je l’essaierai, monsieur, certain à l’avance de toute la liberté de mon jugement, que ne viendra troubler ni la mémoire d’aucun bienfait, ni celle d’aucune injure. Je m’efforcerai de saisir les idées sous les hommes, là du moins où les hommes représentent encore quelque chose, et de remonter au principe d’un mal dont je confesse toute la gravité, mais que pourtant je ne crois pas, comme vous, incurable. Loin de Paris par la distance, plus loin encore par le repos qui m’environne, la tête à l’ombre des grands chênes, les pieds humides de l’écume de nos grèves bretonnes, n’entendant d’ici que le bruit des vagues, harmonieux accompagnement de la pensée, je vous communiquerai mes impressions sur le présent, quelquefois mes rêves sur l’avenir ; heureux de continuer le commerce que vous me permîtes de commencer dans le Lobby de la chambre des communes, alors qu’assis à vos côtés j’étudiais dans leur vérité sévère ces nobles formes politiques dont vous prétendez ne plus trouver chez nous qu’une sorte de parodie.
Un tel emploi de mes loisirs me sera doux, puisque vous m’y conviez : je ne le crois pas, d’ailleurs, inutile. Il est bon de faire une pause après tant de chemin parcouru, de s’orienter un peu au sein de cette brume épaisse, et de se demander jusqu’à quel point l’exemple et la théorie du passé peuvent servir de boussole et de règle pour la suite de notre carrière. Je vous donnerai ma pensée toute entière, sans m’interdire ces aperçus vagues et lointains, qui ne seraient ni convenables ni mûrs pour une assemblée délibérante. La presse sérieuse et réfléchie doit être l’avant-garde et l’éclaireur de la tribune : c’est ainsi que vous le concevez si bien chez vous.
Pourquoi dissimuler en commençant un sentiment qui se produit confusément aujourd’hui dans les intelligences élevées et jusqu’au sein des masses ; pourquoi ne pas avouer qu’en effet la foi publique est ébranlée dans l’ensemble du mécanisme constitutionnel, et que les principes du gouvernement représentatif, tel qu’il a été défini et pratiqué jusqu’ici, cessent d’être applicables à notre situation ? Une chambre élective où se concentre non pas seulement l’initiative politique, mais la totalité de l’action gouvernementale ; une autre assemblée, dont les attributions sont nominales, et dont le titre imposant semble une amère ironie ; une royauté engagée dans une sorte de lutte personnelle, moins contre un système défini que contre les chefs de diverses fractions parlementaires : ce n’est pas là le gouvernement des trois pouvoirs se pondérant l’un par l’autre. Chacun voit cela à la première vue ; mais ce qui se voit moins nettement, c’est le caractère propre à un gouvernement qui, malgré l’omnipotence attribuée à l’un des élémens qui le composent, ne parvient pas à imprimer aux affaires une impulsion décidée, même dans le sens de l’intérêt qu’il représente, ne dessine nettement aucune idée, ne poursuit aucun plan, et s’avance de velléités en velléités, j’allais dire de contraditions en contraditions, jusqu’à une trop manifeste impuissance.
Voyez, en effet, monsieur, sur quel terrain mouvant l’on marche en ce pays-ci ! Tout le monde, assure-t-on, y veut être ministre, et voilà que le pouvoir a récemment été près de trois mois en intérim, sans que personne osât ou pût le prendre. Nulle dissidence vraiment sérieuse, on le verra plus tard, ne sépare les hommes auxquels incombaient les portefeuilles vacans ; pas une passion politique ne les divise, pas un intérêt général n’est engagé dans leurs querelles, et pourtant ils ne sauraient, après deux mortels mois d’efforts, s’accorder pour posséder ensemble l’objet de leur plus vive ambition ! Mais voici un symptôme plus significatif encore : il se trouve qu’après d’interminables négociations, les chefs politiques dont les noms paraissaient exprimer au moins la pensée des partis, sont tous écartés du pouvoir, où les disciples s’installent sans les maîtres, de telle sorte qu’un vaste mouvement dont s’émut le pays tout entier, qui sépara les plus vieux amis et réunit des adversaires réputés inconciliables, s’achève aussi confusément qu’il commença, sans qu’une idée s’en dégage, sans qu’un intérêt politique y trouve satisfaction, dans les proportions et avec le caractère d’une véritable journée des dupes.
Quand on songe que des embarras sinon aussi graves, du moins analogues se révèlent à toutes les crises ministérielles, et que celles-ci se produisent à des intervalles de plus en plus rapprochés, avec la périodicité d’une sorte de fièvre réglée ; lorsqu’on découvre jusqu’à la dernière évidence que les difficultés du gouvernement représentatif gisent bien moins désormais dans l’ardeur des passions politiques que dans les susceptibilités des hommes, de telle sorte que les exigences personnelles créent des obstacles plus sérieux que les exigences des partis, il est impossible de ne pas comprendre qu’il y a ici quelque chose de tout nouveau, sans précédent dans les pays libres et surtout dans le vôtre.
Il me sera permis de dire, je pense, sans ravaler mes contemporains, que, depuis l’avénement de Guillaume III, l’Angleterre a compté de plus grands hommes. Remontez cependant à ses temps les plus difficiles, depuis les jours de la reine Anne jusqu’à la régence orageuse de George III ; soit que la Grande-Bretagne se débatte contre la puissance de Louis XIV, soit qu’elle lutte un demi-siècle en Écosse contre une dynastie nationale, ou durant deux siècles en Irlande contre tout un peuple opprimé ; qu’elle traverse le règne d’une femme incertaine dans ses conseils et mobile dans ses affections, celui d’un vieux roi en démence ou d’une jeune fille de dix-huit ans, héritant de la réforme et appelée à la continuer, vous chercheriez vainement dans ses annales un exemple de ces difficultés journalières qui sortent pour nous de l’impossibilité de concilier les prétentions rivales et d’associer d’une manière durable les personnages même les moins séparés par leurs dissidences politiques. Les deux Pitt seraient des pygmées auprès de nos hommes d’état, si l’on mesurait les uns et les autres aux embarras qu’ils ont causés.
Chose vraiment étrange ! ces embarras augmentent pendant que le niveau de toutes les individualités s’abaisse ; jamais les hommes n’ont moins pesé dans l’opinion, et jamais il n’a été plus difficile de composer avec eux ! Et qu’on ne croie pas expliquer ceci en insultant à la génération actuelle, en disant que l’ambition et l’immoralité sont aujourd’hui sans limite. Le triste fonds de la nature humaine, je le crois du moins pour mon compte, ne varie guère de siècle en siècle. Nos temps valent, croyez-le bien, ceux de votre Charles II, et les choses saintes sont plus respectées de nos jours qu’au siècle de Collins et de Tyndal ; je ne crois nos personnages parlementaires ni plus corrompus, ni plus ambitieux que Shaftesbury, Bolingbroke ou Walpole. Si le cynisme s’étale à présent plus au grand jour, s’il est plus facile à l’intrigue de triompher, à la vanité de se produire, à l’ambition de marcher ouvertement à son but, c’est moins parce que ces passions auraient acquis une plus grande intensité que parce que tout tombe sous le domaine de la publicité, et que les institutions ont cessé de leur imposer une barrière. Il n’y a plus rien entre la société et ses membres : ceux-ci peuvent tout contre elle, tandis qu’elle ne peut rien contre eux. C’est là sans doute un état fort grave, et ce serait à désespérer de la liberté et même de la civilisation, s’il fallait renoncer à l’espoir d’organiser la société nouvelle créée par la révolution de 89 dans les conditions qui lui sont propres, et qu’elle n’a que partiellement connues jusqu’ici. Dans une telle hypothèse, monsieur, vos appréhensions se trouveraient inévitablement confirmées, et ce pays aurait traversé la liberté constitutionnelle pour retrouver, au bout d’une trop courte carrière, ou le despotisme du sabre ou celui des forces brutales.
Ce qui se passe indique-t-il la décrépitude du gouvernement représentatif ou sa transformation prochaine ? Ici est le nœud de la question, car je repousse, comme vous, l’idée qu’un tel état soit normal et définitif.
Jusqu’aujourd’hui ce mode de gouvernement avait une signification universellement admise. Qui disait monarchie représentative entendait parler d’un système dans lequel des pouvoirs divers par leur origine, ou des intérêts opposés par leur nature se balançaient de telle sorte qu’un système de transaction perpétuelle se trouvait substitué à la domination violente de l’un de ces intérêts sur les autres.
Il ne faut pas sans doute prendre trop au sérieux la vieille fiction de votre trinité politique. L’Europe a fini par apprendre que c’était là une espèce de leurre habilement entretenu par une aristocratie moins jalouse des apparences que de la plénitude du pouvoir. Mais ce qu’il faut reconnaître, car votre histoire toute entière est là pour l’attester, c’est que la monarchie constitutionnelle d’Angleterre, bien qu’elle n’ait pas précisément réalisé cette pondération des pouvoirs qui lui était attribuée, a constamment entretenu dans son sein celle des partis, ou, pour parler plus exactement, des grandes écoles politiques. Toutes les idées s’y sont fait perpétuellement équilibre ; aucun intérêt n’a exclusivement dominé ses conseils. Les hommes d’état voulant une politique tout insulaire ont dû transiger souvent avec les partisans d’une politique continentale. Ceux qui aspiraient à étendre la liberté de conscience, à la dégager des liens de la conquête politique et de l’oppression religieuse, ont vu leurs progrès retardés par l’ascendant de ceux qui s’attachaient à maintenir inébranlable la suprématie de l’église et de l’état. Qu’est-ce, en ce moment, que le gouvernement de l’Angleterre, si ce n’est une lutte régulièrement organisée entre l’Irlande et la Grande-Bretagne pour la conquête du droit commun, entre la bourgeoisie qui s’élève et l’aristocratie qui s’affaisse ? Qu’est-ce que votre réforme parlementaire, vos concessions aux dissidens, votre bill des corporations municipales, vos projets actuels de gardes urbaines, et vos tendances vers l’administration centralisée, se combinant avec le maintien d’une église établie, d’universités privilégiées, du droit d’aînesse et des grands jurys, de la yeomanry et des juges de paix ? qu’est-ce que tout cela, si ce n’est la conciliation d’élémens hostiles par essence, qui consentent à se combattre avec ordre à Westminster pour éviter de descendre dans une arène plus redoutable ? De grands partis organisés et conduits par des chefs en qui s’incarnent les doctrines de chacun d’eux, des luttes soutenues avec la persévérance que donnent les intérêts politiques et la chaleur qui naît de l’opposition des croyances, telle est la condition indispensable, sinon d’un gouvernement libre, du moins d’un gouvernement représentatif comme il a été compris jusqu’à présent.
Ce système s’était d’abord développé en France au milieu de circonstances qui semblaient lui assurer un long avenir. Je ne parle pas de nos premières assemblées délibérantes, car l’élément révolutionnaire y dominait seul, et rien ne ressemblait moins à de la politique de transaction que celle qui se faisait durant l’ivresse de ces temps-là. Mais, lorsqu’en 1814 Louis XVIII eut jeté la Charte entre la vieille dynastie et la France nouvelle, la nation admise à la jouissance des droits politiques se trouva nécessairement partagée en deux grandes catégories, factions irréconciliables dont les intérêts restaient aussi distincts que la foi sociale et les espérances. Ce fut, il faut bien le reconnaître, le plus beau temps du gouvernement parlementaire. La Charte poussa des racines d’autant plus profondes qu’on la croyait plus menacée. Tous les partis, à commencer par celui de l’ancien régime, eurent leurs théoriciens, leurs publicistes, leurs orateurs. Celui de la révolution, derrière lequel se groupait la majorité nationale, déploya, dans la défense de ses conquêtes, une énergie et une unité devant lesquelles échouèrent toutes les combinaisons de l’école aristocratique. Pendant que celle-ci, à laquelle ne manquait ni la puissance du talent, ni celle de la logique, essayait l’élection à deux degrés, les substitutions et la primogéniture, l’autre maintenait, en s’appuyant sur les sympathies populaires, le vote direct, l’électorat à cent écus, l’égalité civile et politique, la liberté de la conscience et celle de la presse.
Vous avez vu la France de ce temps, vous avez connu plusieurs de ces hommes moins éloquens par eux-mêmes que par la grandeur des intérêts qu’ils avaient charge de défendre. L’orateur n’était pas alors un homme redoutable par cela seulement qu’il possédait une parole vive et facile, incisive ou pittoresque. Il fallait, en dehors de l’enceinte parlementaire, faire vibrer des passions à l’unisson de sa voix, éveiller des susceptibilités toujours inquiètes, ou parler à des intérêts constamment alarmés. L’homme politique dépendait de son propre parti, il en recevait toutes ses inspirations ; son talent était l’instrument et non le principe de sa puissance. De là ces positions si nettes, si simples, si parfaitement conséquentes avec elles-mêmes depuis M. de Bonald jusqu’à Benjamin Constant, positions toujours dominées par une idée, et que chacun aurait pu dessiner avant même qu’elles se produisissent.
En rappelant ces souvenirs, je fais, sans y songer, la contre-partie de tout ce qui se passe en ce moment. Dans la vie parlementaire, le talent n’est plus une force au service d’un intérêt général ; il est devenu le principal au lieu d’être l’accessoire, et la puissance de l’orateur se mesure à la dose qu’il en a plutôt qu’à l’usage qu’il en fait. Si les partis ne dépendent pas précisément de leurs chefs, ceux-ci dépendent moins encore de leur propre parti ; chacun va de son côté, s’appuyant sur ses amis personnels, faisant manœuvrer ses journaux au souffle de ses haines ou à la pente de ses propres intérêts. Les hommes de la conservation se séparent aujourd’hui de ceux du mouvement démocratique avec lesquels ils se confondront demain. De part et d’autre, on polit avec soin toutes les aspérités des choses, on efface à plaisir sa physionomie propre, on lutte d’empressement autant que de flexibilité pour saisir un pouvoir qui échappe aux uns et aux autres, sans se fixer solidement aux mains de personne. Ceci doit résulter, en effet, de l’état très différent des esprits et des choses à deux époques bien moins séparées par les dates que par les évènemens.
L’égoïsme de quelques prétentions n’expliquerait pas seul ce qui vous indigne comme un scandale, et ce qui me préoccupe surtout comme l’indice d’une ère différente. Vous attribuez aux faiblesses des hommes ce que j’attribue à l’insuffisance des institutions. Je ne préjuge rien contre votre explication ; mais peut-être ne repousserez-vous pas la mienne lorsque la suite de cette correspondance m’aura mis en mesure de développer ma pensée.
Dans les années qui suivirent immédiatement la révolution de juillet, le gouvernement représentatif continua d’exister parmi nous dans ses conditions essentielles, l’antagonisme des doctrines et des intérêts. Vous avez conservé un vivant souvenir de ces luttes solennelles de l’intelligence et de la loi contre l’anarchie hurlant dans nos rues ensanglantées ; vous voyez encore à la tribune Casimir Périer, pâle de fatigue et de colère, lançant de son œil enflammé les derniers jets d’une vie qui s’éteint ; vous vous rappelez cet autre orateur qui, imprimant à ses paroles un cachet grave et antique, répudiait alors une popularité dont il avait connu les douceurs, et semblait insulter à toutes les passions ameutées par la froide énergie de sa confession politique. Ces luttes étaient immenses par leur portée, sublimes par la dramatique émotion qu’elles empruntaient de ces circonstances décisives. La France conserverait-elle la monarchie et ses attributs essentiels, le pouvoir y passerait-il au peuple, ou resterait-il concentré aux mains de la bourgeoisie ? Maintiendrait-elle la foi des traités ou se déclarerait-elle en hostilité contre l’Europe ? Entrions-nous dans l’ère d’une liberté régulière ou d’une propagande aventureuse ? Telles furent les questions posées pendant trois années à notre tribune. Vingt fois le sort du monde s’est trouvé au fond de l’urne de nos délibérations ; c’était son avenir autant que le nôtre que discutait la chambre sous la clameur de l’émeute et au bruit de la générale. Permettez-moi de rappeler avec quelque orgueil ce souvenir, car je ne sais aucun parlement qui ait délibéré sur de plus grandes choses, je ne sais aucun peuple qui puisse engager aussi étroitement l’Europe dans les chances de ses propres destinées.
Les nombreuses questions soulevées dans l’ordre constitutionnel ou diplomatique aboutissaient au fond à une seule, la suprématie politique de ce qu’on nomme les classes moyennes, ou l’invasion du pouvoir par la démocratie, problème qui ne tarda pas à être résolu par le vœu manifeste de la nation. Il resta démontré que la France n’entendait pas plus s’incliner devant la grossière souveraineté du nombre que devant l’idole de la république, et que, ne dépassant pas de ses vœux les limites de la monarchie constitutionnelle, elle maintiendrait à l’intelligence, concurremment avec la propriété et l’industrie, la direction exclusive de la société. Les hommes désintéressés, d’abord incertains sur la nature et la portée du mouvement de 1830, se rallièrent promptement à une idée qui se produisait avec une aussi haute autorité ; les ambitieux s’y rallièrent aussi graduellement, en ayant soin de prendre les réserves commandées par leurs antécédens, et ce retour fut d’autant moins difficile qu’ils appartenaient tous, par leurs intérêts, à la classe dont l’établissement au pouvoir se produisait alors avec l’irrécusable autorité d’un fait consommé.
Cet accord qu’on a tardé quelques années à confesser, mais qui, depuis assez long-temps, était devenu réel, fut sans doute un évènement heureux pour l’ordre social ; mais on put y découvrir pour notre gouvernement le principe d’une crise aux développemens de laquelle nous assistons aujourd’hui, et dont il est difficile d’assigner encore les dernières conséquences.
Comprenez bien, je vous prie, dans quel milieu et au sein de quelles difficultés nouvelles dut se mouvoir la machine constitutionnelle, lorsqu’eut cessé cette guerre si vive entre deux intérêts politiques si divers, entre deux théories si opposées. Pesez bien tout ce qui devait résulter d’un état de choses dans lequel, à part quelques démonstrations sans importance, il n’y avait plus à se manifester qu’une seule idée sociale, et où dès-lors l’opposition combattit moins pour substituer une doctrine à une autre que pour se faire charger de son application.
La lutte contre l’école aristocratique, si vive sous la restauration, avait cessé du jour où le principe de la royauté s’était trouvé changé ; car, s’il était impossible déjà de fonder une aristocratie héréditaire sous la vieille légitimité historique, cela était devenu visiblement absurde sous la monarchie élective. Le parti légitimiste, retiré dans ses terres et défendu par des organes malhabiles, n’était plus assez redoutable pour alimenter l’ardente controverse de la tribune ; on répondit par des mesures arbitraires à des intrigues sans portée, et l’on cessa de s’occuper des carlistes, du jour où l’on eut pris leurs places.
Les républicains ont donné plus de souci, parce qu’ils se sont moins facilement résignés à leur fortune, qu’ils ont toujours espéré suppléer au nombre par l’audace, et que, comptant moins sur la Providence, ils ont plus souvent agi par eux-mêmes. Mais c’est toujours contre le parlement, et jamais dans son sein, qu’ont eu lieu ces tentatives ; les idées républicaines sont restées sans organes avoués à la tribune, et ce parti, avant de descendre au guet-apens, n’avait pas même essayé une organisation parlementaire.
L’adoption des lois de septembre 1835 ferma, dans la chambre, l’époque des luttes politiques, pour ouvrir celle des intrigues personnelles. Je n’entends pas certes condamner légèrement des mesures que les évènemens pouvaient faire juger nécessaires. Lorsqu’un pouvoir se voit en face d’un imminent danger, il est difficile de lui refuser ce qu’il réclame comme condition de sa sûreté en arguant pour l’avenir d’inconvéniens éventuels. Il faut une grande modération et une immense confiance en soi-même pour ne pas courir au plus pressé entre un péril actuel et un péril éloigné ; cette double qualité n’appartient guère aux assemblées délibérantes, elle appartient bien moins encore aux gouvernemens qui hésitent à engager à ce point leur propre responsabilité. Je ne blâme donc pas des dispositions auxquelles on semblait se trouver conduit par la grandeur et l’entraînement même des circonstances, mais je constate un résultat qui n’échappe à personne, et que quelque pénétration permettait peut être de prévoir.
À partir de ce moment, les difficultés politiques qui rendaient en force au pouvoir ce qu’elles semblaient lui ôter en sécurité matérielle, ont fait place à ces embarras sans nom et sans cause, d’où sortent ces longues crises qu’il faut plutôt appeler ministérielles que politiques. Les hommes, n’étant plus contenus par les évènemens, suivent le cours de leurs inclinations naturelles ; toutes les agglomérations se dissolvent, et les pensées s’individualisent comme les espérances. Les coteries remplacent les partis ; elles se forment, se brouillent, se raccommodent et se séparent avec une telle prestesse, qu’elles mettraient en défaut l’historiographe le plus délié.
La presse, contenue dans de plus sévères limites, a pris, à sa manière, l’esprit gouvernemental qu’on s’est attaché à lui donner. Un certain nombre de ses organes ont passé, armes et bagage, au service des ambitions parlementaires, rabaissant aujourd’hui celui-ci, demain grandissant celui-là, proclamant tel homme impossible, tel autre indispensable. Elle élève entre les aspirans aux portefeuilles des incompatibilités souvent gratuites, mais qui finissent par devenir insurmontables ; elle suppose des trahisons, colporte des ouvertures, flatte, menace, et fait si bien, que les associations les plus naturelles finissent par devenir les plus impossibles. Réduits à puiser en eux mêmes toute leur force, et ne concentrant plus dans leur personne celle d’une grande opinion extérieure, les hommes politiques se trouvent amenés à chercher leur principal point d’appui dans ce pouvoir excentrique, qui n’effraie plus par sa violence la bourgeoisie électorale, et dont la souple habileté a bien vite badigeonné les personnages le plus long-temps noircis par ses injures d’une popularité toute fraîche et toute virginale. On agit alors par la presse sur le parlement, au lieu d’agir par le parlement sur la presse ; on se tapit dans ses journaux comme Arachnée au centre de sa toile, on en fait mouvoir de sa main tous les fils, on y prépare ses embûches, on y enveloppe ses ennemis de mailles mouvantes et légères.
Cette suprématie de la presse sur les pouvoirs constitués est chose complètement inconnue chez vous. Si vos Revues ont mission de préparer, par des travaux soutenus, la solution des grandes questions économiques et constitutionnelles ; si, à cet égard, elles devancent et stimulent le parlement, vos journaux quotidiens ne sont que des auxiliaires à la suite. Ils répètent les débats de vos chambres, assaisonnent d’injures la polémique des orateurs ; ils reflètent l’opinion du parti qui les gage et ne font à coup sûr celle de personne. Pas un homme d’état n’a eu en Angleterre la pensée d’arriver au pouvoir par les journaux, et de gouverner par leur influence.
Nos écrivains polémistes auraient droit, à coup sûr, de signaler comme injurieuse autant qu’injuste toute assimilation aux rédacteurs obscurs et inconnus de vos feuilles les mieux établies. Aussi n’entends-je formuler en ceci aucune accusation contre la presse française. Elle a trouvé la place vide et s’efforce de la prendre, rien n’est plus simple. La sécurité bien ou mal fondée des intérêts a produit une anarchie politique dont elle profite pour mettre à prix ses services et grandir son importance, rien n’est plus simple encore. Ne vous placez jamais, de grace, à votre point de vue habituel pour juger une situation qui doit être prise sur le fait.
Nous n’avons jamais eu rien d’analogue à ces grandes et régulières divisions en tête desquelles figurent depuis longues années, et resteront leur vie durant, sir Robert Peel et lord John Russel, l’un remontant, par Canning, Castlereagh et William Pitt, jusqu’à la fondation du torysme, l’autre pouvant présenter au sein de sa propre maison une suite de traditions politiques non interrompues pendant deux siècles. Aucun de nos chefs parlementaires n’a exercé dans aucun temps cette autorité en vertu de laquelle un leader parle, agit et stipule, non pas seulement pour ses collègues au sein de la représentation nationale, mais encore pour la masse des intérêts moraux et matériels groupée derrière eux dans les trois royaumes. Cependant, si nous ne possédions rien de comparable à vos deux écoles constitutionnelles, nous possédions jusqu’à présent des partis ardens et vivaces qui, tout en manquant d’un principe intime de hiérarchie, se tenaient du moins compactes et serrés devant leurs adversaires. Quand j’affirme que cette ressource nous échappe aujourd’hui, quand je dis qu’il n’y a plus de partis dans la chambre, et que l’anarchie n’en sévit qu’avec plus de violence, cela peut, à bon droit, vous paraître étrange : rien de plus vrai pourtant, monsieur. À part deux groupes sans importance numérique et sans action, il est certain que, soit réserve, soit lassitude, soit empressement d’ambition, aucune idée claire et précise ne s’aventure sur la scène politique, et qu’on ne saurait guère y voir que des hommes occupant le pouvoir, luttant contre des hommes aspirant à les en chasser.
Dans un tel état, quoi d’étonnant si chacun se fait centre de tout et rapporte tant à soi ? Dès qu’on ne représente rien que sa propre personnalité pourquoi soignerait-on autre chose que son propre avenir ? Au nom de quel intérêt, par la puissance de quelle idée réclamerait-on de celui-ci un sacrifice d’amour-propre, de celui-là l’oubli d’un mauvais procédé, de tous l’union, la concorde, la soumission à une hiérarchie régulière ? Pendant que les partis s’isolent des hommes qui en avaient été les représentans, il s’établit entre toutes les idées une sorte d’égalité négative ; les croyances perdent leur énergie, mais l’égoïsme élève entre les hommes des barrières plus infranchissables encore que la passion, de telle sorte que la société, loin de profiter de ce que perdent les partis, se sent atteinte elle-même par leur affaiblissement.
Vous ne comprendriez certainement pas, en Angleterre, qu’un publiciste essayât de caractériser une crise politique, en passant sous silence jusqu’au nom de la chambre que vous appellerez long-temps encore la chambre haute ; mais vous connaissez assez la France pour que ce silence de ma part n’ait pas droit de vous étonner. Il est malheureusement incontestable que la pairie n’existe, depuis 1830, qu’à l’état de pouvoir judiciaire ; vous n’ignorez pas que, dans aucune des transactions politiques de ces dernières années, elle n’a été un point d’appui non plus qu’un obstacle pour personne. La première chambre n’a exercé une influence appréciable dans aucune de ces nombreuses combinaisons ministérielles remuées chaque année ; son vote est devenu de pure forme, à peu près comme la signature du second notaire, requise je ne sais pourquoi pour les actes authentiques.
D’où vient cette nullité dont les conséquences pourraient être si désastreuses ? La pairie française, ce dernier port ouvert aux débris de tant de naufrages, ce sénat où tant de régimes ont jeté leurs illustrations, le cède-t-il à une autre assemblée dans le monde en grandes renommées, en capacités spéciales, en expériences consommées ? Personne ne le pense en Europe. Cette institution ne représente assurément aucun intérêt contraire aux tendances générales de la société française ? On ne pourrait soutenir avec justice, même avec quelque spécieuse apparence de vérité, qu’elle repose sur un principe aristocratique, qu’elle exprime et qu’elle protége des intérêts de caste. La pairie a perdu l’hérédité, et ce n’était pas une base aussi incompatible que celle-là avec les idées du pays, aussi peu logique d’ailleurs, eu égard aux faits accomplis, qui lui eût rendu quelque vie et quelque durée après la révolution de 1830. L’hérédité l’aurait laissée tout aussi faible en en faisant le point de mire de toutes les antipathies et de toutes les attaques. On a sagement agi en n’exposant pas le trône au danger d’avoir à chaque instant à couvrir de sa propre égide une institution à laquelle la royauté aurait dû prêter sa propre force, au lieu d’en recevoir d’elle. On a également agi avec intelligence en recrutant la pairie du régime nouveau au sein des intérêts mobiles et viagers dont ce régime est la sanction et la garantie. Il est donc manifeste que la chambre des pairs ne représente aujourd’hui que ce qu’exprime la chambre des députés ; les mêmes influences et, à peu de chose près, le même fonds d’idées politiques dominent dans l’une et dans l’autre. Si elles s’y produisent sous des aspects différens et avec une dose d’énergie très diverse, c’est que, dans la chambre inamovible, l’action naturelle de ces influences est évidemment paralysée. Ce malheur ne tient point à ce que le pays repousse le système de deux chambres ; il ne résulte pas de l’esprit politique de la pairie actuelle, et moins encore de la somme de considération individuellement payée à ses membres ; cette nullité est la déplorable conséquence d’un vice radical dans l’organisation constitutionnelle de ce pouvoir, sur laquelle je devrai plus tard appeler toute votre attention.
Une chambre unique inférieure à la tâche que les difficultés du temps lui imposent, une seule chambre exerçant un pouvoir contrebalancé par l’influence active et directe de la royauté, tel est donc le dernier mot d’une situation dont je m’affecterais plus vivement, si je croyais à l’impossibilité de la modifier, si je ne me rendais compte surtout des motifs qui ont dû l’amener. La bourgeoisie, désormais installée aux affaires, souveraine maîtresse de la politique et de l’administration du pays, n’est plus inquiète pour son avenir. Délivrée du cauchemar aristocratique qui troubla si long-temps ses veilles, elle ne se voit pas menacée, de long-temps du moins, par la démocratie ; son instinct lui révèle qu’à cet égard il y a, malgré les formes du langage, identité presque absolue de doctrines et de sympathies entre toutes les fractions de l’opinion dynastique, depuis le centre jusqu’à la gauche : aussi les dates du 11 octobre, du 6 septembre, du 22 février, du 15 avril et du 12 mai, ont-elles à peu près une égale valeur à ses yeux. Si la presse est parvenue à dépopulariser quelques noms et à en exalter quelques autres, ces préférences ne sont guère plus vives que ces repoussemens ne sont profonds : il y a au fond de tout cela bien plus d’indifférence et d’apathie qu’on ne le soupçonne.
La coalition récente dont vous vous déclarez inhabile à pénétrer les causes, et dont vous me suppliez de vous faire comprendre les résultats, a été l’expression la plus complète et la plus vraie de cette crise à laquelle sont en ce moment soumises toutes nos institutions politiques. Si vous l’étudiez au sein du parlement, vous verrez qu’elle constate l’anéantissement des anciennes classifications, mais sans laisser encore entrevoir le germe d’une organisation nouvelle ; si vous l’étudiez au sein du pays, vous acquerrez la preuve de cette hésitation et de cette lassitude dont est manifestement atteinte l’opinion gouvernementale.
Je dois m’expliquer nettement sur une telle combinaison, car il s’agit ici non d’un simple accident dans le mouvement constitutionnel, mais d’un symptôme où se peint et se révèle une situation tout entière. Dans le cours de cette correspondance, j’aurai peu de noms contemporains à prononcer, je n’aurai guère non plus à toucher aux questions irritantes ; mais lorsque la force des choses pourra me contraindre à les aborder, je le ferai avec l’indépendance d’un homme qui n’a donné à personne hypothèque sur sa parole, et qui entend conserver toute sa vie le droit de dire avec mesure, mais sans nulle réticence, ce qu’il estime la vérité.
Les coalitions ne sont pas sans doute chose nouvelle dans l’histoire des gouvernemens représentatifs ; mais il est rare que la morale les avoue, il est plus rare encore qu’elles aient atteint leur but sans le dépasser. Sous la restauration, l’union d’un moment de la gauche avec la droite fraya les voies du pouvoir à un parti dont les fautes rendirent impossible l’accord si désirable de la dynastie et de la France. Des coalitions ont marqué les phases les plus critiques de notre histoire révolutionnaire ; enfin, votre patrie ne traversa jamais de pires épreuves qu’aux jours où Fox et North se donnèrent la main. Alors on vit aussi tous les antécédens méprisés, toutes les doctrines confondues, et l’on put croire que le dernier jour des institutions britanniques était proche. Un homme, que la nature passionnée de son génie engagea aussi ardemment qu’aucun autre dans ces débats, Édmond Burke, n’hésite pas à reconnaître que la révolution française était nécessaire pour rendre à la vieille constitution son ressort presque brisé et son autorité compromise aux yeux des peuples.
Et cependant, monsieur, on ne vit pas en ce temps-là les plus implacables rivalités aller à ce point d’accepter le concours de factions placées en dehors des institutions nationales. Durant les luttes même les plus violentes du XVIIIe siècle, tous les orateurs du parlement, tous les écrivains de la presse, et je n’en excepte ni Wilkes lui-même, ni votre Junius, à la parole aiguë et pénétrante comme une lame de poignard, tous les hommes engagés dans les affaires, enfin, professaient pour elles un respect profond. Le puritanisme républicain de Cromwell était sans organe à Westminster ; aucun hommage public, aucun vœu même secret n’allait par-delà les mers saluer une royauté absente. La guerre aux portefeuilles n’ébranlait pas une dynastie déjà vieille de plus d’un siècle, et que les circonstances, autant que l’esprit du pays, dégageaient de toute solidarité dans les évènemens.
En France, un pouvoir plus faible et plus découvert a rencontré des adversaires moins scrupuleux ; aussi la foi dans l’avenir s’est-elle trouvée ébranlée là où elle commençait à peine à naître. Le terrain conquis à si grand’peine au dedans et au dehors s’est trouvé perdu sans que les hommes de bonne foi pussent ramener à une question précise les griefs sans nombre de l’opposition, et dégager une idée politique parfaitement nette de sa phraséologie abondante.
L’épreuve de la dissolution, qui eût été probablement décisive en Angleterre, ne rendit pas la position plus simple ; car la France, peu fixée sur la portée de l’appel qui lui était adressé, ne fit pas une réponse assez catégorique pour lever les embarras d’une situation dont le vague même constituait le danger. Si le résultat des élections générales constata que la majorité du corps électoral était entrée dans la coalition, il fut évident, d’un autre côté, que cette majorité s’était formée par des motifs non moins disparates que ceux auxquels cette ligue avait dû sa naissance au sein de la chambre et de la presse. Deux partis faibles en nombre, et placés en dehors de la constitution actuelle par les espérances qu’ils poursuivent, avaient fait presque partout l’appoint des majorités. Il était difficile de saisir, au sein de l’opinion dynastique constitutionnelle dont Paris offre peut-être l’image la plus complète et la plus vraie, une pensée à laquelle elle se ralliât véritablement. La seule sur laquelle ses nuances diverses semblèrent concorder, ce fut la nécessité de protéger la royauté par des choix plus parlementaires. On avait généralement reconnu qu’une partie du cabinet ne se présentait pas devant le trône avec ces garanties de pleine indépendance qui fondent et maintiennent le crédit des hommes politiques. Quelques membres de cette administration ne paraissaient pas en mesure de se tenir couverts devant le roi, comme on dirait de l’autre côté des Pyrénées, et il y avait dans leur dévouement, tout honorable qu’il pût être d’ailleurs, quelque chose qui tendait à en faire plutôt des amis personnels que des conseillers responsables.
Telle était évidemment l’opinion du pays, et l’idée la plus nette qui se soit dégagée de l’ardente polémique contre le ministère du 15 avril est assurément celle-là. Mais cette pensée, négative par sa nature, ne pouvait à elle seule servir de base à un système nouveau et à la reconstitution d’un cabinet, car le titre de parlementaire avait été décerné par l’opposition avec une générosité sans égale. Cette qualification, d’ailleurs, à laquelle on avait soin de ne pas ajouter de commentaires, ne résolvait aucune question, ne déterminait en rien la direction politique, réserve calculée qui n’était pas le moindre grief des hommes sincères contre une ligue où l’on ne mettait en commun que d’implacables inimitiés.
Le mouvement électoral avait eu pour résultat de donner des exclusions plutôt que de tracer des voies nouvelles. Aucun vœu ne s’était hautement manifesté en ce qui touche aux questions intérieures ; et si, relativement aux grands intérêts du dehors, la France électorale avait exprimé son improbation pour certains actes consommés, c’était en l’accompagnant de telles réserves en faveur du système de paix, en donnant sur ce point, à ses représentans, un mandat tellement impératif, qu’il était à croire qu’une impulsion plus hardie imprimée à nos relations diplomatiques ne recevrait du pays qu’un concours fort limité.
Au dehors, une autre attitude plutôt qu’une autre politique ; au dedans, d’autres hommes pour faire les mêmes choses, tel fut le dernier mot de ces élections desquelles on attendait la solution du problème. Et ne croyez pas que ce soit amoindrir et méconnaître la portée du mouvement électoral que de le résumer ainsi. Les faits attestent qu’il n’a pas été compris autrement, même par la partie la plus avancée de l’opposition dynastique. Lorsqu’il s’est agi de rapprocher du pouvoir les honorables chefs de cette partie de la chambre, en faisant une question de cabinet de leur candidature à la plus éminente des dignités électives, on les a vus accepter cet étrange programme que tout le monde pouvait à coup sûr signer des deux mains, car son article le plus hardi consistait à dire que les ministres qui prenaient les affaires n’étaient pas les mêmes que ceux qui les quittaient. Si la gauche fit, contre l’exiguïté de ces concessions, des réserves mentales, ce dont je doute un peu, elle se garda du moins d’en faire d’expresses. Pressée d’acquérir à son tour, par la possession du pouvoir, cette expérience pratique qu’on lui conteste, et dont son patriotisme ne veut pas plus long-temps laisser manquer le pays, elle se montra de facile composition. On la vit abandonner les grandes thèses qui alimentaient sa polémique depuis la fondation du système du 13 mars, acceptant par prescription les lois de septembre, procédant par voie d’ajournement indéfini quant à la réforme électorale, et protestant, avec une énergie qu’auraient enviée les rédacteurs des protocoles de Londres, de ses intentions conciliatrices et pacifiques.
Un tel héritage d’incertitudes et d’incohérences était lourd à porter. De telles difficultés, dont les chambres sont, au reste, moins comptables que les temps, ne peuvent manquer de rendre l’action du pouvoir incertaine et flottante, en quelque main qu’il soit placé ; elles imposent à tous la modération comme un devoir. Comment se passionner pour ou contre des personnes, lorsque les circonstances dominent à ce point les hommes, non que celles-ci soient chargées d’éminens périls, mais parce qu’il faut mesurer les difficultés à la force, et que les temps ôtent à chacun sa force personnelle sans en prêter à personne ? La voix la plus énergique expire dans un milieu où l’on a fait le vide. Dotez-vous à plaisir de toutes les qualités qui constituent l’homme supérieur ; qu’avec un esprit de transactions et d’expédiens vous possédiez un coup d’œil prompt et sûr, une persévérance imperturbable, une résolution à toute épreuve, soyez tel que vous voient vos flatteurs, tel que vous vous voyez vous-même, en renchérissant peut-être sur eux, et dites si tant de qualités qui semblent s’exclure, et que je réunis sur votre tête privilégiée, comme si votre berceau avait été visité par les fées bienfaisantes, suffiraient pour donner à cette société ce qui lui manque, du ressort et de la foi politique ! Dites-moi si vous espérez bien sérieusement encore voir tomber devant le droit divin de votre génie ces rivalités personnelles, ces jalousies d’autant plus vivaces qu’elles seraient plus fondées ? Vous flattez-vous qu’on acceptera votre suprématie sans la discuter, que vous résisterez long-temps aux susceptibilités de celui-ci, aux trahisons de celui-là, aux attaques surtout de tant d’hommes dont vous aurez amorcé les espérances, et qui ne se tiendront jamais pour assez largement rémunérés de leurs services ? Croyez-vous que le secret des coalitions soit perdu, et que les semences du passé ne fructifient pas dans un sol aujourd’hui si profondément labouré ?
Il est une chance, une seule, pour fermer le gouffre où s’abîment tour à tour toutes les réputations, toutes les capacités du pays, c’est qu’un moment vienne où le pays soit amené à reprendre un intérêt direct et chaleureux pour les transactions politiques, dans la balance desquelles il a cessé de mettre un poids. Des complications extérieures où la grandeur et la fortune de la France, ses intérêts politiques ou matériels se trouveraient gravement engagés, l’arracheraient, j’en ai la confiance, à de stériles et insolubles querelles. L’instinct du pays ne le trompe pas à cet égard. Voyez, si vous en pouviez douter, avec quelle ardeur il s’est saisi de cette question d’Orient, qui touche ses intérêts moins directement que les vôtres, et qu’il a débattue néanmoins avec une chaleur que j’ai vainement cherchée dans vos discussions parlementaires.
Mais pour que des complications politiques déterminent à l’intérieur une crise favorable, la première condition, c’est qu’elles soient naturelles et non factices, qu’elles se produisent comme le fruit même des évènemens, et non comme l’œuvre calculée d’une politique remuante. Tout cabinet que l’opinion pourrait légitimement accuser de susciter des difficultés pour y puiser de la force, de devancer les circonstances au lieu de les attendre, porterait le poids d’une responsabilité terrible, et verrait pour jamais se retirer de lui cette puissance morale qu’il aurait espéré se concilier.
En traçant, monsieur, cette esquisse parlementaire, je n’ai pas cédé au vain et dangereux plaisir de chercher des torts et des faiblesses. Si je vous ai fait toucher nos plaies, c’est que je ne les estime pas incurables.
Je crois, et vous savez que cette foi est chez moi de vieille date, que l’ère qui s’ouvre à peine pour l’Europe verra s’élever des gouvernemens réguliers et permanens sur le principe bourgeois, comme d’autres temps en ont vu s’asseoir sur le principe aristocratique. Si l’idée bourgeoise est la dernière venue dans le monde, elle n’en sera peut-être pas pour cela la moins féconde, lorsqu’elle aura pleine conscience d’elle-même, et qu’elle aura trouvé les lois de son organisme. Le mouvement de 89 la fit éclore après une incubation de plusieurs siècles, celui de 1830 l’a consacrée par le fait qui est d’ordinaire dans l’histoire le sceau des grandes révolutions sociales.
Je conserve ma foi en la vitalité de cette idée, même au milieu des ombres du présent, lorsque sa physionomie semble le plus vaguement dessinée ; et cette foi est d’autant plus sérieuse, que nul à coup sûr n’a moins que moi le fanatisme de sa croyance. Je crois donc en l’avenir de notre établissement politique, et les faits qui viennent de se passer sous nos yeux me suggèrent des conclusions différentes de celles qu’ils inspirent à deux autres écoles. D’après celles-ci, la classe à laquelle est en ce moment commise la direction de la société est atteinte et convaincue d’impuissance pour l’avenir comme pour le présent. Il faut dès-lors élargir les bases du gouvernement, et faire cesser un odieux monopole, projet pour l’accomplissement duquel ces deux écoles, par une concordance singulière, font appel à l’élément démocratique.
Nous discuterons les conséquences qu’entraînerait dans l’ordre intellectuel et politique l’admission au sein de la représentation nationale de l’intérêt populaire proprement dit, en concurrence avec l’intérêt aujourd’hui dominant ; nous contesterons à cet égard et le droit théorique en lui-même, et la convenance de son application ; nous rechercherons enfin par quelles transformations doit encore passer l’idée bourgeoise pour acquérir les propriétés qu’elle ne possède pas encore, et devenir la base d’une organisation durable.
Voilà, monsieur, un fécond topick pour nos causeries. Celles-ci vous seront une distraction d’esprit entre vos fonctions de magistrat de comté, vos belles expérimentations agricoles et vos chasses au renard. La même question, d’ailleurs, ne s’agite-t-elle pas chez vous ? Ce radicalisme modéré auquel vous donnez la main dans la chambre des communes, en soutenant l’administration actuelle, qu’est-il autre chose que l’opinion française ou bourgeoise cherchant laborieusement sa voie entre la démagogie et le vieux droit aristocratique, entre Stephens et lord Roden ? Vous me prêterez donc quelque attention, ne fût-ce que par patriotisme.