Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle/Quatrième Étude

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QUATRIÈME ÉTUDE.




du principe d’autorité.

Je prie le lecteur de me pardonner, si dans le cours de cette étude il m’échappe telle expression qui trahisse un sentiment d’amour-propre. J’ai le double malheur, sur cette grande question de l’autorité, d’être seul encore à affirmer d’une manière catégorique la Révolution ; par contre, de me voir attribuer des idées perverses, dont j’ai plus d’horreur que personne. Ce n’est pas ma faute si, en soutenant une thèse aussi magnifique, j’ai l’air de plaider une cause personnelle. Je ferai du moins en sorte, si je ne puis me défendre de quelque vivacité, que l’instruction du lecteur n’y perde rien. Aussi bien, notre esprit est fait de telle sorte que la lumière ne le saisit jamais mieux que lorsqu’elle jaillit du choc des idées. L’homme, dit Hobbes, est un animal de combat. C’est Dieu même qui, en nous mettant au monde, nous a donné ce précepte : Croissez, multipliez, travaillez, et polémisez.

Il y a quelque douze ans, force est bien que je le rappelle, m’occupant de recherches sur les fondements de la société, non point en vue d’éventualités politiques impossibles alors à prévoir, mais pour la seule et plus grande gloire de la philosophie, j’ai, pour la première fois, jeté dans le monde une négation qui depuis a obtenu un retentissement immense, la négation du Gouvernement et de la Propriété. D’autres, avant moi, par originalité, humorisme, recherche du paradoxe, avaient nié ces deux principes ; aucun n’avait fait de cette négation le sujet d’une critique sérieuse et de bonne foi. Un de nos plus aimables feuilletonnistes, M. Pelletan, prenant un jour, motu proprio, ma défense, n’en a pas moins fait à ses lecteurs cette singulière confidence, qu’en attaquant tantôt la propriété, tantôt le pouvoir, tantôt autre chose, je tirais des coups de fusil en l’air pour attirer sur moi l’attention des niais. M. Pelletan a été trop bon, vraiment, et je ne puis lui savoir aucun gré de son obligeance : il m’a pris pour un gent de lettres.

Il est temps que le public sache que la négation, en philosophie, en politique, en théologie, en histoire, est la condition préalable de l’affirmation. Tout progrès commence par une abolition, toute réforme s’appuie sur la dénonciation d’un abus, toute idée nouvelle repose sur l’insuffisance démontrée de l’ancienne. C’est ainsi que le christianisme, en niant la pluralité des dieux, en se faisant athée au point de vue des païens, a affirmé l’unité de Dieu, et de cette unité a déduit ensuite toute sa théologie. C’est ainsi que Luther, en niant à son tour l’autorité de l’Église, affirmait comme conséquence l’autorité de la raison, et posait la première pierre de la philosophie moderne. C’est ainsi que nos pères, les révolutionnaires de 89, en niant le régime féodal, affirmèrent, sans la comprendre, la nécessité d’un régime différent, que notre époque a pour mission de faire apparaître. C’est ainsi enfin que moi-même, après avoir de nouveau, sous le regard de mes lecteurs, démontré l’illégitimité et l’impuissance du gouvernement comme principe d’ordre, je ferai surgir de cette négation l’idée mère, positive, qui doit conduire la civilisation à sa nouvelle forme.

Pour mieux expliquer encore ma position dans cette critique, je ferai une autre comparaison.

Il en est des idées comme des machines. Nul ne connaît l’inventeur des premiers outils, la houe, le râteau, la hache, le chariot, la charrue. On les trouve uniformément, dès la plus haute antiquité, chez toutes les nations du globe. Mais cette spontanéité ne se rencontre plus dans les instruments perfectionnés, la locomotive, le daguerréotype, l’art de diriger les aérostats, le télégraphe électrique. Le doigt de Dieu, si j’ose ainsi dire, n’est plus là : on connaît le nom des inventeurs, le jour de la première expérience ; il y a fallu le secours de la science joint à une longue pratique de l’industrie.

C’est ainsi que naissent et se développent les idées qui servent à la direction du genre humain. Les premières lui sont fournies par une intuition spontanée, immédiate, dont la priorité ne peut être revendiquée par personne. Mais vient le jour où ces données du sens commun ne suffisent plus à la vie collective ; alors le raisonnement, qui seul constate d’une manière authentique cette insuffisance, peut seul également y suppléer. Toutes les races ont produit et organisé en elles-mêmes, sans le secours d’initiateurs, les idées d’autorité, de propriété, de gouvernement, de justice, de culte. À présent que ces idées faiblissent, qu’une analyse méthodique, une enquête officielle, si j’ose ainsi dire, en a constaté, devant la société et devant la raison, l’insuffisance, il s’agit de savoir comment, par la science, nous suppléerons à des idées qui, selon la science, demeurent frappées de réprobation et sont déclarées invraies.

Celui-là donc qui, hautement, à la face du peuple, par une sorte d’acte extrajudiciaire, a posé le premier des conclusions motivées contre le gouvernement et l’ancienne propriété, celui-là, dis-je, s’est engagé à en exprimer ultérieurement de nouvelles en faveur d’une autre constitution sociale. J’essayerai la solution, comme j’ai jadis essayé la critique ; je veux dire qu’après avoir donné à mes contemporains la conscience de leur propre misère, je tâcherai de leur expliquer le secret de leurs propres aspirations : car à Dieu ne plaise que je me pose ici en révélateur et que je prétende jamais avoir inventé une IDÉE ! Je vois, j’observe, et j’écris. Je puis dire comme le Psalmiste : Credidi, propter quod locutus sum !

Pourquoi faut-il qu’aux questions les plus nettes se mêle toujours un peu d’équivoque ?

La priorité des conceptions philosophiques, bien qu’elles se réduisent à de simples observations sur la nature de l’homme et la marche des sociétés, bien qu’elles ne soient susceptibles ni de trafic ni de brevet, n’en est pas moins, comme la priorité des inventions dans l’industrie, un objet d’émulation pour les esprits d’élite qui en connaissent la valeur et qui en recherchent la gloire. Là aussi, dans le domaine de la pensée pure comme dans celui de la mécanique appliquée aux arts, il y a des rivalités, des imitations, je dirais presque des contrefaçons, si je ne craignais de flétrir, par un terme aussi énergique, une ambition honorable, et qui atteste la supériorité de la génération actuelle. L’idée d’anarchie a eu cette chance. La négation du Gouvernement ayant été reproduite depuis Février avec une nouvelle instance et un certain succès, des hommes, notables dans le parti démocratique et socialiste, mais à qui l’idée anarchique inspirait quelque inquiétude, ont cru pouvoir s’emparer des considérations de la critique gouvernementale, et, sur ces considérations essentiellement négatives, restituer sous un nouveau titre, et avec quelques modifications, le principe qu’il s’agit précisément aujourd’hui de remplacer. Sans le vouloir, sans s’en douter, ces honorables citoyens se sont posés en contre-révolutionnaires ; car la contrefaçon, puisqu’enfin ce mot rend mieux qu’un autre mon idée, en matière politique et sociale, c’est la contre-révolution. Je le prouverai tout à l’heure. Ce sont ces restaurations de l’autorité, entreprises en concurrence de l’anarchie, qui ont récemment occupé le public sous les noms de Législation directe, Gouvernement direct, et dont les auteurs ou rééditeurs sont, en premier lieu, MM. Rittinghausen et Considérant, et plus tard M. Ledru-Rollin.

Suivant MM. Considérant et Rittinghausen, l’idée première du Gouvernement direct viendrait d’Allemagne ; quant à M. Ledru-Rollin, il n’a fait que la revendiquer, et sous bénéfice d’inventaire, pour notre première révolution ; on la trouve tout au long, cette idée, dans la Constitution de 93 et dans le Contrat social.

On comprend que si j’interviens à mon tour dans la discussion, ce n’est nullement pour réclamer une priorité que, dans les termes où la question a été posée, je repousse de toutes mes forces. Le Gouvernement direct et la Législation directe me paraissent les deux plus énormes bévues dont il ait été parlé dans les fastes de la politique et de la philosophie. Comment M. Rittinghausen, qui connaît à fond la philosophie allemande ; comment M. Considérant, qui écrivait, il y a dix ou quinze ans, une brochure sous ce titre : Débâcle de la politique en France ; comment M. Ledru-Rollin, qui, en se rattachant à la Constitution de 93, a fait de si généreux et si inutiles efforts pour la rendre praticable, et faire du Gouvernement direct une chose de sens commun ; comment, dis-je, ces messieurs n’ont-ils pas compris que les arguments dont ils se prévalent contre le gouvernement indirect n’ont de valeur qu’autant qu’ils s’appliquent aussi au gouvernement direct ; que leur critique n’est admissible qu’à la condition d’être absolue ; et qu’en s’arrêtant à moitié chemin, ils tombent dans la plus pitoyable des inconséquences ? Comment n’ont-ils pas vu, surtout, que leur prétendu gouvernement direct n’est autre chose que la réduction à l’absurde de l’idée gouvernementale, en sorte que si, par le progrès des idées et la complication des intérêts, la société est forcée d’abjurer aujourd’hui toute espèce de gouvernement, c’est justement parce que la seule forme de gouvernement qui ait une apparence rationnelle, libérale, égalitaire, le gouvernement direct, est impossible ?…

Entre-temps est arrivé M. de Girardin, qui, aspirant sans doute à une part d’invention, ou tout au moins de perfectionnement, a proposé cette formule : Abolition de l’Autorité par la Simplification du Gouvernement. Qu’allait donc faire M. de Girardin dans cette maudite galère ? Cet esprit, de tant de ressource, ne saura donc jamais se contenir ! Vous êtes trop prompt, M. de Girardin, vous n’engendrerez pas. L’Autorité est au Gouvernement ce que la pensée est à la parole, l’idée au fait, l’âme au corps. L’Autorité est le Gouvernement dans son principe, comme le Gouvernement est l’Autorité en exercice. Abolir l’un ou l’autre, si l’abolition est réelle, c’est les détruire à la fois ; par la même raison, conserver l’un ou l’autre, si la conservation est effective, c’est les maintenir tous deux.

Du reste, la simplification de M. de Girardin était depuis longtemps connue du public. C’est une combinaison de personnages empruntée à ce que les négociants appellent leur Livre de caisse. Il y a trois commis : le premier, qui s’appelle Doit ; le second, qui se nomme Avoir ; et le troisième, qui est Balance. Il n’y manque plus que le Patron, qui les fasse mouvoir et les dirige. M. de Girardin, dans une de ces mille idées que chaque jour son cerveau éjacule, sans pouvoir leur faire prendre racine, ne manquera pas sans doute d’en découvrir une pour remplir cette fonction indispensable de son gouvernement.

Il faut rendre justice au public. Ce qu’il a vu de plus clair en tout cela, c’est qu’avec ces belles inventions gouvernementales, Gouvernement direct, Gouvernement simplifié, Législation directe, Constitution de 93, le Gouvernement, quelconque, est bien malade, et s’incline de plus en plus vers l’anarchie : je permets à mes lecteurs d’interpréter ce mot en tel sens qu’il leur plaira. Que MM. Considérant et Rittinghausen poursuivent leurs recherches ; que M. Ledru-Rollin creuse plus à fond la Constitution de 93 ; que M. de Girardin ait plus de confiance en ses illuminations, et nous arrivons d’emblée à la négation pure. Cela fait, il ne restera plus, en opposant la négation à elle-même, comme disent les Allemands, qu’à trouver l’affirmation. Allons, novateurs ! moins de précipitation et plus d’audace ! Suivez cette lumière qui vous est au loin apparue ; vous êtes sur la limite de l’ancien et du nouveau Monde.

En mars et avril 1850, la Révolution a posé la question électorale en ces termes : Monarchie ou République. Les électeurs se sont prononcés pour la République : la Révolution a remporté la victoire.

Je me charge aujourd’hui de démontrer que le dilemme de 1850 n’a pas d’autre signification que celle-ci : Gouvernement ou Non-gouvernement. Réfutez ce dilemme, réactionnaires ; vous aurez frappé au cœur la Révolution.

Quant à la Législation directe, au Gouvernement direct et au Gouvernement simplifié, je crois que leurs auteurs feront bien d’en donner au plus tôt leur désistement, pour peu qu’ils tiennent à leur considération de révolutionnaires et à l’estime des libres penseurs.

Je serai bref. Je sais que pour exposer, dans les formes, et avec tous les développements utiles, une question aussi grave, il y faudrait des volumes. Mais l’esprit du peuple est prompt au temps où nous sommes ; il comprend tout, devine tout, sait tout. Son expérience quotidienne, sa spontanéité intuitive lui tenant lieu de dialectique et d’érudition, il saisit, en quelques pages, ce qui, il n’y a pas plus de quatre ans, eût exigé pour des publicistes de profession un in-folio.


I. Négation traditionnelle du Gouvernement. — Émergence
de l’idée qui lui succède.


La forme sous laquelle les premiers hommes ont conçu l’ordre dans la Société, est la forme patriarcale ou hiérarchique, c’est-à-dire, en principe, l’Autorité, en action, le Gouvernement. La Justice, qui plus tard a été distinguée en distributive et commutative, ne leur est apparue d’abord que sous la première face : Un Supérieur rendant à des Inférieurs ce qui leur revient à chacun.

L’idée gouvernementale naquit donc des mœurs de famille et de l’expérience domestique : aucune protestation ne se produisit alors, le Gouvernement paraissant aussi naturel à la Société que la subordination entre le père et ses enfants. C’est pourquoi M. de Bonald a pu dire, avec raison, que la famille est l’embryon de l’État, dont elle reproduit les catégories essentielles : le roi dans le père, le ministre dans la mère, le sujet dans l’enfant. C’est pour cela aussi que les socialistes fraternitaires, qui prennent la famille pour élément de la Société, arrivent tous à la dictature, forme la plus exagérée du Gouvernement. L’administration de M. Cabet, dans ses états de Nauvoo, en est un bel exemple. Combien de temps encore nous faudra-t-il pour comprendre cette filiation d’idées ?

La conception primitive de l’ordre par le Gouvernement appartient à tous les peuples : et si, dès l’origine, les efforts qui ont été faits pour organiser, limiter, modifier l’action du pouvoir, l’approprier aux besoins généraux et aux circonstances, démontrent que la négation était impliquée dans l’affirmation, il est certain qu’aucune hypothèse rivale n’a été émise ; l’esprit est partout resté le même. À mesure que les nations sont sorties de l’état sauvage et barbare, on les a vues immédiatement s’engager dans la voie gouvernementale, parcourir un cercle d’institutions toujours les mêmes, et que tous les historiens et publicistes rangent sous ces catégories, succédanées l’une à l’autre, Monarchie, Aristocratie, Démocratie.

Mais voici qui est plus grave.

Le préjugé gouvernemental pénétrant au plus profond des consciences, frappant la raison de son moule, toute conception autre a été pendant longtemps rendue impossible, et les plus hardis parmi les penseurs en sont venus à dire que le Gouvernement était un fléau sans doute, un châtiment pour l’humanité, mais que c’était un mal nécessaire !…

Voilà pourquoi, jusqu’à nos jours, les révolutions les plus émancipatrices et toutes les effervescences de la liberté, ont abouti constamment à un acte de foi et de soumission au pouvoir ; pourquoi toutes les révolutions n’ont servi qu’à reconstituer la tyrannie : je n’en excepte pas plus la Constitution de 93 que celle de 1848, les deux expressions les plus avancées, cependant, de la démocratie française.

Ce qui a entretenu cette prédisposition mentale et rendu la fascination pendant si longtemps invincible, c’est que, par suite de l’analogie supposée entre la Société et la famille, le Gouvernement s’est toujours présenté aux esprits comme l’organe naturel de la justice, le protecteur du faible, le conservateur de la paix. Par cette attribution de providence et de haute garantie, le Gouvernement s’enracinait dans les cœurs autant que dans les intelligences ; il faisait partie de l’âme universelle ; il était la foi, la superstition intime, invincible des citoyens. Qu’il lui arrivât de faiblir, on disait de lui, comme de la Religion et de la Propriété : Ce n’est pas l’institution qui est mauvaise, c’est l’abus. Ce n’est pas le roi qui est méchant, ce sont ses ministres. Ah ! si le roi savait !

Ainsi à la donnée hiérarchique et absolutiste d’une autorité gouvernante, s’ajoutait un idéal parlant à l’âme et conspirant incessamment contre l’instinct d’égalité et d’indépendance : tandis que le peuple, à chaque révolution, croyait réformer, suivant les inspirations de son cœur, les vices de son Gouvernement, il était trahi par ses idées mêmes ; en croyant mettre le Pouvoir dans ses intérêts, il l’avait toujours, en réalité, contre soi ; au lieu d’un protecteur, il se donnait un tyran.

L’expérience montre, en effet, que partout et toujours le Gouvernement, quelque populaire qu’il ait été à son origine, s’est rangé du côté de la classe la plus éclairée et la plus riche contre la plus pauvre et la plus nombreuse ; qu’après s’être montré quelque temps libéral, il est devenu peu à peu exceptionnel, exclusif ; enfin, qu’au lieu de soutenir la liberté et l’égalité entre tous, il a travaillé obstinément à les détruire, en vertu de son inclination naturelle au privilége.

Nous avons montré, dans une autre étude, comment, depuis 1789, la révolution n’ayant rien fondé ; la société, suivant l’expression de M. Royer-Collard, ayant été laissée en poussière ; la distribution des fortunes abandonnée au hasard : le Gouvernement, dont la mission est de protéger les propriétés comme les personnes, se trouvait, de fait, institué pour les riches contre les pauvres. Qui ne voit maintenant que cette anomalie, qu’on a pu croire un moment propre à la constitution politique de notre pays, est commune à tous les gouvernements ? À aucune époque on n’a vu la propriété dépendre exclusivement du travail ; à aucune époque, le travail n’a été garanti par l’équilibre des forces économiques : sous ce rapport, la civilisation au dix-neuvième siècle n’est pas plus avancée que la barbarie des premiers âges. L’autorité, défendant des droits tellement quellement établis, protégeant des intérêts tellement quellement acquis, a donc toujours été pour la richesse contre l’infortune : l’histoire des gouvernements est le martyrologe du prolétariat.

C’est surtout dans la démocratie, dernier terme de l’évolution gouvernementale, qu’il faut étudier cette inévitable défection du pouvoir à la cause populaire.

Que fait le peuple, lorsque, fatigué de ses aristocrates, indigné de la corruption de ses princes, il proclame sa propre souveraineté, c’est-à-dire l’autorité de ses propres suffrages ?

Il se dit :

Avant toutes choses, il faut de l’ordre dans une société.

Le gardien de cet ordre, qui doit être pour nous la liberté et l’égalité, c’est le Gouvernement.

Ayons donc sous la main le Gouvernement. Que la Constitution et les lois deviennent l’expression de notre volonté ; que fonctionnaires et magistrats, serviteurs élus par nous, toujours révocables, ne puissent jamais entreprendre autre chose que ce que le bon plaisir du peuple aura résolu. Nous sommes certains alors, si notre surveillance ne se relâche jamais, que le Gouvernement sera dévoué à nos intérêts ; qu’il ne servira pas seulement aux riches, ne sera plus la proie des ambitieux et des intrigants ; que les affaires marcheront à notre gré et pour notre avantage.

Ainsi raisonne la multitude à toutes les époques d’oppression. Raisonnement simple, d’une logique on ne peut plus terre à terre, et qui jamais ne manque son effet. Que cette multitude aille jusqu’à dire, avec MM. Considérant et Rittinghausen : Nos ennemis, ce sont nos commis ; donc gouvernons-nous nous-mêmes, et nous serons libres ; — l’argument n’aura pas changé. Le principe, à savoir le Gouvernement, étant demeuré le même, ce sera toujours la même conclusion.

Voilà quelques milliers d’années que cette théorie défraye les classes opprimées et les orateurs qui les défendent. Le gouvernement direct ne date ni de Francfort, ni de la Convention, ni de Rousseau : il est aussi vieux que l’indirect, il date de la fondation des sociétés.

« Plus de royauté héréditaire,

» Plus de présidence,

» Plus de représentation,

» Plus de délégation,

» Plus d’aliénation du pouvoir :

» Gouvernement direct,

» Le Peuple ! dans l’exercice permanent de sa souveraineté : »

Qu’y a-t-il donc au fond de cette ritournelle qu’on a reprise comme une thèse neuve et révolutionnaire, et que n’aient connu, pratiqué, longtemps avant notre ère, Athéniens, Béotiens, Lacédémoniens, Romains, etc. ? N’est-ce pas toujours le même cercle vicieux, toujours cette même descente vers l’absurde, qui, après avoir épuisé, éliminé successivement, monarchies absolues, monarchies aristocratiques ou représentatives, démocraties, vient tourner borne au gouvernement direct, pour recommencer par la dictature à vie et la royauté héréditaire ? Le gouvernement direct, chez toutes les nations, a été l’époque palingénésique des aristocraties détruites et des trônes brisés : il n’a pas même pu se soutenir chez des peuples qui, comme Athènes et Sparte, avaient pour se l’appliquer l’avantage d’une population minime et du service des esclaves. Il serait pour nous le prélude du césarisme, malgré nos postes, nos chemins de fer, nos télégraphes ; malgré la simplification des lois, la révocabilité des fonctionnaires, la forme impérative du mandat. Il nous précipiterait d’autant plus vite vers la tyrannie impériale, que nos prolétaires ne veulent plus être salariés, que les propriétaires ne souffriraient pas qu’on les dessaisît, et que les partisans du gouvernement direct, faisant tout par la voie politique, semblent n’avoir aucune idée de l’organisation économique. Un pas de plus dans cette voie, et l’ère des Césars est à son aurore : à une démocratie inextricable succédera, sans autre transition, l’empire, avec ou sans Napoléon.

Il faut sortir de ce cercle infernal. Il faut traverser, de part en part, l’idée politique, l’ancienne notion de justice distributive et arriver à celle de justice commutative qui, dans la logique de l’histoire, comme dans celle du droit, lui succède. Eh ! aveugles volontaires, qui cherchez dans les nues ce que vous avez sous la main, relisez vos auteurs, regardez autour de vous, analysez vos propres formules, et vous trouverez cette solution, qui traîne depuis un temps immémorial à travers les siècles, et que ni vous ni aucun de vos coryphées n’avez jamais daigné apercevoir.

Toutes les idées sont coéternelles dans la raison générale : elles ne paraissent successives que dans l’histoire, où elles viennent tour à tour prendre la direction des affaires, et occuper le premier rang. L’opération par laquelle une idée est chassée du pouvoir s’appelle en logique négation ; celle par laquelle une autre idée s’établit, se nomme affirmation.

Toute négation révolutionnaire implique donc une affirmation subséquente ce principe, que démontre la pratique des révolutions, va recevoir ici une confirmation merveilleuse.

La première négation authentique qui ait été faite de l’idée d’autorité est celle de Luther. Cette négation, toutefois, n’est pas allée au delà de la sphère religieuse : Luther, de même que Leibnitz, Kant, Hegel, était un esprit essentiellement gouvernemental. Sa négation s’est appelée libre examen.

Or, que nie le libre examen ? — l’autorité de l’Église.

Que suppose-t-il ? — l’autorité de la raison.

Qu’est-ce que la raison ? — un pacte entre l’intuition et l’expérience.

L’autorité de la raison : telle est donc l’idée positive, éternelle, substituée par la Réforme à l’autorité de la foi. Comme la philosophie relevait jadis de la révélation, la révélation désormais sera subordonnée à la philosophie. Les rôles sont intervertis, le gouvernement de la société n’est plus semblable, la morale est changée, la destinée elle-même semble se modifier. On peut entrevoir déjà, à l’heure où nous sommes, ce que contenait ce renouvellement de règne, où, à la parole de Dieu, succéda le Verbe de l’homme.

Le même mouvement va s’opérer dans la sphère des idées politiques.

Postérieurement à Luther, le principe du libre examen fut transporté, notamment, par Jurieu, du spirituel au temporel. À la souveraineté de droit divin l’adversaire de Bossuet opposa la souveraineté du peuple, ce qu’il exprima avec infiniment plus de précision, de force et de profondeur, par les mots Pacte ou Contrat social, dont là contradiction avec ceux de pouvoir, autorité, gouvernement, imperium, άρχὴ, est manifeste.

En effet, qu’est-ce que le Contrat social ? l’accord du citoyen avec le gouvernement ? non : ce serait tourner toujours dans la même idée. Le contrat social est l’accord de l’homme avec l’homme, accord duquel doit résulter ce que nous appelons la société. Ici, la notion de justice commutative, posée par le fait primitif de l’échange et définie par le droit romain, est substituée à celle de justice distributive, congédiée sans appel par la critique républicaine. Traduisez ces mots, contrat, justice commutative, qui sont de la langue juridique, dans la langue des affaires, vous avez le commerce, c’est-à-dire, dans la signification la plus élevée, l’acte par lequel l’homme et l’homme se déclarant essentiellement producteurs, abdiquent l’un à l’égard de l’autre toute prétention au Gouvernement.

La justice commutative, le règne des contrats, en autres termes, le régime économique ou industriel, telles sont les différentes synonymies de l’idée qui, par son avénement, doit abolir les vieux systèmes de justice distributive, de règne des lois, en termes plus concrets, de régime féodal, gouvernemental ou militaire. L’avenir de l’humanité est dans cette substitution.

Mais, avant que cette révolution dans les doctrines se soit formulée, avant qu’elle ait été comprise, avant qu’elle s’empare des populations, qui seules peuvent la rendre exécutoire, que de débats stériles ! quelle somnolence de l’idée ! quel temps pour les agitateurs et les sophistes ! De la controverse de Jurieu avec Bossuet jusqu’à la publication du Contrat social de Rousseau, il s’écoule près d’un siècle ; et quand ce dernier arrive, ce n’est point pour revendiquer l’idée qu’il prend la parole, c’est pour l’étouffer.

Rousseau, dont l’autorité nous régit depuis près d’un siècle, n’a rien compris au contrat social. C’est à lui surtout qu’il faut rapporter, comme à sa cause, la grande déviation de 93, expiée déjà par cinquante-sept ans de bouleversements stériles, et que des esprits plus ardents que réfléchis voudraient nous faire reprendre encore comme une tradition sacrée.

L’idée de contrat est exclusive de celle de gouvernement : M. Ledru-Rollin, qui est jurisconsulte, et dont j’appelle l’attention sur ce point, doit le savoir. Ce qui caractérise le contrat, la convention commutative, c’est qu’en vertu de cette convention la liberté et le bien-être de l’homme augmentent, tandis que par l’institution d’une autorité l’une et l’autre nécessairement diminuent. Cela paraîtra évident, si l’on réfléchit que le contrat est l’acte par lequel deux ou plusieurs individus conviennent d’organiser entre eux, dans une mesure et pour un temps déterminé, cette puissance industrielle que nous avons appelée l’échange ; conséquemment s’obligent l’un envers l’autre et se garantissent réciproquement une certaine somme de services, produits, avantages, devoirs, etc., qu’ils sont en position de se procurer et de se rendre, se reconnaissant du reste parfaitement indépendants, soit pour leur consommation, soit pour leur production.

Entre contractants, il y a nécessairement pour chacun intérêt réel et personnel : il implique qu’un homme traite dans le but de réduire à la fois, sans compensation possible, sa liberté et son revenu. De gouvernants à gouvernés, au contraire, de quelque manière que soit constituée la représentation, la délégation, ou la fonction gouvernante, il y a nécessairement aliénation d’une partie de la liberté et de la fortune du citoyen : en retour de quel avantage ? nous l’avons précédemment expliqué.

Le contrat est donc essentiellement synallagmatique : il n’impose d’obligation aux contractants que celle qui résulte de leur promesse personnelle de tradition réciproque ; il n’est soumis à aucune autorité extérieure ; il fait seul la loi commune des parties ; il n’attend son exécution que de leur initiative.

Que si tel est le contrat, dans son acception la plus générale et dans sa pratique quotidienne, que sera le Contrat social, celui qui est censé relier tous les membres d’une nation dans un même intérêt ?

Le Contrat social est l’acte suprême par lequel chaque citoyen engage à la société son amour, son intelligence, son travail, ses services, ses produits, ses biens ; en retour de l’affection, des idées, travaux, produits, services et biens de ses semblables : la mesure du droit pour chacun étant déterminée toujours par l’importance de son apport, et le recouvrement exigible à fur et mesure des livraisons.

Ainsi, le contrat social doit embrasser l’universalité des citoyens, de leurs intérêts et de leurs rapports. — Si un seul homme était exclu du contrat, si un seul des intérêts sur lesquels les membres de la nation, êtres intelligents, industrieux, sensibles, sont appelés à traiter, était omis, le contrat serait plus ou moins relatif et spécial ; il ne serait pas social.

Le contrat social doit augmenter pour chaque citoyen le bien-être et la liberté. — S’il s’y glissait des conditions léonines ; si une partie des citoyens se trouvait, en vertu du contrat, subalternisée, exploitée par l’autre : ce ne serait plus un contrat, ce serait une fraude, contre laquelle la résiliation pourrait être à toute heure et de plein droit invoquée.

Le contrat social doit être librement débattu, individuellement consenti, signé, manu propriâ, par tous ceux qui y participent. — Si la discussion était empêchée, tronquée, escamotée ; si le consentement était surpris ; si la signature était donnée en blanc, de confiance, sans lecture des articles et explication préalable ; ou si même, comme le serment militaire, elle était préjugée et forcée : le contrat social ne serait plus alors qu’une conspiration contre la liberté et le bien-être des individus les plus ignorants, les plus faibles et les plus nombreux, une spoliation systématique, contre laquelle tout moyen de résistance et même de représailles pourrait devenir un droit et un devoir.

Ajoutons que le contrat social, dont il est ici question, n’a rien de commun avec le contrat de société, par lequel, ainsi que nous l’avons démontré dans une précédente étude, le contractant aliène une partie de sa liberté et se soumet à une solidarité gênante, souvent périlleuse, dans l’espoir plus ou moins fondé d’un bénéfice. Le contrat social est de l’essence du contrat commutatif : non-seulement il laisse le contractant libre, il ajoute à sa liberté ; non-seulement il lui laisse l’intégralité de ses biens, il ajoute à sa propriété ; il ne prescrit rien à son travail, il ne porte que sur ses échanges : toutes choses qui ne se rencontrent point dans le contrat de société, qui même y répugnent.

Tel doit être, d’après les définitions du droit et la pratique universelle, le contrat social. Faut-il dire maintenant que de cette multitude de rapports que le pacte social est appelé à définir et à régler, Rousseau n’a vu que les rapports politiques, c’est-à-dire qu’il a supprimé les points fondamentaux du contrat, pour ne s’occuper que des secondaires ? Faut-il dire que de ces conditions essentielles, indispensables, la liberté absolue du contractant, son intervention directe, personnelle, sa signature donnée en connaissance de cause, l’augmentation de liberté et de bien-être qu’il doit y trouver, Rousseau n’en a compris et respecté aucune ?

Pour lui le contrat social n’est ni un acte commutatif, ni même un acte de société : Rousseau se garde bien d’entrer dans de telles considérations. C’est un acte constitutif d’arbitres, choisis par les citoyens, en dehors de toute convention préalable, pour tous les cas de contestation, querelle, fraude ou violence qui peuvent se présenter dans les rapports qu’il leur plaira de former ultérieurement entre eux, lesdits arbitres revêtus d’une force suffisante pour donner exécution à leurs jugements et se faire payer leurs vacations. De contrat, positif, réel, sur quelque intérêt que ce soit, il n’en est vestige dans le livre de Rousseau. Pour donner une idée exacte de sa théorie ; je ne saurais mieux la comparer qu’à un traité de commerce, dans lequel auraient été supprimés les noms des parties, l’objet de la convention, la nature et l’importance des valeurs, produits et services pour lesquels on devait traiter ; les conditions de qualité, livraison, prix, remboursement, tout ce qui fait, en un mot, la matière des contrats, et où l’on ne se serait occupé que de pénalités et juridictions.

En vérité, citoyen de Genève, vous parlez d’or. Mais, avant de m’entretenir du souverain et du prince, des gendarmes et du juge, dites-moi donc un peu de quoi je traite ? Quoi ! vous me faites signer un acte en vertu duquel je puis être poursuivi pour mille contraventions à la police urbaine, rurale, fluviale, forestière, etc. ; me voir traduit devant des tribunaux, jugé, condamné pour dommage, escroquerie, maraude, vol, banqueroute, dévastation, désobéissance aux lois de l’État, offense à la morale publique, vagabondage ; et dans cet acte, je ne trouve pas un mot, ni de mes droits, ni de mes obligations ; je ne vois que des peines !

Mais toute pénalité suppose un devoir, sans doute, tout devoir répond à un droit. Eh bien, où sont, dans votre contrat, mes droits et mes devoirs ? Qu’ai-je promis à mes concitoyens ? que m’ont-ils promis à moi-même ? Faites-le voir : sans cela votre pénalité est excès de pouvoir ; votre état juridique, flagrante usurpation ; votre police, vos jugements et vos exécutions, autant d’actes abusifs. Vous qui avez si bien nié la propriété, qui avez accusé avec tant d’éloquence l’inégalité des conditions parmi les hommes, quelle condition, quel héritage m’avez-vous fait dans votre république, pour que vous vous croyiez en droit de me juger, de me mettre en prison, de m’ôter la vie et l’honneur ? Déclamateur perfide, n’avez-vous tant crié contre les exploiteurs et les tyrans, que pour me livrer ensuite à eux sans défense ?

Rousseau définit ainsi le contrat social :

…...« Trouver une forme d’association qui défende et protége, de toute la force commune, la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous, n’obéisse qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. »

Oui, ce sont bien là les conditions du pacte social, quant à la protection et à la défense des biens et des personnes. Mais quant au mode d’acquisition et de transmission des biens, quant au travail, à rechange, à la valeur et au prix des produits, à l’éducation, à cette foule de rapports qui, bon gré, mal gré, constituent l’homme en société perpétuelle avec ses semblables, Rousseau ne dit mot, sa théorie est de la plus parfaite insignifiance. Or, qui ne voit que sans cette définition des droits et des devoirs, la sanction qui la suit est absolument nulle ; que là où il n’y a pas de stipulations il ne peut y avoir d’infractions, ni par conséquent de coupables ; et pour conclure suivant la rigueur philosophique, qu’une société qui punit et qui tue en vertu d’un pareil titre, après avoir provoqué la révolte, commet elle-même un assassinat avec préméditation et guet-apens ?

Rousseau est si loin de vouloir qu’il soit fait mention, dans le contrat social, des principes et des lois qui régissent la fortune des nations et des particuliers, qu’il part, dans son programme de démagogie, comme dans son Traité d’éducation, de la supposition mensongère, spoliatrice, homicide, que l’individu seul est bon, que la société le déprave ; qu’il convient à l’homme en conséquence de s’abstenir le plus possible de toute relation avec ses semblables, et que tout ce que nous avons à faire en ce bas monde, en restant dans notre isolement systématique, c’est de former entre nous une assurance mutuelle pour la protection de nos personnes et de nos propriétés, le surplus, à savoir la chose économique, la seule essentielle, abandonné au hasard de la naissance et de la spéculation, et soumis, en cas de litige, à l’arbitrage de praticiens électifs, jugeant d’après des rubriques à eux, ou selon les lumières de l’équité naturelle. En deux mots, le contrat social, d’après Rousseau, n’est autre chose que l’alliance offensive et défensive de ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas, et la part qu’y prend chaque citoyen est la police qu’il est tenu d’acquitter, au prorata de sa fortune, et selon l’importance des risques que le paupérisme lui fait courir.

C’est ce pacte de haine, monument d’incurable misanthropie ; c’est cette coalition des barons de la propriété, du commerce et de l’industrie contre les déshérités du prolétariat, ce serment de guerre sociale enfin, que Rousseau, avec une outrecuidance que je qualifierais de scélérate si je croyais au génie de cet homme, appelle Contrat social !

Mais quand le vertueux et sensible Jean-Jacques aurait eu pour but d’éterniser la discorde parmi les humains, pouvait-il donc mieux faire que de leur offrir, comme contrat d’union, cette charte de leur éternel antagonisme ? Voyez-le à l’œuvre : vous allez retrouver dans sa théorie de gouvernement le même esprit qui lui avait inspiré sa théorie d’éducation. Tel instituteur, tel homme d’État. Le pédagogue prêchait l’isolement, le publiciste sème la division.

Après avoir posé en principe que le peuple est seul souverain, qu’il ne peut être représenté que par lui-même, que la loi doit être l’expression de la volonté de tous, et autres banalités superbes à l’usage de tous les tribuns, Rousseau abandonne subtilement sa thèse et se jette de côté. D’abord, à la volonté générale, collective, indivisible, il substitue la volonté de la majorité ; puis, sous prétexte qu’il n’est pas possible à une nation d’être occupée du matin au soir de la chose publique, il revient, par la voie électorale, à la nomination de représentants ou mandataires qui légiféreront au nom du peuple et dont les décrets auront force de lois. Au lieu d’une transaction directe, personnelle sur ses intérêts, le citoyen n’a plus que la faculté de choisir ses arbitres à la pluralité des voix. Cela fait, Rousseau se trouve à l’aise. La tyrannie, se réclamant de droit divin, était odieuse ; il la réorganise et la rend respectable en la faisant, dit-il, dériver du peuple. Au lieu de ce pacte universel, intégral, qui doit assurer tous les droits, doter toutes les facultés, pourvoir à tous les besoins, prévenir toutes les difficultés ; que tous doivent connaître, consentir, signer, il nous donne, quoi ? ce qu’on appelle aujourd’hui le gouvernement direct, une recette au moyen de laquelle, en l’absence même de toute royauté, aristocratie, sacerdoce, on peut toujours faire servir la collectivité abstraite du peuple au parasitisme de la minorité et à l’oppression du grand nombre. C’est, en un mot, à l’aide d’une supercherie savante, la légalisation du chaos social ; la consécration, basée sur la souveraineté du peuple, de la misère. Du reste, pas un mot ni du travail, ni de la propriété, ni des forces industrielles, que l’objet du Contrat social est d’organiser. Rousseau ne sait ce que c’est que l’économie. Son programme parle exclusivement de droits politiques ; il ne reconnaît pas de droits économiques.

C’est Rousseau qui nous apprend que le peuple, être collectif, n’a pas d’existence unitaire ; que c’est une personne abstraite, une individualité morale, incapable par elle-même de penser, agir, se mouvoir : ce qui veut dire que la raison générale ne se distingue en rien de la raison individuelle, et par conséquent que celui-là représente le mieux la première qui a le plus développé en lui la seconde. Proposition fausse, et qui mène droit au despotisme.

C’est Rousseau qui, faisant ensuite la déduction de cette première erreur, nous enseigne par aphorismes toute cette théorie liberticide :

Que le gouvernement populaire ou direct résulte essentiellement de l’aliénation que chacun doit faire de sa liberté au profit de tous ;

Que la séparation des pouvoirs est la première condition d’un gouvernement libre ;

Que dans une République bien constituée, aucune association ou réunion particulière de citoyens ne peut être soufferte, parce que ce serait un état dans l’état, un gouvernement dans le gouvernement ;

Qu’autre chose est le souverain, autre chose le prince ;

Que le premier n’exclut pas du tout le second, en sorte que le plus direct des Gouvernements peut très-bien exister avec une monarchie héréditaire, comme on le voyait sous Louis-Philippe, et comme certaines gens le voudraient revoir ;

Que le souverain, c’est-à-dire le Peuple, être fictif, personne morale, conception pure de l’entendement, a pour représentant naturel et visible le prince, lequel vaut d’autant mieux qu’il est plus un ;

Que le Gouvernement n’est point intime à la société, mais extérieur à elle ;

Que, d’après toutes ces considérations qui s’enchaînent dans Rousseau comme des théorèmes de géométrie, il n’a jamais existé de démocratie véritable, et qu’il n’en existera jamais, attendu que dans la démocratie, c’est le plus grand nombre qui doit voter la loi, exercer le pouvoir, tandis qu’il est contraire à l’ordre naturel que le grand nombre gouverne, et le petit soit gouverné ;

Que le Gouvernement direct est surtout impraticable dans un pays comme la France ; parce qu’il faudrait avant toutes choses égaliser les fortunes, et que l’égalité des fortunes est impossible ;

Qu’au reste, et précisément à cause de l’impossibilité de tenir les conditions égales, le Gouvernement direct est de tous le plus instable, le plus périlleux, le plus fécond en catastrophes et en guerres civiles ;

Que les anciennes démocraties, malgré leur petitesse et le secours puissant que leur prêtait l’esclavage, n’ayant pu se soutenir, ce serait en vain qu’on essayerait d’établir cette forme de Gouvernement parmi nous ;

Qu’elle est faite pour des dieux, non pour des hommes.

Après s’être de la sorte et longtemps moqué de ses lecteurs, après avoir fait, sous le titre décevant de Contrat social, le code de la tyrannie capitaliste et mercantile, le charlatan genevois conclut à la nécessité du prolétariat, à la subalternisation du travailleur, à la dictature et à l’inquisition.

C’est le privilége des gens de lettres, à ce qu’il paraît, que l’art du style leur tient lieu de raison et de moralité.

Jamais homme n’avait réuni à un tel degré l’orgueil de l’esprit, la sécheresse de l’âme, la bassesse des inclinations, la dépravation des habitudes, l’ingratitude du cœur : jamais l’éloquence des passions, l’ostentation de la sensibilité, l’effronterie du paradoxe, n’excitèrent une telle fièvre d’engouement. C’est depuis Rousseau, et à son exemple, que s’est fondée parmi nous l’école, je veux dire l’industrie philanthropique et sentimentale, qui, en cultivant le plus parfait égoïsme, sait recueillir les honneurs de la charité et du dévouement. Méfiez-vous de cette philosophie, de cette politique, de ce socialisme à la Rousseau. Sa philosophie est toute en phrases, et ne couvre que le vide ; sa politique est pleine de domination ; quant à ses idées sur la société, elles déguisent à peine leur profonde hypocrisie. Ceux qui lisent Rousseau et qui l’admirent peuvent être simplement dupes, et je leur pardonne : quant à ceux qui le suivent et le copient, je les avertis de veiller à leur propre réputation. Le temps n’est pas loin où il suffira d’une citation de Rousseau pour rendre suspect un écrivain.

Disons, pour finir, qu’à la honte du dix-huitième siècle et du nôtre, le Contrat social de Rousseau, chef-d’œuvre de jonglerie oratoire, a été admiré, porté aux nues, regardé comme la table des libertés publiques ; que constituants, girondins, jacobins, cordeliers, le prirent tous pour oracle ; qu’il a servi de texte à la Constitution de 93, déclarée absurde par ses propres auteurs ; et que c’est encore de ce livre que s’inspirent aujourd’hui les plus zélés Réformateurs de la science politique et sociale. Le cadavre de l’auteur, que le peuple traînera à Montfaucon le jour où il aura compris le sens de ces mots, Liberté, Justice, Morale, Raison, Société, Ordre, repose glorieux et vénéré sous les catacombes du Panthéon, où n’entrera jamais un de ces honnêtes travailleurs qui nourrissent de leur sang leur pauvre famille, tandis que les profonds génies qu’on expose à leur adoration envoient, dans leur rage lubrique, leurs bâtards à l’hôpital.

Toute aberration de la conscience publique porte avec soi sa peine. La vogue de Rousseau a coûté à la France plus d’or, plus de sang, plus de honte, que le règne détesté des trois fameuses courtisanes, Cotillon Ier, Cotillon II, Cotillon III (la Châteauroux, la Pompadour et la Dubarry) ne lui en avaient fait répandre. Notre patrie, qui ne souffrit jamais que de l’influence des étrangers, doit à Rousseau les luttes sanglantes et les déceptions de 93.

Ainsi, tandis que la tradition révolutionnaire du seizième siècle nous livrait comme antithèse de l’idée de Gouvernement, celle de Contrat social, que le génie gaulois, si juridique, n’eût pas manqué d’approfondir, il suffisait de l’artifice d’un rhéteur pour nous distraire de la vraie route et faire ajourner l’interprétation. La négation gouvernementale, qui est au fond de l’utopie de Morelly ; qui jeta une lueur, aussitôt étouffée, à travers les manifestations sinistres des Enragés et des Hébertistes ; qui serait sortie des doctrines de Babœuf, si Babœuf avait su raisonner et déduire son propre principe : cette grande et décisive négation traversa, incomprise, tout le dix-huitième siècle.

Mais une idée ne peut périr : elle renaît toujours de sa contradictoire. Que Rousseau triomphe, sa gloire d’un moment n’en sera que plus détestée. En attendant la déduction théorique et pratique de l’Idée contractuelle, l’expérience complète du principe d’autorité servira l’éducation de l’Humanité. De cette plénitude de l’évolution politique surgira, à la fin, l’hypothèse opposée ; le Gouvernement, s’usant tout seul enfantera, comme son postulé historique, le Socialisme.

Ce fut Saint-Simon qui le premier, dans un langage timide, et avec une conscience obscure encore, ressaisit la filière.

…...« L’espèce humaine, écrivait-il dès l’année 1818, a été appelée à vivre d’abord sous le régime gouvernemental et féodal ;
…...» Elle a été destinée à passer du régime gouvernemental ou militaire sous le régime administratif ou industriel, après avoir fait suffisamment de progrès dans les sciences positives et dans l’industrie ;
…...» Enfin, elle a été soumise par son organisation à essuyer une crise longue et violente, lors de son passage du système militaire au système pacifique.
…...» L’époque actuelle est une époque de transition :
…...» La crise de transition a été commencée par la prédication de Luther : depuis cette époque la direction des esprits a été essentiellement critique et révolutionnaire. »

Saint-Simon cite ensuite à l’appui de ses idées, et comme ayant eu l’intuition plus ou moins vague de cette grande métamorphose, parmi les hommes d’État, Sully, Colbert, Turgot, Necker, Villèle même ; parmi les philosophes, Bacon, Montesquieu, Condorcet, A. Comte, B. Constant, Cousin, A. de Laborde, Fiévée, Dunoyer, etc.

Tout Saint-Simon est dans ces quelques lignes, écrites du style des prophètes, mais d’une digestion trop rude pour l’époque où elles furent écrites, d’un sens trop condensé pour les jeunes esprits qui s’attachèrent les premiers au noble novateur. On ne trouve là-dedans, remarquez-le bien, ni communauté des biens et des femmes, ni réhabilitation de la chair, ni androgyne, ni Père Suprême, ni Circulus, ni Triade. Rien de ce qui a été mis en vogue par les disciples n’appartient au maître : tout au contraire, c’est justement l’idée de Saint-Simon qu’ont méconnue les Saints-Simoniens.

Qu’a voulu dire Saint-Simon ?

Du moment où, d’une part, la philosophie succède à la foi, et remplace l’ancienne notion de Gouvernement par celle de contrat ; où, d’un autre côté, à la suite d’une Révolution qui abolit le régime féodal, la société demande à développer, harmoniser ses puissances économiques : de ce moment-là il devient inévitable que le Gouvernement, nié en théorie, se détruise progressivement dans l’application. Et quand Saint-Simon, pour désigner ce nouvel ordre de choses, se conformant au vieux style, emploie le mot de Gouvernement accolé à l’épithète d’administratif ou industriel, il est évident que ce mot acquiert sous sa plume une signification métaphorique ou plutôt anagogique, qui ne pouvait faire illusion qu’aux profanes. Comment se tromper sur la pensée de Saint-Simon, en lisant le passage, plus explicite encore, que je vais citer :

…...« Si l’on observe la marche que suit l’éducation des individus, on remarque, dans les écoles primaires, l’action de gouverner comme étant la plus forte ; et dans les écoles d’un rang plus élevé, on voit l’action de gouverner les enfants diminuer toujours d’intensité, tandis que l’enseignement joue un rôle de plus en plus important. Il en a été de même pour l’éducation de la société. L’action militaire, c’est-à-dire féodale (gouvernementale), a dû être la plus forte à son origine ; elle a toujours dû décroître ; tandis que l’action administrative a toujours dû acquérir de l’importance ; et le pouvoir administratif doit nécessairement finir par dominer le pouvoir militaire. »

À ces extraits de Saint-Simon il faudrait joindre sa fameuse Parabole, qui tomba, en 1819, comme une hache sur le monde officiel, et pour laquelle l’auteur fut traduit en Cour d’assises le 20 février 1820, et acquitté. L’étendue de ce morceau, d’ailleurs trop connu, ne nous permet pas de le rapporter.

La négation de Saint-Simon, comme l’on voit, n’est pas déduite de l’idée de contrat, que Rousseau et ses sectateurs avaient depuis quatre-vingts ans corrompue et déshonorée ; — elle découle d’une autre intuition, tout expérimentale et à posteriori, telle qu’elle pouvait convenir à un observateur des faits. Ce que la théorie du contrat, inspiration de la logique providentielle, aurait dès le temps de Jurieu fait entrevoir dans l’avenir de la société, à savoir la fin des gouvernements ; Saint-Simon, paraissant au plus fort de la mêlée parlementaire, le constate, lui, d’après la loi des évolutions de l’humanité. Ainsi, la théorie du Droit et la philosophie de l’Histoire, comme deux jalons plantés l’un au-devant de l’autre, conduisaient l’Esprit vers une Révolution inconnue : un pas de plus, nous touchons à l’événement.

Tous les chemins vont à Rome, dit le proverbe. Toute investigation conduit aussi à la vérité.

Le dix-huitième siècle, je crois l’avoir surabondamment établi, s’il n’avait été dérouté par le républicanisme classique, rétrospectif et déclamatoire de Rousseau, serait arrivé, par le développement de l’idée de contrat, c’est-à-dire par la voie juridique, à la négation du gouvernement.

Cette négation, Saint-Simon l’a déduite de l’observation historique et de l’éducation de l’humanité.

Je l’ai conclue à mon tour, s’il m’est permis de me citer en ce moment où je représente seul la donnée révolutionnaire, de l’analyse des fonctions économiques et de la théorie du crédit et de l’échange. Je n’ai pas besoin, je pense, pour établir cette tierce aperception, de rappeler les divers ouvrages et articles où elle se trouve consignée : ils ont, depuis trois ans, obtenu assez d’éclat.

Ainsi l’Idée, semence incorruptible, passe à travers les âges, illuminant de temps à autre l’homme dont la volonté est bonne, jusqu’au jour où une intelligence que rien n’intimide, la recueille, la couve, puis la lance comme un météore sur les masses électrisées.

L’idée de contrat, sortie de la Réforme en opposition à celle de gouvernement, a traversé le dix-septième et le dix-huitième siècle, sans qu’aucun publiciste la relevât, sans qu’un seul révolutionnaire l’aperçût. Tout ce qu’il y eut de plus illustre dans l’Église, la philosophie, la politique, s’entendit au contraire pour la combattre. Rousseau, Sieyès, Robespierre, M. Guizot, toute cette école de parlementaires, ont été les porte-drapeau de la réaction. Un homme, bien tard, averti par la dégradation du principe directeur, remet en lumière l’idée jeune et féconde : malheureusement le côté réaliste de sa doctrine trompe ses propres disciples ; ils ne voient pas que le producteur est la négation du gouvernant, que l’organisation est incompatible avec l’autorité ; et pendant trente ans encore on perd de vue la formule. Enfin, elle s’empare de l’opinion à force de cris et de scandale ; mais alors, O vanas hominum mentes, ô pectora cœca ! les réactions déterminent les révolutions ! L’idée anarchique est à peine implantée dans le sol populaire, qu’il se trouve aussitôt de soi-disant conservateurs pour l’arroser de leurs calomnies, l’engraisser de leurs violences, la chauffer sous les vitraux de leur haine, lui prêter l’appui de leurs stupides réactions. Elle a levé aujourd’hui, grâce à eux, l’idée anti-gouvernementale, l’idée du Travail, l’idée du Contrat ; elle croît, elle monte, elle saisit de ses vrilles les sociétés ouvrières ; et bientôt, comme la petite graine de l’Évangile, elle formera un arbre immense, qui de ses rameaux couvrira toute la terre.

La souveraineté de la Raison ayant été substituée à celle de la Révélation ;

La notion de Contrat succédant à celle de Gouvernement ;

L’évolution historique conduisant fatalement l’Humanité à une pratique nouvelle ;

La critique économique constatant déjà que sous ce nouveau régime l’institution politique doit se perdre dans l’organisme industriel :

Concluons sans crainte que la formule révolutionnaire ne peut plus être ni Législation directe, ni Gouvernement direct, ni Gouvernement simplifié : elle est, plus de gouvernement.

Ni monarchie, ni aristocratie, ni même démocratie, en tant que ce troisième terme impliquerait un gouvernement quelconque, agissant au nom du peuple, et se disant peuple. Point d’autorité, point de gouvernement, même populaire : la Révolution est là.

Législation directe, gouvernement direct, gouvernement simplifié, vieux mensonges qu’on essayerait en vain de rajeunir. Direct ou indirect, simple ou composé, le gouvernement du peuple sera toujours l’escamotage du peuple. C’est toujours l’homme qui commande à l’homme ; la fiction qui fait violence à la liberté ; la force brutale qui tranche les questions, à la place de la justice qui seule peut les résoudre ; l’ambition perverse qui se fait un marchepied du dévouement et de la crédulité.

Non, l’antique serpent ne prévaudra pas : en enfilant cette question du gouvernement direct, il s’est lui-même étranglé. À présent que nous possédons, dans une même antithèse, l’idée politique et l’idée économique, la Production et le Gouvernement ; que nous pouvons les déduire parallèlement l’une à l’autre, les éprouver, les comparer : la réaction du néo-jacobinisme n’est plus à craindre. Ceux que le schisme de Robespierre fascinait encore seront demain les orthodoxes de la Révolution.


II. Critique générale de l’idée d’Autorité.


J’ai démontré, dans la première partie de cette étude, trois choses :

1o Que le principe d’autorité et de gouvernement a sa source dans la donnée empirique de la famille ;

2o Qu’il a été appliqué par tous les peuples, d’un consentement unanime, comme condition d’ordre social ;

3o Qu’à un moment donné de l’histoire, ce principe a commencé d’être nié spontanément et remplacé par une autre idée, qui jusque-là lui semblait subalterne, l’idée de Contrat, laquelle suppose un ordre tout différent.

Dans cette seconde partie, je rappellerai sommairement les causes, ou comme qui dirait les considérants, tant de fait que de droit, qui conduisent la société à nier le pouvoir, et qui motivent sa condamnation. La critique qu’on va lire n’est pas la mienne, c’est celle des peuples eux-mêmes ; critique recommencée maintes fois, et toujours sur des données différentes ; critique dont la conclusion se retrouve, au bout de chaque expérience, invariablement la même, et qui de nos jours paraît devoir être définitive. Ce n’est donc pas ma pensée que je donne : c’est la pensée des siècles, le jugement du genre humain. Je ne fais ici que l’office de rapporteur.


1. Thèse. — L’autorité absolue.


Toute idée s’établit ou se réfute en une suite de termes qui en sont comme l’organisme, et dont le dernier démontre irrévocablement sa vérité ou son erreur. Si l’évolution, au lieu de se faire simplement dans l’esprit, par les théories, s’effectue en même temps dans les institutions et les actes, elle constitue l’histoire. C’est le cas qui se présente pour le principe d’autorité ou de gouvernement.

Le premier terme sous lequel se manifeste ce principe est le pouvoir absolu. C’est la forme la plus pure, la plus rationnelle, la plus énergique, la plus franche, et à tout prendre, la moins immorale et la moins pénible, de gouvernement.

Mais l’absolutisme, dans son expression naïve, est odieux à la raison et à la liberté ; la conscience des peuples s’est de tout temps soulevée contre lui ; à la Suite de la conscience, la révolte a fait entendre sa protestation. Le principe a donc été forcé de reculer : il a reculé pas à pas, par une suite de concessions, toutes plus insuffisantes les unes que les autres, et dont la dernière, la démocratie pure ou le gouvernement direct, aboutit à l’impossible et à l’absurde. Le premier terme de la série étant donc l’Absolutisme, le terme final, fatidique, est l’Anarchie, entendue dans tous les sens.

Nous allons passer en revue, les uns après les autres, les principaux termes de cette grande évolution. L’Humanité demande à ses maîtres : Pourquoi prétendez-vous régner sur moi et me gouverner ?

Ils répondent : Parce que la société ne peut se passer d’ordre ; parce qu’il faut dans une société des hommes qui obéissent et qui travaillent, pendant que les autres commandent et dirigent ; parce que les facultés individuelles étant inégales, les intérêts opposés, les passions antagonistes, le bien particulier de chacun opposé au bien de tous, il faut une autorité qui assigne la limite des droits et des devoirs, un arbitre qui tranche les conflits, une force publique qui fasse exécuter les jugements du souverain. Or, le pouvoir, l’État, est précisément cette autorité discrétionnaire, cet arbitre qui rend à chacun ce qui lui appartient, cette force qui assure et fait respecter la paix. Le gouvernement, en deux mots, est le principe et la garantie de l’ordre social : c’est ce que déclarent à la fois le sens commun et la nature.

Cette exposition se répète depuis l’origine des sociétés. Elle est la même à toutes les époques, dans la bouche de tous les pouvoirs : vous la retrouvez identique, invariable, dans les livres des économistes malthusiens, dans les journaux de la réaction, et dans les professions de foi des républicains. Il n’y a de différence, entre eux tous, que par la mesure des concessions qu’ils prétendent faire à la liberté sur le principe : concessions illusoires, qui ajoutent aux formes de gouvernement dites tempérées, constitutionnelles, démocratiques, etc., un assaisonnement d’hypocrisie dont la saveur ne les rend que plus méprisables.

Ainsi le Gouvernement, dans la simplicité de sa nature, se présente comme la condition absolue, nécessaire, sine quâ non, de l’ordre. C’est pour cela qu’il aspire toujours, et sous tous les masques, à l’absolutisme : en effet, d’après le principe, plus le Gouvernement est fort, plus l’ordre approche de la perfection. Ces deux notions, le gouvernement et l’ordre, seraient donc l’une à l’autre dans le rapport de la cause à l’effet : la cause serait le gouvernement, l’effet serait l’ordre. C’est bien aussi comme cela que les sociétés primitives ont raisonné. Nous avons même remarqué à ce sujet que, d’après ce qu’elles pouvaient concevoir de la destinée humaine, il était impossible qu’elles raisonnassent autrement.

Mais ce raisonnement n’en est pas moins faux, et la conclusion de plein droit inadmissible, attendu que d’après la classification logique des idées, le rapport de gouvernement à ordre n’est point du tout, comme le prétendent les chefs d’État, celui de cause à effet, c’est celui du particulier au général. L’ordre, voilà le genre ; le gouvernement, voilà l’espèce. En autres termes, il y a plusieurs manières de concevoir l’ordre : qui nous prouve que l’ordre dans la société soit celui qu’il plaît à ses maîtres de lui assigner ?……

On allègue, d’un côté, l’inégalité naturelle des facultés, d’où l’on induit celle des conditions ; de l’autre, l’impossibilité de ramener à l’unité la divergence des intérêts et d’accorder les sentiments.

Mais, dans cet antagonisme, on ne saurait voir tout au plus qu’une question à résoudre, non un prétexte à la tyrannie. L’inégalité des facultés ! la divergence des intérêts ! Eh ! souverains à couronne, à faisceaux et à écharpes, voilà précisément ce que nous appelons le problème social : et vous croyez en venir à bout par le bâton et la baïonnette ! Saint-Simon avait bien raison de faire synonymes ces deux mots, gouvernemental et militaire. Le Gouvernement faisant l’ordre dans la Société, c’est Alexandre coupant avec son sabre le nœud gordien.

Qui donc, pasteurs des peuples, vous autorise à penser que le problème de la contradiction des intérêts et de l’inégalité des facultés ne peut être résolu ? que la distinction des classes en découle nécessairement ? et que pour maintenir cette distinction, naturelle et providentielle, la force est nécessaire, légitime ? J’affirme au contraire, et tous ceux que le monde appelle utopistes, parce qu’ils repoussent votre tyrannie, affirment avec moi que cette solution peut être trouvée. Quelques-uns ont cru la découvrir dans la communauté, d’autres dans l’association, d’autres encore dans la série industrielle. Je dis pour ma part qu’elle est dans l’organisation des forces économiques, sous la loi suprême du contrat. Qui vous dit qu’aucune de ces hypothèses n’est vraie ?

À votre théorie gouvernementale, qui n’a pour cause que votre ignorance, pour principe qu’un sophisme, pour moyen que la force, pour but que l’exploitation de l’humanité, le progrès du travail, des idées, vous oppose par ma bouche cette théorie libérale :

Trouver une forme de transaction qui, ramenant a l’unité la divergence des intérêts, identifiant le bien particulier et le bien général, effaçant l’inégalité de nature par celle de l’éducation, résolve toutes les contradictions politiques et économiques ; où chaque individu soit également et synonymiquement producteur et consommateur, citoyen et prince, administrateur et administré ; où sa liberté augmente toujours, sans qu’il ait besoin d’en aliéner jamais rien ; où son bien-être s’accroisse indéfiniment, sans qu’il puisse éprouver, du fait de la Société ou de ses concitoyens, aucun préjudice, ni dans sa propriété, ni dans son travail, ni dans son revenu, ni dans ses rapports d’intérêt, d’opinion ou d’affection avec ses semblables.

Quoi ! ces conditions vous semblent impossibles à réaliser. Le contrat social, quand vous considérez l’effrayante multitude des rapports qu’il doit régler, vous paraît ce que l’on peut imaginer de plus inextricable, quelque chose comme la quadrature du cercle et le mouvement perpétuel. C’est pour cela que de guerre lasse vous vous rejetez dans l’absolutisme, dans la force.

Considérez cependant que si le contrat social peut être résolu entre deux producteurs, — et qui doute que réduit à ces termes simples, il ne puisse recevoir de solution ? — il peut être résolu également entre des millions, puisqu’il s’agit toujours du même engagement, et que le nombre des signatures, en le rendant de plus en plus efficace, n’y ajoute pas un article. Votre raison d’impuissance ne subsiste donc pas : elle est ridicule, et vous rend inexcusables.

En tout cas, hommes de pouvoir, voici ce que vous dit le Producteur, le prolétaire, l’esclave, celui que vous aspirez à faire travailler pour vous : Je ne demande le bien ni la brasse de personne, et ne suis pas disposé à souffrir que le fruit de mon labeur devienne la proie d’un autre. Je veux aussi l’ordre, autant et plus que ceux qui le troublent par leur prétendu gouvernement ; mais je le veux comme un effet de ma volonté, une condition de mon travail, et une loi de ma raison. Je ne le subirai jamais venant d’une volonté étrangère, et m’imposant pour conditions préalables la servitude et le sacrifice.


2. Les lois.


Sous l’impatience des peuples et l’imminence de la révolte, le Gouvernement a dû céder ; il a promis des institutions et des lois ; il a déclaré que son plus fervent désir était que chacun pût jouir du fruit de son travail à l’ombre de sa vigne et de son figuier. C’était une nécessité de sa position. Dès lors, en effet, qu’il se présentait comme juge du droit, arbitre souverain des destinées, il ne pouvait prétendre mener les hommes suivant son bon plaisir. Roi, président, directoire, comité, assemblée populaire, n’importe, il faut au pouvoir des règles de conduite : sans cela, comment parviendra-t-il à établir parmi ses sujets une discipline ? Comment les citoyens se conformeront-ils à l’ordre, si l’ordre ne leur est pas notifié ; si, à peine notifié, il est révoqué ; s’il change d’un jour à l’autre, et d’heure à heure ?

Donc le Gouvernement devra faire des lois, c’est-à-dire s’imposer à lui-même des limites : car tout ce qui est règle pour le citoyen, devient limite pour le prince. Il fera autant de lois qu’il rencontrera d’intérêts : et puisque les intérêts sont innombrables, que les rapports naissant les uns des autres se multiplient à l’infini, que l’antagonisme est sans fin ; la législation devra fonctionner sans relâche. Les lois, les décrets, les édits, les ordonnances, les arrêtés, tomberont comme grêle sur le pauvre peuple. Au bout de quelque temps le sol politique sera couvert d’une couche de papier, que les géologues n’auront plus qu’à enregistrer, sous le nom de formation papyracée, dans les révolutions du globe. La Convention, en trois ans, un mois et quatre jours, rendit onze mille six cents lois et décrets ; la Constituante et la Législative n’avaient guère moins produit ; l’Empire et les Gouvernements postérieurs ont travaillé de même. Actuellement, le Bulletin des Lois en contient, dit-on, plus de cinquante mille ; si nos représentants faisaient leur devoir, ce chiffre énorme serait bientôt doublé. Croyez-vous que le Peuple, et le Gouvernement lui-même, conserve sa raison dans ce dédale ?…

Certes, nous voici loin déjà de l’institution primitive. Le Gouvernement remplit, dit-on, dans la Société le rôle de père : or, quel père s’avisa jamais de faire un pacte avec sa famille ? d’octroyer une charte à ses enfants ? de faire une balance des pouvoirs entre lui et leur mère ? Le chef de famille est inspiré, dans son gouvernement, par son cœur ; il ne prend pas le bien de ses enfants, il les nourrit de son propre travail ; guidé par son amour, il ne prend conseil que de l’intérêt des siens et des circonstances ; sa loi c’est sa volonté, et tous, la mère et les enfants, y ont confiance. Le petit état serait perdu, si l’action paternelle rencontrait la moindre opposition, si elle était limitée dans ses prérogatives, et déterminée à l’avance dans ses effets. Eh quoi ! serait-il vrai que le Gouvernement n’est pas un père pour le peuple, puisqu’il se soumet à des règlements, qu’il transige avec ses sujets, et se fait le premier esclave d’une raison qui, divine ou populaire, n’est pas la sienne ?

S’il en était ainsi, je ne vois pas pourquoi je me soumettrais moi-même à la loi. Qui est-ce qui m’en garantit la justice, la sincérité ? D’où me vient-elle ? Qui l’a faite ? Rousseau enseigne en propres termes que, dans un gouvernement véritablement démocratique et libre, le citoyen, en obéissant à la loi, n’obéit qu’à sa propre volonté. Or, la loi a été faite sans ma participation, malgré mon dissentiment absolu, malgré le préjudice qu’elle me fait souffrir. L’État ne traite point avec moi ; il n’échange rien : il me rançonne. Où donc est le lien, lien de conscience, lien de raison, lien de passion ou d’intérêt, qui m’oblige ?

Mais que dis-je ? des lois à qui pense par soi-même, et ne doit répondre que de ses propres actes ! des lois à qui veut être libre, et se sent fait pour le devenir ? Je suis prêt à traiter, mais je ne veux pas de lois ; je n’en reconnais aucune ; je proteste contre tout ordre qu’il plaira à un pouvoir de prétendue nécessité d’imposer à mon libre arbitre. Des lois ! On sait ce qu’elles sont et ce qu’elles valent. Toiles d’araignées pour les puissants et les riches, chaînes qu’aucun acier ne saurait rompre pour les petits et les pauvres, filets de pêche entre les mains du Gouvernement.

Vous dites qu’on fera peu de lois, qu’on les fera simples, qu’on les fera bonnes. C’est encore une concession. Le Gouvernement est bien coupable, s’il avoue ainsi ses torts ! Sans doute, pour l’instruction du législateur et l’édification du Peuple, il fera graver sur le fronton du Palais Législatif ce vers latin qu’avait écrit sur la porte de sa cave un curé de Bourgogne, comme un avertissement à son zèle bachique :


Pastor, ne noceant, bibe pauca, sed optima, vina !


Des lois en petit nombre, des lois excellentes ! Mais c’est impossible. Le Gouvernement ne doit-il pas régler tous les intérêts, juger toutes les contestations ? Or, les intérêts sont, par la nature de la société, innombrables, les rapports variables et mobiles à l’infini : comment est-il possible qu’il ne se fasse que peu de lois ? comment seraient-elles simples ? comment la meilleure loi ne serait-elle pas bientôt détestable ?

On parle de simplification. Mais si l’on peut simplifier en un point, on peut simplifier en tous ; au lieu d’un million de lois, une seule suffit. Quelle sera cette loi ? Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse ; faites à autrui comme vous désirez qu’il vous soit fait. Voilà la loi et les prophètes. Mais il est évident que ce n’est plus une loi, c’est la formule élémentaire de la justice, la règle de toutes les transactions. La simplification législative nous ramène donc à l’idée de contrat, conséquemment à la négation de l’autorité. En effet, si la loi est unique, si elle résout toutes les antinomies de la société, si elle est consentie et votée par tout le monde, elle est adéquate au contrat social. En la promulguant, vous proclamez la fin du Gouvernement. Qui vous empêche de la donner tout de suite, cette simplification ?…


3. La Monarchie Constitutionnelle.


Avant 89, le Gouvernement était en France ce qu’il est encore en Autriche, en Prusse, en Russie, et dans plusieurs autres pays de l’Europe, un Pouvoir sans contrôle, entouré de quelques institutions ayant pour tous force de loi. C’était, comme disait Montesquieu, une monarchie tempérée. Ce gouvernement a disparu avec les droits féodaux et ecclésiastiques qu’il s’avisa mal à propos, mais fort consciencieusement, de vouloir défendre ; il fut remplacé, après de fortes secousses et de nombreuses oscillations, par le Gouvernement dit représentatif ou monarchie constitutionnelle. Dire que la liberté et le bien-être du Peuple y gagnèrent quelque chose, abstraction faite de la purge des droits féodaux qui furent abolis, et de la vente des biens nationaux qui furent repris, ce serait s’avancer beaucoup ; ce qu’il faut avouer toutefois, et qui est certain, c’est que cette nouvelle reculade du principe gouvernemental fit avancer d’autant la négation révolutionnaire. Là est le motif réel, décisif, qui nous rend, à nous qui ne considérons que le droit, la monarchie constitutionnelle préférable à la monarchie tempérée, de même que la démocratie représentative ou le régime du suffrage universel nous paraît préférable au constitutionnalisme, et le Gouvernement direct préférable à la représentation.

Mais on peut prévoir déjà qu’arrivé à ce dernier terme, le Gouvernement direct, la confusion sera au comble, et qu’il ne restera à faire que l’une ou l’autre de ces deux choses : ou recommencer l’évolution, ou bien procéder à l’abolition.

Reprenons notre critique.

La souveraineté, disent les Constitutionnels, est dans le Peuple. Le Gouvernement émane de lui. Que la Nation, dans sa partie la plus éclairée, soit donc appelée à élire ses citoyens les plus notables par leur fortune, leurs lumières, leurs talents et leurs vertus, les plus directement intéressés à la justice des lois, à la bonne administration de l’État, et les plus capables d’y concourir. Que ces hommes, périodiquement assemblés, régulièrement consultés, entrent dans les conseils du prince, participent à l’exercice de son autorité : on aura fait tout ce qu’il est possible d’attendre de l’imperfection de notre nature pour la liberté et le bien-être des hommes. Alors le Gouvernement sera sans danger, toujours en communion avec le Peuple.

Certes ce sont là de grandes paroles, mais qui attesteraient une insigne rouerie, si depuis 89, et grâce surtout à Rousseau, nous n’avions appris à croire à la bonne foi de tous ceux qui se mêlent ainsi à la chose publique.

Il s’agit d’abord d’apprécier le système constitutionnel, interprétation du dogme nouveau, la souveraineté du Peuple. Une autre fois, nous chercherons ce qu’est en elle-même cette souveraineté.

Jusqu’à la Réforme, le Gouvernement avait été réputé de droit divin : Omnis potestas à Deo. Après Luther, on commença d’y voir une institution humaine : Rousseau, qui l’un des premiers s’empara de cette donnée, en déduisit sa théorie. Le Gouvernement venait d’en-haut : il le fit venir d’en bas par la mécanique du suffrage, plus ou moins universel. Il n’eut garde de comprendre que si le Gouvernement était devenu, de son temps, corruptible et fragile, c’était justement parce que le principe d’autorité, appliqué à une nation, est faux et abusif ; qu’en conséquence, ce n’était pas la forme du Pouvoir ou son origine qu’il fallait changer, c’était son application même qu’il fallait nier.

Rousseau ne vit point que l’autorité, dont le siége est dans la famille, est un principe mystique, antérieur et supérieur à la volonté des personnes qu’il intéresse, du père et de la mère, aussi bien que de l’enfant ; que ce qui est vrai de l’autorité dans la famille, le serait également de l’autorité dans la Société, si la Société contenait en soi le principe et la raison d’une autorité quelconque ; qu’une fois l’hypothèse d’une autorité sociale admise, celle-ci ne peut, en aucun cas, dépendre d’une convention ; qu’il est contradictoire que ceux qui doivent obéir à l’autorité commencent par la décréter ; que le Gouvernement, dès lors, s’il doit exister, existe par la nécessité des choses ; qu’il relève, comme dans la famille, de l’ordre naturel ou divin, ce qui pour nous est la même chose ; qu’il ne peut convenir à qui que ce soit de le discuter et de le juger ; qu’ainsi, loin de pouvoir se soumettre à un contrôle de représentants, à une juridiction de comices populaires, c’est à lui seul qu’il appartient de se conserver, développer, renouveler, perpétuer, etc., suivant un mode inviolable, auquel nul n’a le droit de toucher, et qui ne laisse aux subordonnés que la faculté très-humble de produire, pour éclairer la religion du prince, des avis, des informations et des doléances.

Il n’y a pas deux espèces de gouvernements, comme il n’y a pas deux espèces de religions. Le Gouvernement est de droit divin ou il n’est pas ; de même que la Religion est du ciel ou n’est rien. Gouvernement démocratique et Religion naturelle sont deux contradictions, à moins qu’on ne préfère y voir deux mystifications. Le Peuple n’a pas plus voix consultative dans l’État que dans l’Église : son rôle est d’obéir et de croire.

Aussi, comme les principes ne peuvent faillir, que les hommes seuls ont le privilége de l’inconséquence, le Gouvernement, dans Rousseau ainsi que dans la Constitution de 91 et toutes celles qui ont suivi, n’est-il toujours, en dépit du procédé électoral, qu’un Gouvernement de droit divin ; une autorité mystique et surnaturelle qui s’impose à la liberté et à la conscience, tout en ayant l’air de réclamer leur adhésion.

Suivez cette série :

Dans la famille, où l’autorité est intime au cœur de l’homme, le Gouvernement se pose par la génération ;

Dans les mœurs sauvages et barbares, il se pose par le patriarcat, ce qui rentre dans la catégorie précédente, ou par la force ;

Dans les mœurs sacerdotales, il se pose par la foi ;

Dans les mœurs aristocratiques, il se pose par la primogéniture, ou la caste ;

Dans le système de Rousseau, devenu le nôtre, il se pose soit par le sort, soit par le nombre.

La génération, la force, la foi, la primogéniture, le sort, le nombre, toutes choses également inintelligibles et impénétrables, sur lesquelles il n’y a point à raisonner, mais à se soumettre : tels sont, je ne dirai pas les principes, — l’Autorité comme la Liberté ne reconnaît qu’elle-même pour principe, — mais les modes différents par lesquels s’effectue, dans les sociétés humaines, l’investiture du Pouvoir. À un principe primitif, supérieur, antérieur, indiscutable, l’instinct populaire a cherché de tout temps une expression qui fût également primitive, supérieure, antérieure et indiscutable. En ce qui concerne la production du Pouvoir, la force, la foi, l’hérédité, ou le nombre, sont la forme variable que revêt cette ordalie ; ce sont des jugements de Dieu.

Est-ce donc que le nombre offre à votre esprit quelque chose de plus rationnel, de plus authentique, de plus moral, que la foi ou la force ? Est-ce que le scrutin vous paraît plus sûr que la tradition ou l’hérédité ? Rousseau déclame contre le droit du plus fort, comme si la force, plutôt que le nombre, constituait l’usurpation. Mais qu’est-ce donc que le nombre ? que prouve-t-il ? que vaut-il ? quel rapport entre l’opinion, plus ou moins unanime et sincère, des votants, et cette chose qui domine toute opinion, tout vote, la vérité, le droit ?

Quoi ! il s’agit de tout ce qui m’est le plus cher, de ma liberté, de mon travail, de la subsistance de ma femme et de mes enfants : et lorsque je compte poser avec vous des articles, vous renvoyez tout à un congrès, formé selon le caprice du sort ! Quand je me présente pour contracter, vous me dites qu’il faut élire des arbitres, lesquels, sans me connaître, sans m’entendre, prononceront mon absolution ou ma condamnation ! Quel rapport, je vous prie, entre ce congrès et moi ? quelle garantie peut-il m’offrir ? pourquoi ferais-je à son autorité ce sacrifice énorme, irréparable, d’accepter ce qu’il lui aura plu de résoudre, comme étant l’expression de ma volonté, la juste mesure de mes droits ? Et quand ce congrès, après des débats auxquels je n’entends rien, s’en vient m’imposer sa décision comme loi, me tendre cette loi à la pointe d’une baïonnette, je demande, s’il est vrai que je fasse partie du souverain, ce que devient ma dignité ? si je dois me considérer comme stipulant, où est le contrat ?

Les députés, prétend-on, seront les hommes les plus capables, les plus probes, les plus indépendants du pays ; choisis, comme tels, par une élite de citoyens les plus intéressés à l’ordre, à la liberté, au bien-être des travailleurs et au progrès. Initiative sagement conçue, qui répond de la bonté des candidats !

Mais pourquoi donc les honorables bourgeois composant la classe moyenne, s’entendraient-ils mieux que moi-même sur mes vrais intérêts ? Il s’agit de mon travail, observez donc, de l’échange de mon travail, la chose qui, après l’amour, souffre le moins l’autorité, comme dit le poëte :

Non bene conveniunt nec in unâ sede morantur
Majestas et amor !……


Et vous allez livrer mon travail, mon amour, par procuration, sans mon consentement ! Qui me dit que vos procureurs n’useront pas de leur privilége pour se faire du Pouvoir un instrument d’exploitation ? Qui me garantit que leur petit nombre ne les livrera pas, pieds, mains et consciences liés, à la corruption ? Et s’ils ne veulent se laisser corrompre, s’ils ne parviennent à faire entendre raison à l’autorité, qui m’assure que l’autorité voudra se soumettre ?

De 1815 à 1830, le pays légal fut en guerre continuelle avec l’autorité : la lutte finit par une révolution. De 1830 à 1848, la classe électorale, dûment renforcée après la malheureuse expérience de la Restauration, fut en butte aux séductions du Pouvoir ; la majorité était déjà corrompue lorsque le 24 février éclata : la prévarication finit encore par une révolution. L’épreuve est faite : on n’y reviendra pas. Or çà, partisans du régime représentatif, vous nous rendriez un vrai service, si vous pouviez nous préserver des mariages forcés, des corruptions ministérielles, et des insurrections populaires : A spiritu fornicationis, ab incursu et dæmonio meridiano.


4. Le suffrage universel.


La solution est trouvée, s’écrient les plus intrépides. Que tous les citoyens prennent part au vote : il n’y aura puissance qui leur résiste, ni séduction qui les corrompe. C’est ce que pensèrent, le lendemain de Février, les fondateurs de la République.

Quelques-uns ajoutent : Que le mandat soit impératif, le représentant perpétuellement révocable ; et l’intégrité de la loi sera garantie, la fidélité du législateur assurée.

Nous entrons dans le gâchis.

Je ne crois nullement, et pour cause, à cette intuition divinatoire de la multitude, qui lui ferait discerner, du premier coup, le mérite et l’honorabilité des candidats. Les exemples abondent de personnages élus par acclamation, et qui, sur le pavois où ils s’offraient aux regards du peuple enivré, préparaient déjà la trame de leurs trahisons. À peine si, sur dix coquins, le peuple, dans ses comices, rencontre un honnête homme……

Mais que me font, encore une fois, toutes ces élections ? Qu’ai-je besoin de mandataires, pas plus que de représentants ? Et puisqu’il faut que je précise ma volonté, ne puis-je l’exprimer sans le secours de personne ? M’en coûtera-t-il davantage, et ne suis-je pas encore plus sûr de moi que de mon avocat ?

On me dit qu’il faut en finir ; qu’il est impossible que je m’occupe de tant d’intérêts divers ; qu’après tout un conseil d’arbitres, dont les membres auront été nommés par toutes les voix du peuple, promet une approximation de la vérité et du droit, bien supérieure à la justice d’un monarque irresponsable, représenté par des ministres insolents et des magistrats que leur inamovibilité tient, comme le prince, hors de ma sphère.

D’abord, je ne vois point la nécessité d’en finir à ce prix : je ne vois pas surtout que l’on en finisse. L’élection ni le vote, même unanimes, ne résolvent rien. Depuis soixante ans que nous les pratiquons à tous les degrés l’un et l’autre, qu’avons-nous fini ? Qu’avons nous seulement défini ? Quelle lumière le peuple a-t-il obtenue de ses assemblées ? Quelles garanties a-t-il conquises ? Quand on lui ferait réitérer, dix fois l’an, son mandat, renouveler tous les mois ses officiers municipaux et ses juges, cela ajouterait-il un centime à son revenu ? En serait-il plus sûr, chaque soir en se couchant, d’avoir le lendemain de quoi manger, de quoi nourrir ses enfants ? Pourrait-il seulement répondre qu’on ne viendra-pas l’arrêter, le traîner en prison ?…

Je comprends que sur des questions qui ne sont pas susceptibles d’une solution régulière, pour des intérêts médiocres, des incidents sans importance, on se soumette à une décision arbitrale. De semblables transactions ont cela de moral, de consolant, qu’elles attestent dans les âmes quelque chose de supérieur même à la justice, le sentiment fraternel. Mais sur des principes, sur l’essence même des droits, sur la direction à imprimer à la société ; mais sur l’organisation des forces industrielles ; mais sur mon travail, ma subsistance, ma vie ; mais sur cette hypothèse même du Gouvernement que nous agitons, je repousse toute autorité présomptive, toute solution indirecte ; je ne reconnais point de conclave : je veux traiter directement, individuellement, pour moi-même ; le suffrage universel est à mes yeux une vraie loterie.

Le 25 février 1848, une poignée de Démocrates, après avoir chassé la Royauté, proclame à Paris la République. Ils ne prirent, pour cela, conseil que d’eux-mêmes, n’attendirent pas que le peuple, réuni en assemblées primaires, eût prononcé. L’adhésion des citoyens fut hardiment préjugée par eux. Je crois, en mon âme et conscience, qu’ils firent bien ; je crois qu’ils agirent dans la plénitude de leur droit, quoiqu’ils fussent au reste du Peuple comme 1 est à 1,000. Et c’est parce que j’étais convaincu de la justice de leur œuvre que je n’ai pas hésité à m’y associer : la République, selon moi, n’étant autre chose qu’une résiliation de bail entre le Peuple et le Gouvernement. Adversùs hostem œterna auctoritas esto ! dit la loi des Douze Tables. Contre le pouvoir la revendication est imprescriptible, l’usurpation est un non-sens.

Cependant au point de vue de la souveraineté du nombre, du mandat impératif et du suffrage universel qui nous régissent plus ou moins, ces citoyens-là commirent un acte usurpatoire, un véritable attentat contre la foi publique et le droit des gens. De quel droit, eux sans mandat, eux que le Peuple n’avait point élus, eux qui, dans la masse des citoyens, ne formaient qu’une minorité imperceptible, de quel droit, dis-je, se sont-ils rués sur les Tuileries comme une bande de pirates, ont-ils aboli la monarchie, et proclamé la République ?

La République, disions-nous aux élections de 1850, est au-dessus du suffrage universel ! Cet apophthegme a été reproduit depuis à la tribune, avec acclamations, par un homme qui n’est pas suspect cependant d’opinions anarchiques, le général Cavaignac. Si cette proposition est vraie, la moralité de la Révolution de février est vengée : mais que dire de ceux qui, en proclamant la République, n’y virent autre chose que l’exercice même du suffrage universel, une forme nouvelle de Gouvernement ? Le principe gouvernemental admis, c’était au Peuple à prononcer sur la forme : or, qui oserait affirmer que si cette condition eût été remplie, le Peuple français eût voté en faveur de la République ?……

Le 10 décembre 1848, le Peuple, consulté sur le choix de son premier magistrat, nomme Louis Bonaparte, à la majorité de 5 millions et demi de suffrages sur 7 millions et demi de votants. En optant pour ce candidat, le Peuple, à son tour, n’a pris conseil que de sa propre inclination ; il n’a tenu compte des prédictions et des avis des républicains. J’ai blâmé, quant à moi, cette élection, par les mêmes motifs qui, le 24 février, m’avaient fait adhérer à la proclamation de la République. Et c’est parce que je l’avais blâmée, que j’ai combattu depuis, autant qu’il était en moi, le gouvernement de l’élu du Peuple.

Cependant, au point de vue du suffrage universel, du mandat impératif, et de la souveraineté du nombre, je devais croire que Louis Bonaparte résumait en effet les idées, les besoins et les tendances de la nation. Sa politique, je devais la prendre pour la politique du Peuple. Fût-elle contraire à la Constitution, par cela seul que la Constitution n’émanait pas directement du suffrage universel, que l’œuvre des législateurs n’en avait pas reçu la consécration, tandis que le Président était la personnification immédiate de la majorité des voix, cette politique devait être censée consentie, inspirée, encouragée par le souverain. Ceux qui, le 13 juin 1849, allèrent au Conservatoire, étaient des factieux. Qui donc leur donnait le droit de supposer que le Peuple, au bout de six mois, désavouait son Président ? Louis Bonaparte s’était présenté sous les auspices de son oncle : on savait ce que cela voulait dire.

Eh bien ! qu’en dites-vous ? Le Peuple, je parle du Peuple, tel qu’il se révèle au forum, dans les urnes du scrutin, le Peuple qu’on n’aurait pas osé consulter en Février sur la République ; le Peuple qui s’est manifesté, au 16 avril et après les journées de juin, en majorité immense contre le Socialisme ; le Peuple qui a élu Louis Bonaparte en adoration de l’Empereur ; le Peuple qui a nommé la Constituante, hélas ! et puis après la Législative, holà ! le Peuple qui ne s’est pas levé le 13 juin ; le Peuple qui n’a pas poussé un cri au 31 mai ; le Peuple qui signe des pétitions pour la révision, et contre la révision ; ce Peuple-là, quand il s’agira de reconnaître les plus vertueux et les plus capables, de leur donner mandat pour l’organisation du Travail, du Crédit, de la Propriété, du Pouvoir lui-même, se trouvera éclairé d’en-haut ; ses représentants, inspirés de sa sagesse, seront infaillibles !

Ni M. Rittinghausen, qui a découvert en Allemagne le principe de la Législation directe ; ni M. Considérant, qui a demandé pardon à Dieu et aux hommes d’avoir été si longtemps rebelle à cette idée sublime ; ni M. Ledru-Rollin, qui les renvoie l’un et l’autre à la Constitution de 93 et à Jean-Jacques ; ni M. Louis Blanc, qui, se plaçant entre Robespierre et M. Guizot, les rappelle tous trois au pur jacobinisme ; ni M. de Girardin, qui, n’ayant pas plus de confiance à la législation directe qu’au suffrage universel et à la monarchie représentative, croit plus expéditif, plus utile, plus tôt fait, de simplifier le Gouvernement ; aucun de ces hommes, les plus avancés de l’époque, ne sait ce qu’il convient de faire pour la garantie du travail, la juste mesure de la propriété, la bonne foi du commerce, la moralité de la concurrence, la fécondité du crédit, l’égalité de l’impôt, etc., ou si quelqu’un d’eux le sait, il ne l’ose dire.

Et dix millions de citoyens qui n’ont pas, comme ces penseurs de profession, étudié, analysé dans leurs éléments, rapporté à leurs causes, développé dans leurs conséquences, comparé dans leurs affinités les principes de l’organisation sociale ; dix millions de pauvres d’esprit qui ont juré par toutes les idoles, qui ont applaudi à tous les programmes, qui ont été dupes de toutes les intrigues, ces dix millions, rédigeant leurs cahiers et nommant ad hoc leurs mandataires, résoudront sans faillir le problème de la Révolution ! Oh ! messieurs, vous ne le croyez point, vous ne l’espérez pas. Ce que vous croyez, ce dont vous pouvez être à peu près certains, si on laisse aller les choses, c’est que vous serez nommés tous, par une partie du peuple, comme capacités présumées, M. Ledru-Rollin, président de la République ; M. Louis Blanc, ministre du Progrès ; M. de Girardin, ministre des finances ; M. Considérant, ministre de l’agriculture et des travaux publics ; M. Rittinghausen, ministre de la justice et de l’instruction publique : après quoi le problème de la Révolution se résoudra comme il pourra. Allons, soyons de bonne foi, le suffrage universel, le mandat impératif, la responsabilité des représentants, le système capacitaire, enfin, tout cela est enfantillage : je ne leur confierais point mon travail, mon repos, ma fortune ; je ne risquerais pas un cheveu de ma tête pour les défendre.


5. La Législation directe.


Législation directe ! Bon gré, mal gré, il faut en venir là. Robespierre, cité par Louis Blanc, a beau s’écrier, sur l’autorité de Jean-Jacques : « Ne voyez-vous pas que ce projet (l’appel au Peuple) ne tend qu’à détruire la Convention elle-même ; que les assemblées primaires une fois convoquées, l’intrigue et le feuillantisme les détermineront à délibérer sur toutes les propositions qui pourront servir leurs vues perfides ; qu’elles remettront en question jusqu’à la proclamation de la République ?… Je ne vois dans votre système que le projet de détruire l’ouvrage du Peuple et de rallier les ennemis qu’il a vaincus. Si vous avez un respect si scrupuleux pour sa volonté souveraine, sachez la respecter ; remplissez la mission qu’il vous a confiée. C’est se jouer de la majesté du souverain, que de lui renvoyer une affaire qu’il vous a chargés de terminer promptement. Si le Peuple avait le temps de s’assembler pour juger des procès et pour décider des questions d’État, il ne vous eût point confié le soin de ses intérêts. La seule manière de lui témoigner votre fidélité, c’est de faire des lois justes, et non de lui donner la guerre civile. »

Robespierre ne me convainc pas du tout. J’aperçois trop son despotisme. Si les assemblées primaires, dit-il, étaient convoquées pour juger des questions d’État, la Convention serait détruite. C’est clair. Si le Peuple devient législateur, à quoi bon des représentants ? S’il gouverne par lui-même, à quoi bon des ministres ? Si seulement on lui laisse le droit de contrôle, que devient notre autorité ?… Robespierre fut un de ceux qui, à force de prêcher au peuple le respect de la Convention, le déshabituèrent de la place publique, et préparèrent la réaction de thermidor. Il ne lui manqua pour être chef de cette réaction, que de guillotiner ses compétiteurs, au lieu de se faire sottement guillotiner par eux. Sa place alors, en attendant l’invincible empereur, était marquée dans un Triumvirat ou un Directoire. Il n’y aurait eu rien de changé dans les destinées de la République ; il n’y aurait eu qu’une palinodie de plus.

Enfin, dit-on, le peuple n’a pas le temps !… C’est possible ; mais ce n’est pas une raison pour que je m’en rapporte à Robespierre. Je veux traiter moi-même, vous dis-je, et puisque législation il y a, être mon propre législateur. Commençons donc par écarter cette souveraineté jalouse de l’avocat d’Arras ; puis, sa théorie dûment enterrée, venons à celle de M. Rittinghausen.

Que veut celui-ci ?

Que nous traitions, les uns avec les autres, chacun dans la mesure de nos besoins, sans intermédiaire, directement ? Non : M. Rittinghausen n’est pas à ce point ennemi du pouvoir. Il veut seulement qu’au lieu de faire servir le suffrage universel à l’élection des législateurs, on le fasse servir à la confection de la loi, uniforme et impersonnelle. C’est donc encore une lutte, une mystification.

Je ne reproduirai point, sur l’application du suffrage universel aux matières de législation, les objections qu’on a faites de tout temps contre les assemblées délibérantes, par exemple, qu’une seule voix faisant la majorité, c’est par une seule voix que le législateur ferait la loi. Que cette voix aille à droite, le législateur dit oui ; qu’elle aille à gauche, il dit non. Cette absurdité parlementaire, qui est le grand ressort de la rouerie politique, transportée sur le terrain du suffrage universel, amènerait sans doute avec des scandales monstrueux d’épouvantables conflits. Le Peuple législateur serait bientôt odieux à lui-même et discrédité. — Je laisse ces objections aux menus critiques, et ne m’arrête qu’à l’erreur fondamentale et par suite à l’inévitable déception de cette législation prétendue directe.

Ce que cherche M. Rittinghausen, sans que toutefois il le dise, c’est la Pensée générale, collective, synthétique, indivisible, en un mot la pensée du Peuple, considéré, non plus comme multitude, non plus comme être de raison, mais comme existence supérieure et vivante. La théorie de Rousseau lui-même conduisait là. Que voulait-il, que veulent ses disciples par leur suffrage universel et leur loi de majorité ? approximer, autant que possible, la raison générale et impersonnelle, en regardant comme adéquate à cette raison l’opinion du plus grand nombre. M. Rittinghausen suppose donc que le vote de la loi, par tout le peuple, donnera une approximation plus grande que le vote d’une simple majorité de représentants : c’est dans cette hypothèse que consiste toute l’originalité, toute la moralité de sa théorie.

Mais cette supposition en implique nécessairement une autre, à savoir, qu’il y a dans la collectivité du Peuple une pensée sui generis, capable de représenter à la fois l’intérêt collectif et l’intérêt individuel, et que l’on peut dégager, avec plus ou moins d’exactitude, par un procédé électoral ou scrutatoire quelconque ; conséquemment que le Peuple n’est pas seulement un être de raison, une personne morale, comme disait Rousseau, mais bien une personne véritable, qui a sa réalité, son individualité, son essence, sa vie, sa raison propre. S’il en était autrement, s’il n’était pas vrai que le suffrage ou le vote universel sont pris ici par leurs partisans pour une approximation supérieure de la vérité, je demanderais sur quoi repose l’obligation, pour la minorité, de se soumettre à la volonté de la majorité ? L’idée de la réalité et de la personnalité de l’Être collectif, idée que la théorie de Rousseau nie, dès le début, de la manière la plus expresse, est donc au fond de cette théorie ; à plus forte raison doit-elle se retrouver dans celles qui ont pour but de faire intervenir le peuple dans la loi, d’une manière plus complète et plus immédiate.

Je n’insiste pas, quant à présent, sur la réalité et la personnalité de l’Être collectif, idée qui n’est apparue jusqu’à ce jour, dans sa plénitude, à aucun philosophe, et dont l’exposition exigerait à elle seule un volume aussi gros que celui-ci. Je me borne à rappeler que cette idée, qui ne fait qu’exprimer d’une manière concrète la souveraineté positive du genre humain, identique à la souveraineté individuelle, est le principe secret, bien que non avoué, de tous les systèmes de consultation populaire, et revenant à M. Rittinghausen, je lui dis :

Comment avez-vous pu croire qu’une pensée à la fois particulière et générale, collective et individuelle, en un mot synthétique, pouvait s’obtenir par la voie d’un scrutin, c’est-à-dire, précisément, par la formule officielle de la diversité ? Cent mille voix, chantant à l’unisson, vous donneraient à peine le sentiment vague de l’être populaire. Mais cent mille voix individuellement consultées, et répondant chacune d’après l’opinion qui lui est particulière ; cent mille voix qui chantent à part, sur des tons différents, ne peuvent vous faire entendre qu’un épouvantable charivari ; et plus, dans ces conditions, vous multiplierez les voix, plus la confusion augmentera. Tout ce que vous avez à faire alors, pour approcher de la raison collective, qui est l’essence même du peuple, c’est, après avoir recueilli l’opinion motivée de chaque citoyen, d’opérer le dépouillement de toutes les opinions, de comparer les motifs, d’en opérer la réduction, puis d’en dégager, par une induction plus ou moins exacte, la synthèse, c’est-à-dire, la pensée générale, supérieure, qui seule peut être attribuée au peuple. Mais quel temps pour une semblable opération ? Qui se chargera de l’exécuter ? Qui répondra de la fidélité du travail, de la certitude du résultat ? Quel logicien se fera fort de tirer de cette urne du scrutin qui ne contient que des cendres, le germe vivant et vivifiant, l’Idée populaire ?

Évidemment un pareil problème est inextricable, insoluble. Aussi M. Rittinghausen, après avoir mis en avant les plus belles maximes sur le droit inaliénable du peuple de légiférer sa propre loi, a-t-il fini, comme tous les opérateurs politiques, par escamoter la difficulté. Ce n’est plus le peuple qui posera les questions, ce sera le gouvernement. Aux questions posées exclusivement par le pouvoir, le peuple n’aura qu’à répondre Oui ou Non, comme l’enfant au catéchisme. On ne lui laissera pas même la faculté de faire des amendements.

Il fallait bien qu’il en fût ainsi, dans ce système de législation discordante, si l’on voulait tirer de la multitude quelque chose. M. Rittinghausen le reconnaît de bonne grâce. Il avoue que si le peuple, convoqué dans ses comices, avait la faculté d’amender les questions, ou, ce qui est plus grave encore, de les poser, la législation directe ne serait qu’une utopie. Il faut, pour rendre cette législation praticable, que le souverain n’ait à statuer jamais que sur une alternative, laquelle devra embrasser par conséquent, dans l’un de ses termes, toute la vérité, rien que la vérité ; dans l’autre, toute l’erreur, rien que l’erreur. Si l’un ou l’autre des deux termes contenait plus ou moins que la vérité, plus ou moins que l’erreur, le souverain, trompé par la question de ses ministres, répondrait infailliblement par une sottise.

Or, il est impossible, sur des questions universelles, embrassant les intérêts de tout un peuple, d’arriver jamais à un dilemme rigoureux ; ce qui signifie que de quelque manière que la question soit posée au peuple, il est à peu près inévitable qu’il se trompe.

Donnons des exemples.

Supposons que la question posée soit celle-ci : Le gouvernement sera-t-il direct ou indirect ?

Après le succès qu’ont obtenu dans la démocratie les idées de MM. Rittinghausen et Considérant, on peut présumer, avec une quasi-certitude, que la réponse, à l’immense majorité, sera direct. Or, que le gouvernement soit direct, ou qu’il soit indirect, il reste au fond toujours le même : l’un ne vaut pas mieux que l’autre. Le peuple consulté, s’il répond non, abdique ; s’il dit oui, se jugule. Que dites-vous de ce résultat ?

Autre question.

Y aura-t-il deux pouvoirs dans le gouvernement, ou n’y en aura-t-il qu’un seul ? En termes plus clairs : Nommera-t-on un Président ?

Dans l’état actuel des esprits, nul doute que la réponse, inspirée par un républicanisme qui se croit avancé, ne soit négative. Or, ainsi que le savent tous ceux qui se sont occupés d’organisation gouvernementale, et que je le prouverai tout à l’heure, le peuple, en cumulant tous les pouvoirs dans une même Assemblée, sera tombé de fièvre en chaud mal. La question, cependant, paraissait si simple !

L’Impôt sera-t-il proportionnel ou progressif ?

À une autre époque, la proportionnalité semblait chose naturelle ; aujourd’hui, le préjugé a tourné : il y a cent à parier contre un que le peuple choisira la progression. Eh bien ! dans l’un comme dans l’autre cas, le souverain commettra une injustice. Si l’impôt est proportionnel, le travail est sacrifié ; s’il est progressif, c’est le talent. Dans tous les cas l’intérêt public est lésé et l’intérêt particulier en souffrance : la science économique, supérieure à tous les scrutins, le démontre. Pourtant la question semblait encore des plus élémentaires.

Je pourrais multiplier ces exemples à l’infini : je préfère citer ceux qu’a donnés M. Rittinghausen, qui naturellement les a jugés suffisamment explicites et convaincants.

Y aura-t-il un chemin de fer de Lyon à Avignon ?

Le peuple ne dira pas non, certes, puisque son plus grand désir est de mettre la France au niveau de la Belgique et de l’Angleterre, en rapprochant les distances et favorisant de tout son pouvoir la circulation des hommes et des produits. Il répondra donc, Oui, comme l’a prévu M. Rittinghausen. Or, ce Oui peut contenir une méprise grave : dans tous les cas, c’est une atteinte au droit des localités.

Il existe de Châlon à Avignon une ligne navigable qui offre le transport à 70 pour 100 au-dessous de tous les tarifs de chemins de fer. Elle peut abaisser ses prix, j’en sais quelque chose, à 90 pour 100. — Au lieu de construire une voie ferrée, qui coûtera 200 millions, et qui ruinera le commerce de quatre départements, pourquoi ne pas utiliser cette ligne, qui ne coûterait presque rien ?…… Mais ce n’est pas ainsi qu’on l’entend au Palais Législatif, où il n’y a pas un commissionnaire : et comme le peuple français, à l’exception des riverains du Rhône et de la Saône, ne sait pas plus que ses ministres ce qui se passe sur les deux fleuves, il parlera, c’est facile à prévoir, non suivant sa pensée, mais selon le désir de ses commis. Quatre-vingt-deux départements prononceront la ruine des quatre autres ; ainsi le veut la législation directe.

Qui bâtira le chemin de fer ? l’État ou une compagnie d’assurances ?

En 1849, les compagnies étaient en faveur. Le peuple leur portait ses économies ; M. Arago, un républicain solide, votait pour elles. On ne savait pas alors ce que c’est que des compagnies ! L’État l’emporte maintenant : le peuple, toujours aussi bien renseigné, lui donnera, c’est indubitable, la préférence. Or, quelque parti qu’il prenne, le législateur souverain ne sera encore ici que le mannequin d’ambitieux d’une autre espèce. Avec les compagnies, le bon marché est compromis, le commerce mis à rançon ; avec l’État le travail n’est plus libre. C’est le système Méhémet-Ali appliqué aux transports. Quelle différence y a-t-il, pour le pays, à ce que les chemins de fer engraissent des traitants, ou fournissent des sinécures aux amis de M. Rittinghausen ?…… Ce qu’il faudrait, ce serait de faire des chemins de fer une propriété nouvelle ; ce serait de perfectionner, en l’appliquant aux chemins de fer, la loi de 1810 relative aux mines, et de concéder les exploitations, sous des conditions déterminées, à des compagnies responsables, non de capitalistes, mais d’ouvriers. Mais la législation directe n’ira jamais jusqu’à émanciper un homme : sa formule est générale ; elle asservit tout le monde.

Comment l’État exécutera-t-il le chemin ? Est-ce en levant les sommes nécessaires par un impôt ? — Est-ce en faisant un impôt à 8 ou 10 pour 100 chez les banquiers ? — Ou enfin, est-ce en décrétant une émission de bons de circulation, garantis sur le chemin de fer même ?

Réponse : En faisant une émission de bons de circulation.

J’en demande pardon à M. Rittinghausen : la solution qu’il donne ici au nom du peuple, bien que fort en crédit dans la démocratie, n’en vaut pas mieux pour autant. Il peut très-bien arriver, et cela est fort probable, que les bons émis perdent à l’escompte 5, 10, 15, et au delà pour 100 : alors le mode d’exécution sera trois ou quatre fois plus onéreux au peuple que l’impôt ou l’emprunt. Qu’importe, encore une fois, pour le Peuple, de payer aux banquiers un intérêt usuraire ; ou aux agents de l’autorité, placés aux premières loges, des différences ?

L’Etat opérera-t-il le transport gratuit, ou tirera-t-il un revenu du chemin de fer ?

Si le peuple demande le transport gratuit, il se fait volontairement illusion, puisque tout service doit être payé ; si le peuple décide que l’État tirera un revenu, il manque à son propre intérêt, puisque les services publics doivent être sans bénéfices. La question est donc mal posée. Il fallait dire : Le prix du transport sera-t-il, ou non, égal au prix de revient ? Mais comme le prix de revient varie sans cesse, et qu’il faut, pour en faire l’application d’une manière suivie, une science et une législation particulière, il s’ensuit en définitive que sur ce point, comme sur tous les autres, la réponse du peuple, sera non pas une loi, mais une surprise.

Est-il clair que cette législation directe n’est autre chose qu’un perpétuel escamotage ? Sur cent questions posées au Peuple par le Gouvernement, il y en aura quatre-vingt-dix-neuf dans le cas des précédentes ; et la raison, M. Rittinghausen qui est logicien ne peut l’ignorer, c’est que les questions posées au peuple seront ordinairement des questions spéciales, et que le suffrage universel ne peut donner que des réponses générales. Le législateur mécanique, forcé d’obéir au dilemme, ne pourra modifier sa formule suivant la vérité du lieu, du moment, de la circonstance : sa réponse, calculée sur la fantaisie populaire, sera connue d’avance, et, quelle que soit cette réponse, elle sera toujours fausse.


6. Gouvernement direct ou Constitution de 93. — Réduction à
l’absurde de l’idée gouvernementale.


La position qu’a prise dans cette controverse M. Ledru-Rollin est remarquable. Si j’ai bien compris sa pensée, il a voulu tout à la fois, d’abord restituer aux auteurs de la Constitution de 93 l’idée première du Gouvernement direct ; en second lieu, montrer que cette Constitution, qui fut le point culminant du progrès démocratique, atteint, si même elle ne les dépasse, les limites du possible ; enfin, arracher les esprits aux vaines curiosités de l’utopie, en les replaçant dans la ligne authentique de la Révolution.

En cela M. Ledru-Rollin, il ne m’en coûte rien de le reconnaître, s’est montré plus libéral que M. Louis Blanc, sectateur inflexible du gouvernementalisme de Robespierre ; et plus intelligent des choses politiques que MM. Considérant et Rittinghausen, dont la théorie, enfoncée dans l’impossible, n’a pas même le mérite d’une logique franche et irréprochable.

M. Ledru-Rollin, personnifiant la Constitution de 93, semble un problème vivant qui dit au Peuple : Vous ne pouvez rester en deçà ; mais vous n’irez pas au delà ! Et, il faut l’avouer, cette appréciation de la Constitution de 93 est vraie.

Mais j’en conclus que la Constitution de 93, rédigée par les esprits les plus libéraux de la Convention, est le monument élevé par nos pères pour témoigner contre le régime politique ; que nous devons y voir une leçon, non un programme ; la prendre pour point de départ, non pour but d’arrivée. M. Ledru-Rollin est homme de progrès : il ne saurait récuser une conclusion qui, prenant la Constitution de 93 pour dernière expression de la pratique gouvernementale, s’élève, à l’aide de ce point d’appui, dans une sphère plus haute, et change tout à coup le sol révolutionnaire.

C’est à ce point de vue que, résumant toutes mes observations, tant sur la Constitution de 93 que sur la glose qu’y a ajoutée récemment M. Ledru-Rollin, en une proposition unique, je tâcherai de faire ressortir, par une dernière preuve, l’incompatibilité absolue du Pouvoir avec la Liberté.

M. Ledru-Rollin a parfaitement senti qu’avec l’énorme restriction imposée à la prérogative populaire par le droit dévolu au Gouvernement de poser les questions que le Peuple seul doit résoudre, la législation directe n’était plus qu’une puérile et immorale mystification. Rentrant alors dans la Constitution de 93, il s’est dit, d’accord en cela avec la raison des siècles : Le Peuple ne doit statuer que sur les questions les plus générales ; les choses de détail doivent être laissées aux ministres et à l’Assemblée.

…...« La distinction, dit-il, a été justement posée entre les Lois et les Décrets : quoi qu’on en dise, la ligne de démarcation est facile à garder. »

Sans doute, quant à la pratique, et lorsqu’il s’agit des points fondamentaux du droit public, qu’on est toujours maître de déterminer : c’est ainsi que l’ont entendu les auteurs de la Constitution de 93. Mais en théorie, où l’on veut des distinctions précises, il n’en va plus de même : la Constitution de 93 semble consacrer une usurpation. « Car, ainsi que le fait observer Louis Blanc, dès que vos 37,000 communes votent la loi, de quel droit leur enlèveriez-vous le soin de décider par elles-mêmes de ce qui est une loi ? De quel droit leur imposeriez-vous des décrets qu’elles ne voudraient pas reconnaître pour tels, et qui pourraient fort bien, sous un nom nouveau, laisser subsister la tyrannie ancienne ? »

La Démocratie pacifique, organe de M. Considérant, est encore plus explicite : « Assez de principes primordiaux se trouvent formulés dans toutes les constitutions, dans toutes les lois fondamentales de l’Europe. Ils sont fixés en bloc par ses lois, mais on les renverse, on les ruine en détail par ce que vous appelez décrets. Introduire votre système, c’est faire proclamer par le Peuple la liberté de la presse pour la faire détruire ensuite par des décrets parlementaires sur la vente des journaux, sur le timbre, les brevets d’imprimeur, et tout cet attirail de compression forgé dans les assemblées législatives ; c’est faire acclamer par le Peuple le suffrage universel, pour faire exclure ensuite par un décret de mandataire la vile multitude, c’est faire publier par le Peuple les droits de l’homme, pour faire établir peu après par une décision de la Chambre l’état de siége, et cela sous prétexte de sauver la patrie et la civilisation… Comment alors préviendrez-vous le conflit de compétence entre vos deux pouvoirs législatifs, conflit de compétence que la malveillance naturelle de vos mandataires (et l’instinct de résistance naturel aux masses), ne manquera pas de faire naître à chaque instant ?… »

Ces considérations ont leur mérite : toutefois, avec une Constitution comme celle de 93, je ne crois pas, je le répète, qu’elles vaillent en dehors de la théorie. Voici qui me paraît toucher plus directement au fait.

La distinction entre les lois et les décrets, suivie par la Constitution de 93 et par M. Ledru-Rollin, tient essentiellement à celle des Pouvoirs, le Législatif et l’Exécutif, d’après la règle fournie par Rousseau :

…...« La loi n’étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que dans la puissance législative le Peuple ne peut pas être représenté ; mais il peut et doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la loi. »

C’est d’après ce principe de Rousseau, que, sous la Charte de 1814 et celle de 1830, tandis que la puissance législative résidait conjointement dans le Roi et les deux Chambres, l’exécutive appartenait exclusivement au premier, qui de la sorte se trouvait, suivant la règle de Rousseau, l’unique et vrai représentant du Pays.

Or, avant de faire aucune distinction entre les lois et les décrets ; avant d’attribuer au Peuple les premières, et les secondes au Gouvernement : il faut, de l’avis de toutes les opinions démocratiques, poser au Peuple cette question préalable :

La séparation des pouvoirs sera-t-elle une condition du Gouvernement ?

C’est-à-dire :

Le Peuple, qui ne peut être représenté dans la puissance Législative, le sera-t-il dans l’Exécutive ?

En autres termes :

Y aura-t-il un Président, ou non ?

Je défie qui que ce soit, dans toute la démocratie, de répondre affirmativement.

Or, si vous ne voulez ni Président, ni Consul, ni Triumvirs, ni Directeurs, ni Roi, en un mot, et malgré l’oracle de Rousseau, pas de Représentant de la puissance exécutive, à quoi sert votre distinction des lois et des décrets ? Il faut que le Peuple vote tout, lois et décrets sans exception, comme le veut Rittinghausen. Mais c’est justement ce que nous venons de reconnaître impraticable : la Législation directe est enterrée ; nous n’avons plus à y revenir.

M. Ledru-Rollin, ou plutôt la Constitution de 93, a cru tourner la difficulté, en disant, avec Condorcet, que le Pouvoir exécutif serait choisi, non par le Peuple, qui en est incapable, mais par l’Assemblée.

J’en demande pardon à Condorcet. Quoi ! l’on commence par dire que le Peuple peut et doit se faire représenter dans la puissance exécutive, et quand il s’agit de nommer ce Représentant du Peuple, au lieu de le faire élire, directement, par les citoyens, on le fait nommer par des commissaires ! On ôte au Peuple la plus belle moitié du Gouvernement ; car, enfin, l’Exécutif, c’est plus que la moitié du Gouvernement, c’est tout ! Après avoir renvoyé au Peuple le fardeau législatif, on rejette sur lui la responsabilité de tous les actes du pouvoir, que l’on prétend n’être que l’application de ses lois. On a l’air de dire au Peuple, Souverain, Législateur et Juge : Parle, décide, légifère, vote, ordonne ! C’est nous tes mandataires, qui nous chargeons de l’interprétation, et puis après de l’exécution. Mais, quoi qu’il advienne, tu réponds de tout, Quidquid dixeris, argumentabimur.

Si M. Ledru-Rollin a eu un tort, c’est d’avoir appelé cela, à l’exemple de M. Considérant, Gouvernement direct !

D’abord, le Peuple, au lieu de répondre par oui ou par non sur toutes les affaires d’État, comme le voulait M. Rittinghausen, n’a plus à se prononcer que sur les lois ; les neuf dixièmes des questions, sous le nom de décrets, sont enlevées à son initiative.

En second lieu, l’Exécutif tout entier lui est ravi : non-seulement il ne nomme à aucun emploi, il n’a même pas le droit de nommer son Représentant, qui nomme pour lui.

Pour comble de contradiction ledit Représentant est élu par des mandataires du Peuple : en sorte que le Peuple, qui ne devait plus ni avoir de représentants, ni donner de délégations ; dont la souveraineté directe devait rester, au contraire, en permanent exercice ; le Peuple se trouverait moins d’autorité qu’il n’en confère à ses mandataires, et forcé de reconnaître pour Représentant à l’exécutif un ou plusieurs individus à qui ses commissaires du législatif en auraient décerné le titre !…

Je n’insiste pas ; mais je demande aux hommes de bonne foi si la Constitution de 93, promettant tout au Peuple et ne lui donnant rien, placée sur l’extrême limite du rationnel et du réel, ne leur semble pas plutôt un phare, élevé par nos pères à l’entrée du nouveau monde, qu’un plan dont ils auraient confié l’exécution à leurs descendants ?

Je laisse de côté les systèmes plus avancés qui ne peuvent manquer de surgir après ceux de MM. Rittinghausen et Ledru-Rollin, et sur chacun desquels il deviendrait fastidieux de recommencer une critique analogue. Je passe tout de suite à l’hypothèse finale.

C’est celle où le Peuple, revenant au pouvoir absolu, et se prenant lui-même, dans son intégralité, pour Despote, se traiterait en conséquence : où par conséquent il cumulerait, comme cela est juste, toutes les attributions, réunirait en sa personne tous les pouvoirs, Législatif, Exécutif, Judiciaire et autres, s’il en existe ; où il ferait toutes les lois, rendrait tous les décrets, ordonnances, arrêtés, arrêts, jugements ; expédierait tous les ordres ; prendrait en lui-même tous ses agents et fonctionnaires, du haut de la hiérarchie jusqu’en bas ; leur transmettrait directement et sans intermédiaire ses volontés ; en surveillerait et en assurerait l’exécution, imposant à tous une responsabilité proportionnelle ; s’adjugerait toutes les dotations, listes civiles, pensions, encouragements ; jouirait enfin, roi de fait et de droit, de tous les honneurs et bénéfices de la souveraineté, pouvoir, argent, plaisir, repos, etc.

Je tâche, autant qu’il est en moi, de mettre un peu de logique dans ce système, notre dernière espérance, qui pour la clarté, la simplicité, la rigueur des principes, la sévérité de l’application, le radicalisme démocratique et libéral, laisse loin derrière lui les projets timides, inconséquents, embrouillés de Héraut-Séchelles, Considérant, Rittinghausen, Louis Blanc, Robespierre et consorts.

Malheureusement ce système, irréprochable, j’ose le dire, dans son ensemble et ses détails, rencontre dans la pratique une difficulté insurmontable.

C’est que le Gouvernement suppose un corrélatif, et que si le Peuple tout entier, à titre de souverain, passe Gouvernement, on cherche en vain où seront les gouvernés. Le but du gouvernement est, on se le rappelle, non pas de ramener à l’unité la divergence des intérêts, à cet égard il se reconnaît d’une parfaite incompétence ; mais de maintenir l’ordre dans la société malgré le conflit des intérêts. En autres termes, le but du gouvernement est de suppléer au défaut de l’ordre économique et de l’harmonie industrielle. Si donc le peuple, dans l’intérêt de sa liberté et de sa souveraineté, se charge du gouvernement, il ne peut plus s’occuper de la production, puisque, par la nature des choses, production et gouvernement sont deux fonctions incompatibles, et que vouloir les cumuler, ce serait introduire la division partout. Donc, encore une fois, où seront les producteurs ? où les gouvernés ? où les administrés ? où les jugés ? où les exécutés ?…

Quand nous étions en monarchie absolue, ou seulement tempérée, le Gouvernement étant le Roi, le corrélatif était la Nation. — Nous n’avons plus voulu de ce gouvernement, nous avons accusé, non sans raison, la cour de dilapidation et de libertinage.

Quand nous étions en monarchie constitutionnelle, le Gouvernement se composant du Roi et des deux Chambres, formées l’une et l’autre d’une manière quelconque, par hérédité, choix du prince ou d’une classe de la nation, le corrélatif était tout ce qui restait en dehors de l’action gouvernementale ; c’était, à des degrés divers, l’immense majorité du Pays. — Nous avons changé cela, non sans motifs, le Gouvernement étant devenu un chancre pour le peuple.

Actuellement, nous sommes en République quasi-démocratique : tous les citoyens sont admis, chaque troisième et quatrième année à élire, 1o le Pouvoir législatif, 2o le Pouvoir exécutif. L’instant de cette participation au Gouvernement pour la collectivité populaire est court : quarante-huit heures au plus par chaque élection. C’est pour cela que le corrélatif du Gouvernement est resté à peu près le même que devant, la presque totalité du Pays. Le Président et les Représentants, une fois élus, sont les maîtres : tout le reste obéit. C’est de la matière sujette, gouvernable et imposable, sans rémission.

Lors même que dans ce système, le Président et les Représentants seraient élus tous les ans et perpétuellement révocables, on sent que la corrélation serait peu différente. Quelques jours de plus pour la masse ; quelques jours de moins pour la minorité gouvernante : la chose ne vaut pas la peine qu’on en parle.

Ce système est usé ; il n’y a plus personne, ni dans le Gouvernement, ni dans le Peuple, qui en veuille.

En désespoir de cause on nous présente, sous les noms de Législation directe, Gouvernement direct, etc., d’autres combinaisons : comme par exemple, de faire faire par tout le Peuple, 10 millions de citoyens, la besogne législative, du moins une partie ; ou bien de faire nommer par ces 10 millions d’hommes une partie des agents et fonctionnaires du Pouvoir exécutif, actuellement à la dévotion du Président. La tendance de ces différents systèmes est de faire arriver au Gouvernement au moins la moitié plus un des citoyens, au rebours de ce qu’enseigne J.-J. Rousseau, qu’il est contre l’ordre naturel que le plus petit nombre soit gouverné par le plus grand.

Nous venons de prouver que ces combinaisons, qui ne se distinguent les unes des autres que par plus ou moins d’inconséquence, rencontrent, dans la pratique, des difficultés insurmontables ; qu’au reste, elles sont toutes flétries d’avance, marquées au coin de l’arbitraire et de la force brutale, puisque la Loi du Peuple, obtenue par voie de scrutin, est nécessairement une loi de hasard, et que le Pouvoir du Peuple, fondé sur le nombre, est nécessairement un Pouvoir de vive force.

Impossible donc de s’arrêter dans cette descente. Il faut arriver à l’hypothèse extrême, celle où le Peuple entre en masse dans le Gouvernement, remplit tous les pouvoirs, et toujours délibérant, votant, exécutant, comme dans une insurrection, toujours unanime, n’a plus au-dessus de lui ni président, ni représentants, ni commissaires, ni pays légal, ni majorité, en un mot, est seul législateur dans sa collectivité et seul fonctionnaire.

Mais si le Peuple, ainsi organisé pour le Pouvoir, n’a effectivement plus rien au-dessus de lui, je demande ce qu’il a au-dessous ? en autres termes, où est le corrélatif du Gouvernement ? où sont les laboureurs, les industriels, les commerçants, les soldats ? où sont les travailleurs et les citoyens ?……

Dira-t-on que le Peuple est toutes ces choses à la fois, qu’il produit et légifère en même temps, que Travail et Gouvernement sont en lui indivis ? C’est impossible, puisque d’un côté le Gouvernement ayant pour raison d’être la divergence des intérêts, d’autre part aucune solution d’autorité ou de majorité ne pouvant être admise, le Peuple seul dans son unanimité ayant qualité pour faire passer les lois, conséquemment le débat législatif s’allongeant avec le nombre des législateurs, les affaires d’État croissant en raison directe de la multitude des hommes d’État, il n’y a plus lieu ni loisir aux citoyens de vaquer à leurs occupations industrielles ; ce n’est pas trop de toutes leurs journées pour expédier la besogne du Gouvernement. Pas de milieu : ou travailler ou régner ; c’est la loi du Peuple comme du Prince : demandez à Rousseau.

C’est ainsi, du reste, que les choses se passaient à Athènes, où pendant plusieurs siècles, à l’exception de quelques intervalles de tyrannie, le Peuple tout entier fut sur la place publique, discutant du matin au soir. Mais les vingt mille citoyens d’Athènes qui constituaient le souverain avaient quatre cent mille esclaves travaillant pour eux, tandis que le Peuple français n’a personne pour le servir, et mille fois plus d’affaires à expédier que les Athéniens. Je répète ma question : Sur quoi le Peuple, devenu législateur et prince, légiférera-t il ? pour quels intérêts ? dans quel but ? Et pendant qu’il gouvernera, qui le nourrira ? Sublatâ causâ, tollitur effectus, dit l’École. Le Peuple en masse passant à l’État, l’État n’a plus la moindre raison d’être, puisqu’il ne reste plus de Peuple : l’équation du Gouvernement donne pour résultat zéro.

Ainsi le principe d’autorité, transporté de la famille dans la nation, tend invinciblement, par les concessions successives qu’il est obligé de faire contre lui-même, concession de lois positives, concession de chartes constitutionnelles, concession de suffrage universel, concession de législation directe, etc., etc., tend, dis-je, à faire disparaître à la fois et le Gouvernement et le Peuple. Et comme cette élimination, au moins pour ce dernier, est impossible, le mouvement, après une courte période, vient constamment s’interrompre dans un conflit, puis recommencer à l’aide d’une restauration. Telle est la marche que la France a suivie depuis 1789, et qui durerait éternellement, si la raison publique ne finissait par comprendre qu’elle oscille dans une fausse hypothèse. Les publicistes qui nous rappellent à la tradition de 93 ne peuvent l’ignorer : le Gouvernement direct ne fut, pour nos pères, que l’escalier de la dictature, qui elle-même devint le vestibule du despotisme.


Lorsque la Convention, de piteuse mémoire, eut rendu, le 24 juin 1793, l’acte fameux par lequel le Peuple était appelé à se gouverner lui-même et directement, les Jacobins et la Montagne, tout-puissants depuis la chute des Girondins, comprirent parfaitement ce que valait l’utopie de Héraut-Séchelles ; ils firent décréter par la Convention, leur très-humble servante, que le Gouvernement direct serait ajourné à la paix. La paix, comme on sait, cela voulait dire du premier coup vingt-cinq ans. Les organisateurs du Gouvernement direct pensèrent sagement que le Peuple, législateur, travailleur et soldat, ne pouvait remplir ses nobles fonctions, tandis qu’il labourait d’une main et combattait de l’autre ; qu’il fallait d’abord sauver la patrie, puis, quand le Peuple n’aurait plus rien à craindre, qu’il entrerait alors dans l’exercice de sa souveraineté.

C’est la raison qui fut donnée au Peuple, lors de l’ajournement de la Constitution de 93.

Trois mois, six mois, un an se passèrent sans que ni la Montagne ni la Plaine réclamassent la fin de ce provisoire inconstitutionnel, attentatoire à la souveraineté du Peuple. Le Comité de Salut public s’accommodait fort du Gouvernement révolutionnaire ; quant au Peuple, il n’avait pas l’air de faire grand cas du Gouvernement direct.

Enfin, Danton le premier, ayant parlé de la nécessité de mettre fin à la dictature des comités, fut livré au tribunal révolutionnaire, accusé de modérantisme, et envoyé à l’échafaud. L’infortuné ! Il était peut-être le seul, avec Desmoulins, Héraut-Séchelles, Lacroix, qui crût à la Constitution de 93, ou qui du moins voulût en faire l’expérience : il fut guillotiné. Le Gouvernement direct, aux yeux des habiles, était jonglerie pure ; Robespierre n’avait garde de permettre que l’on découvrît ce pot aux roses. Disciple exact de Rousseau, il s’était toujours prononcé nettement, énergiquement, ainsi que Louis Blanc l’a montré naguère, pour le Gouvernement indirect, qui n’est autre que celui de 1814 et 1830, le Gouvernement représentatif.

Je ne suis pas républicain, disait Robespierre en 91, après la trahison de Varennes ; mais je ne suis pas non plus royaliste. — Il voulait dire : Je ne suis ni pour le direct, ni pour l’absolu ; je suis du juste-milieu. Au fait, il est douteux qu’à l’exception de quelques girondins artistes, sacrifiés après le 31 mai, de quelques montagnards à la foi naïve que la Convention immola à la suite des journées de prairial, il y eût dans cette assemblée un seul républicain. La plupart partageaient, avec des nuances insensibles, les idées de Robespierre, qui étaient celles de 91 et servirent à la constitution du Directoire. C’est ce qui parut surtout au 9 thermidor.

Aucun historien, que je sache, n’a donné une explication satisfaisante de cette journée, qui fit d’un apostat de la démocratie un martyr de la révolution. La chose est pourtant assez claire.

Robespierre s’étant débarrassé successivement par la guillotine des factions anarchiques d’alors, les enragés, les hébertistes, les dantonistes, de tous ceux enfin qu’il soupçonnait de prendre au sérieux la Constitution de 93, crut que le moment était venu de frapper un dernier coup, et de rétablir sur ses bases normales le Gouvernement indirect. Ce furent ces vues de restauration gouvernementale, condamnées aujourd’hui par l’expérience, qui valurent dans le temps à Robespierre une sorte de succès auprès des puissances coalisées. Ce qu’il demandait à la Convention, le 9 thermidor, était donc, après épuration préalable, et par la guillotine toujours, des Comités de salut public et de sûreté générale, une plus grande concentration des pouvoirs, une direction plus unitaire du Gouvernement, quelque chose enfin comme la présidence de Louis Bonaparte. Cela est prouvé par la suite de ses discours, reconnu par ses apologistes, notamment par MM. Buchez et Lebas, et acquis désormais à l’histoire.

Robespierre savait parfaitement qu’il répondait aux vœux secrets de la majorité de la Convention. Il se sentait d’accord avec elle sur les principes ; il n’ignorait pas non plus sans doute que la diplomatie étrangère commençait à voir en lui un homme d’État avec lequel il serait possible de s’entendre. Il ne pouvait douter que les honnêtes gens de la Convention, qu’il avait toujours ménagés, ne fussent ravis de rentrer dans le constitutionnalisme, objet de tous leurs vœux, et du même coup de se voir délivrés d’un certain nombre de démocrates, dont l’énergie sanguinaire épouvantait leur juste-milieu. Le coup était bien monté, la partie habilement conçue, l’occasion on ne pouvait plus favorable. Ce qui arriva aussitôt après thermidor, les procès faits aux révolutionnaires, la Constitution de l’an V, la politique du Directoire et Brumaire, ne fut qu’une suite d’applications des idées de Robespierre. La place de cet homme était à côté des Sieyès, des Cambacérès et autres, qui, sachant parfaitement à quoi s’en tenir sur le Gouvernement direct, voulaient revenir au plus tôt à l’indirect, dût la réaction qu’ils allaient commencer contre la démocratie les pousser jusqu’à l’empire.

Malheureusement pour lui, Robespierre avait peu d’amis dans la Convention : son projet n’était pas clair ; à des hommes qui le voyaient de près, son génie inspirait peu de confiance ; il s’attaquait à trop forte partie ; et puis il y avait pour lui ce danger que la majorité constitutionnelle et bourgeoise de la Convention, à laquelle il s’adressait, qu’il faisait ainsi maîtresse de la position, ne s’emparât de l’idée qu’il lui suggérait, et ne la retournât à la fois et contre l’auteur et contre ses rivaux.

Ce fut précisément ce qui arriva.

Les chefs de la majorité, cajolés par Robespierre, sentirent qu’ils pouvaient faire d’une pierre deux coups : c’est ainsi qu’en 1848 la majorité honnête et modérée se trouva en mesure d’éconduire l’un après l’autre le parti du National et le parti de la Réforme. Au moment décisif, ils abandonnèrent le dictateur, qui devint la première victime de sa propre réaction. Comme Robespierre avait frappé Danton, comme il voulait frapper encore Cambon, Billaut-Varennes, et autres ; les modérés de la Convention, sur lesquels il avait compté, et qui en effet ne trompèrent pas son attente, le frappèrent lui-même ; les autres vinrent après. Le Gouvernement indirect, délivré de son plus rude adversaire, Danton, et de son plus hargneux compétiteur, Robespierre, put reparaître.

On a dit que Robespierre aspirait à la dictature, d’autres qu’il voulait le rétablissement de la royauté. L’une de ces accusations réfute l’autre. Robespierre, qui n’abandonnait pas plus ses convictions qu’il ne renonçait à sa popularité, aspirait à être chef du Pouvoir exécutif dans un Gouvernement constitutionnel. Il eût accepté une place au Directoire ou au Consulat ; il eût été de l’opposition dynastique après 1830 ; nous l’eussions vu après février approuver le Gouvernement provisoire : sa haine des athées, son amour instinctif des prêtres, l’auraient fait voter pour l’expédition de Rome.

Que ceux-là donc qui, avec plus de bonne foi que de prudence, suivant la trace de Danton, reprennent aujourd’hui la thèse du Gouvernement direct ; qui, comme Danton encore, rappellent au peuple ses imprescriptibles droits et lui crient : Plus de Dictateurs, plus de Doctrinaires ! que ceux-là ne l’oublient pas : la Dictature est au bout de leur théorie, et cette Doctrine, dont ils ont tant d’effroi, c’est celle du traître justement puni de thermidor. Le Gouvernement direct n’est autre chose que la transition, dès longtemps connue, par laquelle le peuple, fatigué des manœuvres politiques, vient se reposer dans le gouvernement absolu, où l’attendent les ambitieux et les réacteurs. Est-ce qu’au moment où j’écris ces lignes la pensée d’une dictature n’est pas lancée déjà parmi le peuple, accueillie des impatients et des timides ? Est-ce que les mêmes que nous voyons combattre à la fois, tantôt sous l’invocation de Robespierre, tantôt en haine de ce nom, et le Gouvernement direct et l’anarchie, nous ne les avons pas vus tous, le lendemain de février, arrêter l’explosion des libertés, donner le change aux aspirations populaires, voter le rappel des prétendants, partout, toujours, payer en paroles et en calomnies ce que le peuple leur demandait en actes et en idées ?

J’ai plus d’un ami parmi les hommes qui suivent, ou plutôt qui croient suivre en ce moment la tradition jacobine : c’est pour eux surtout que j’écris ces lignes. Que la ressemblance des temps leur découvre enfin ce que jusqu’à ce jour il leur était difficile, peut-être, de soupçonner, la signification du 9 thermidor et la pensée de Robespierre.

De même qu’en 93 ceux qui se paraient avec le plus d’affectation du titre de révolutionnaires ne voulaient pas qu’on agitât les questions de propriété et d’économie sociale, envoyant à l’échafaud les anarchistes qui réclamaient pour le peuple des garanties de travail et de subsistance ; de même aujourd’hui, en pleine révolution, les continuateurs, avoués ou secrets, du jacobinisme se retranchent exclusivement dans les questions politiques, évitent de s’expliquer sur les réformes économiques, ou, s’ils y touchent, c’est pour débiter quelques préceptes innocents de fraternité rapportés des agapes de Jérusalem. Tous ces coureurs de popularité, saltimbanques de révolution, ont pris pour oracle Robespierre, l’éternel dénonciateur, à la cervelle vide, à la dent de vipère, qui, sommé d’articuler ses plans, d’indiquer ses voies et moyens, ne savait jamais que battre en retraite devant les difficultés, en accusant des difficultés ceux-là mêmes qui lui demandaient des solutions. Ce rhéteur pusillanime, qui en 90, de peur de se brouiller avec la cour, désavouait une plaisanterie tombée de ses lèvres et rapportée par Desmoulins ; qui en 91 s’opposait à la déclaration de déchéance de Louis XVI et blâmait la pétition du Champ-de-Mars ; qui en 92 repoussait la déclaration de guerre, parce qu’elle eût donné trop de considération aux Girondins ; qui en 93 combattait la levée en masse ; qui en 94 recommandait au Peuple, en tout et partout, de s’abstenir ; qui toujours contrecarrait, sans les entendre, les plans de Cambon, de Carnoy, de tous ceux qu’il appelait dédaigneusement les gens d’expédition, ce calomniateur infatigable de tous les personnages qu’il enviait et pillait, devait servir, cinquante ans plus tard, de patron à tous les révolutionnaires ahuris, servant leur cause comme ces chevaux boiteux qu’on attache derrière la voiture servent à la tirer. Dites-nous donc une fois, ô vous tous disciples du grand Robespierre, comment vous comprenez la Révolution ? Vos voies et moyens ?

Hélas ! on n’est jamais trahi que par les siens. En 1848, comme en 1793, la Révolution eut pour enrayeurs ceux-là mêmes qui la représentaient. Notre républicanisme n’est toujours, comme le vieux jacobinisme, qu’une humeur bourgeoise, sans principe et sans plan, qui veut et ne veut pas ; qui toujours gronde, soupçonne, et n’en est pas moins dupe ; qui ne voit partout, hors de la coterie, que factieux et anarchistes ; qui, furetant les archives de la police, ne sait y découvrir que les faiblesses, vraies ou supposées, des patriotes ; qui interdit le culte de Châtel et fait chanter des messes par l’archevêque de Paris ; qui, sur toutes les questions, esquive le mot propre, de peur de se compromettre, se réserve sur tout, ne décide jamais rien, se méfie des raisons claires et des positions nettes. N’est-ce pas là, encore une fois, Robespierre, le parleur sans initiative, trouvant à Danton trop de virilité, blâmant les hardiesses généreuses dont il se sent incapable, s’abstenant au 10 août, n’approuvant ni ne désapprouvant les massacres de septembre, votant la constitution de 93 et son ajournement à la paix ; flétrissant la fête de la Raison et faisant celle à l’Être-Suprême ; poursuivant Carrier et appuyant Fouquier-Tinville ; donnant le baiser de paix à Camille Desmoulins dans la matinée et le faisant arrêter dans la nuit ; proposant l’abolition de la peine de mort et rédigeant la loi de prairial ; enchérissant tour à tour sur Sieyès, sur Mirabeau, sur Barnave, sur Pétion, sur Danton, sur Marat, sur Hébert, et puis faisant guillotiner et proscrire, l’un après l’autre, Hébert, Danton, Pétion, Barnave, le premier comme anarchiste, le second comme indulgent, le troisième comme fédéraliste, le quatrième comme constitutionnel ; n’ayant d’estime que pour la bourgeoisie gouvernementale, et le clergé réfractaire ; jetant le discrédit sur la révolution, tantôt à propos du serment ecclésiastique, tantôt à l’occasion des assignats ; n’épargnant que ceux à qui le silence ou le suicide assurent un refuge, et succombant enfin le jour où, resté presque seul avec les hommes du juste-milieu, il essaye d’enchaîner à son profit, et de connivence avec eux, la Révolution. Ah ! je connais trop ce reptile, j’ai trop senti le frétillement de sa queue pour que je ménage en lui le vice secret des démocrates, ferment corrupteur de toute république, l’Envie. C’est Robespierre qui en 94, ouvrant la porte à ceux qu’on appela depuis thermidoriens, a perdu la Révolution ; c’est à l’exemple et sur l’autorité de Robespierre que le socialisme, en 1797 et 1848, a été proscrit ; c’est Robespierre qui, aujourd’hui, nous ramènerait à un nouveau brumaire, si cette hypocrite et détestable influence n’était à la fin anéantie.

Une révolution est toujours traversée par des partis et des coteries qui travaillent à la dénaturer, pendant que ses adversaires naturels la combattent. Le christianisme a eu, dès le principe, ses hérésies, et plus tard son grand schisme ; la Réforme, ses confessions et ses sectes ; la Révolution française, pour ne citer que les noms les plus fameux, ses Constitutionnels, ses Jacobins et ses Girondins.

La Révolution, au dix-neuvième siècle, a aussi ses utopistes, ses écoles, ses partis, tous plus ou moins rétrogrades, images des types réactionnaires. Là vous trouvez, comme dans les rangs de la réaction, des amis de l’ordre, qui, alors que la résignation la plus profonde règne parmi les démocrates persécutés, se déclarent prêts à marcher contre l’anarchie ; des sauveurs de la société, pour qui la société est tout ce que la Révolution désavoue ; des justes-milieux, dont la politique consiste à faire la part de la Révolution, comme on fait celle de l’incendie ; des radicaux, à qui le jargon révolutionnaire tient lieu d’idées ; des terroristes enfin qui, ne pouvant être des Mirabeaux ou des Dantons, accepteraient l’immortalité des Jourdan Coupe-tête et des Carrier. Aux uns la Constitution de 1848, aux autres le Gouvernement direct, à ceux-ci la Dictature, à ceux-là le Tribunal révolutionnaire ou le Conseil de guerre, servent d’enseigne et de grosse caisse. Du reste, tous ces hommes ont pris position sur l’idée de Gouvernement. Le Pouvoir, quand de toutes parts le Pouvoir s’écroule, est encore la seule idée qui les rallie : dernier trait qui leur prédit leur sort, et nous les montre comme les précurseurs et les victimes de l’exterminateur final, Robespierre.

Le 10 août 1792 la Royauté s’effondrait sous les boulets des faubourgs, que Robespierre et ses Jacobins en étaient encore à la Constitution de 91, baignée du sang des soldats de Nancy et des patriotes du Champ-de-Mars. Ils tiraillaient du haut de leur citadelle parlementaire, se méfiant de ceux qui parlaient de faire sauter et royauté et constitution. Ils ne pardonnèrent jamais aux révolutionnaires hardis, à Danton, qui les avait traînés comme des chiens cagnards à la chasse de la royauté constitutionnelle, dont ils espéraient devenir à leur tour les modérateurs et les maîtres. La Constitution, disait Robespierre, suffit à la Révolution.

La haine de ce parti, qui a bu le sang des meilleurs citoyens, nous poursuit encore. Je puis me réconcilier avec les hommes, parce que je suis comme eux, sujet à faillir ; avec les partis, jamais. Qu’ils continuent donc, car, hélas ! ce n’est pas de sitôt que la Révolution sera délivrée du frein. Nous ferons volontiers à de moins avancés le sacrifice de notre initiative, pourvu que par leurs mains la Révolution s’accomplisse. Nous dirons à Robespierre, comme Thémistocle à Eurybiade : Frappe, satellite du Gouvernement ; frappe, sycophante de la Révolution ; frappe, bâtard de Loyola, tartuffe de l’Être-Suprême ; frappe, mais écoute.