Du principe de l'art et de sa destination sociale/Chapitre XVI

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CHAPITRE XVI


De la prostitution dans l’art. — Sévérité de l’école critique. Vénus et Psyché.


L’artiste a, comme la nature, la faculté de varier à l’infini les formes qu’il produit. Au lieu de chercher la perfection de la figure humaine, il peut employer toutes les figures ; il le doit, dès qu’elles l’aident à réaliser le but supérieur de l’art : l’éducation du genre humain. En autres termes, son principe doit être : Substitution de l’idéalisme de l’idée à l’idéalisme de la forme.

Du premier coup d’œil on saisit l’importance de cette transformation, qu’avait entrevue Rembrandt lorsqu’il disait : Quand je cesse de penser, je cesse de peindre. L’absence d’idée, la faiblesse du principe moral chez l’artiste lui font complètement perdre l’intelligence de ses sujets. Uniquement préoccupé de la forme, pourvu que ses figures soient belles, il s’inquiète peu que son œuvre soit à contre-sens de la vérité ou de la moralité du thème dont il s’inspire.

J’ai vu, par exemple, bien des Séductions de Joseph, bien des Suzanne au bain ; or, je n’ai pas rencontré une seule de ces peintures qui répondît au sujet.

Pour peu que madame Putiphar soit jolie, on se dit, malgré soi, que Joseph est un sot ; et la leçon morale tirée de l’Écriture sainte devient une provocation à l’adultère, par l’agacement même qu’elle cause. D’où vient cet échec perpétuel ? De ce que les artistes n’ont jamais su qu’une chose : éveiller la concupiscence par les yeux, sans savoir le premier mot de ce qu’il faudrait pour commander, par le même moyen, la retenue. Quand on est artiste médiocre, on ne se risque pas à de telles difficultés. Le peintre s’est dit, au contraire : Plus ma femme sera belle, plus par cela même ressortira la vertu de Joseph. — Mais cette vertu a besoin d’appui, de motifs, d’une protection d’en haut, c’est-à-dire de la conscience, et vous ne nous le faites pas voir. Il faut qu’à une image lascive il y en ait une autre qui s’oppose et décide le jeune homme.

Quand les anciens ont peint Hercule entre la Vertu et la Volupté, ils ont compris la difficulté : si la Vertu était absente ou manifestée par un logogriphe, par une belle maxime, Hercule succomberait. Mais qu’ont-ils fait ? Ils ont personnifié la Vertu elle-même, ils l’ont montrée au héros dans sa beauté héroïque. Dès lors, tout est dit : Hercule préfère la Vertu : c’est tout simple, elle est plus belle que Vénus même, et nous en ferions tout autant que lui. L’artiste alors serait bien malheureux, bien maladroit, si sa Vertu se trouvait moins belle que sa rivale.

Le même principe doit être suivi pour l’histoire de Joseph. Ici, pas d’allégorie : la femme de Putiphar est une personne réelle, et elle est seule. Que fallait-il lui opposer ? L’image de son époux représentée dans l’appartement, Joseph invoquant l’amitié dont il est honoré, reculant devant une trahison, priant d’un visage consterné la pauvre femme de rentrer en elle-même, - en lui montrant son protecteur, à qui il doit tout. — Au lieu de cela, rien : une belle femme presque nue, haletante d’amour, la gorge au vent, sollicitant de la voix, du regard, de la main, un beau jeune homme qui se refuse, on ne sait, on ne voit, on ne devine pas pourquoi ; sans doute parce qu’il avait fait vœu de virginité ! Et pour rendre la situation plus impossible encore, l’artiste ne manque pas de saisir l’instant où il y a lutte entre les deux personnages, la femme cherchant à retenir de vive force l’inflexible, qui ne craint pas de lui faire violence pour se dégager. Tout cela est absurde.

Dans Suzanne au bain, l’impossibilité est d’un autre genre. Je n’examine pas si l’on doit s’en rapporter au récit biblique, qui veut que Suzanne, une femme du plus haut rang, un modèle de fidélité conjugale et de pudeur, se soit déshabillée toute nue en plein air, seule dans un jardin, pour se baigner. Je ne puis, quant à moi, me figurer Suzanne, pas plus que Lucrèce ou toute honnête femme de notre temps, se mettant en pareil état : toutes se voilent, se dérobent à leurs propres regards. Mais les femmes turques et arabes en usent ainsi, même quand elles se baignent de compagnie. Je passe donc. Voici où commence ma critique.

Il s’agit d’une histoire sacrée et d’un fait cité en exemple à la jeunesse, à toutes les femmes. Suzanne, en un mot, est une héroïne de chasteté, une sainte. S’il en est ainsi et que l’artiste ait compris son sujet, Suzanne toute nue doit inspirer le respect, et ne pas plus éveiller de pensée immodeste que la Vénus de Milo dans sa nudité surnaturelle[1]. Alors on ne comprend plus que les deux sénateurs qui l’observent, contenus l’un par l’autre, frappés dans leur conscience, osent faire leur proposition : c’est impossible, c’est hors du cœur humain, il y a contre-sens. Ce viol à deux sur la personne de Suzanne devient incroyable, et je n’y crois pas. — Mais nous sommes loin de là. Dans les mœurs orientales, dans ces délices trop vantées du harem, la femme qui se montre étant censée faire les avances, on est tenté d’applaudir aux. deux corrupteurs, dont le seul tort en cette occurrence est peut-être de se montrer à deux, tandis qu’un seul eût pu réussir. C’est la brutalité des deux hommes qui fait ici la vertu de Suzanne ; j’y croirais davantage s’il n’y avait qu’un tète-à-tète.

Pourquoi les artistes n’ont-ils seulement jamais soupçonné ces difficultés ? Pourquoi tant de tableaux représentant Suzanne au bain, une Suzanne qui. au lieu d’inspirer le respect’, provoque le désir ? C’est que les artistes, de moins en moins moralistes ou philosophes, ne cherchent plus dans les sujets qu’une occasion de peindre le nu, de montrer des femmes dans une attitude plus ou moins provoquante.

Le culte de la forme était une tentation à laquelle l’humanité devait succomber plus d’une fois ;toujours il a tendu à se substituer au but supérieur de l’art. Il en est de lui comme d’un général qui, après avoir commandé ses concitoyens dans la guerre contre l’étranger, leur demande la couronne, et, au lieu de consacrer leur indépendance, en fait ses sujets ; le but de la guerre cependant n’était pas de produire la royauté ni de récompenser le général, mais d’assurer la liberté. L’adoration de la forme arriva à son plus haut degré d’intensité chez les Grecs, qui l’identifièrent avec leur religion. C’est contre cette idolâtrie que réagit saint Paul en lui opposant son spiritualisme. Le christianisme élève la religion bien au-dessus de l’art. Quant à la synthèse qu’ont essayée les artistes de la Renaissance, elle n’a pu longtemps se soutenir ; l’idée chrétienne baissant de jour en jour, chez les protestants aussi bien que chez les catholiques, le culte de la forme a repris son absolutisme et règne encore aujourd’hui.

L’école critique, en subordonnant la forme à l’IDÉE, ne peut tomber dans les méprises que nous reprochons aux artistes qui n’ont pas de principes. Sans nier aucunement le mérite de la beauté, qu’elle peut se donner le plaisir de chercher et de peindre, l’école critique la rend plus variable, plus significative, et elle fait sortir l’art de ce but étroit et puéril qui consistait à faire des figures sans idée, des corps sans âme. Parvenu à cette hauteur, l’art ne peut plus descendre : bon gré, mal gré, à l’avenir, il faut qu’il pense. L’idéalisme de la forme, bien plus tenace que le polythéisme, est définitivement vaincu ; il ne pouvait l’être que par l’idée.

La beauté ne sera ni avilie ni dédaignée. Seulement, il faut le reconnaître, elle ne règne plus seule ; elle partage avec l’idée, et sa prérogative n’est même pas la plus grande. L’idée peut subsister par elle-même et sans la beauté ; elle ne lassera jamais. La beauté seule n’est rien. C’est ainsi que dans notre société, idéaliste sans doute, mais beaucoup plus rationnelle, positive, critique et pratique qu’il ne semble,une femme vertueuse, intelligente, active, propre, mais sans beauté, trouve vingt maris pour un, tandis qu’une belle personne, si elle n’a que sa figure, ne trouve rien. — Ne séparons plus les deux sœurs, je le veux ; tâchons que l’idée soit belle et la beauté intelligente : par là nous serons à l’abri de toute déception comme de tout regret. Mais le résultat le plus important du criticisme ou de la substitution de l’idéalisme de l’idée à l’idéalisme de la forme, c’est l’affranchissement de l’art de toutes les atteintes de la prostitution.

Vaste sujet qui demanderait un livre, et que je me borne à traiter sommairement.

Il existe un rapport intime entre l’idéal et la volupté ; on peut même dire que celle-ci est fille de celui-là : c’est la jouissance goûtée en artiste, idéalisée. L’idéal excite à la possession. Celui qui rêve la beauté veut l’avoir ; dès qu’il en jouit, son idéalisme devient volupté. L’art, en tant qu’il a pour objet d’éveiller l’idéal, surtout celui de la forme, est donc une excitation au plaisir. Si la passion qu’il excite est l’amour, c’est un agent pornocratique, le plus dangereux de tous.

Aussi voyons-nous qu’excepté au moyen âge, où l’art, réagissant contre l’idolâtrie, s’est fait l’interprète de la spiritualité chrétienne,partout il a été un agent de corruption. Il l’est aujourd’hui autant que jamais. — Le culte multiplié d’Astarté, Aphrodite ou Venus ; les fêtes orgiaques, dyonisiaques ou bacchanales ; les lamentations sur la mort d’Adolis, les jeux floraux, les prostitutions sacrées, le priapisme universel, les poésies érotiques, l’amour vulgivague, omnigame, en sont les monuments. Ajoutons encore les théâtres, les danses, le vin, la bonne chère.— Ainsi tout se tient : le raffinement des arts amène la corruption.

La vérité de ce rapport est si vraie, que le même effet se produit chez les raffinés de la dévotion et chez les raffinés de l’art. Dès l’origine du christianisme, l’idéalisme idolâtrique, aboli quant au dogme chez les néophytes ou païens convertis, prit immédiatement une nouvelle forme, plus licencieuse encore, dans le mysticisme[2]. Les sectes innombrables des gnostiques, les carpocratiens, les adamites, une foule d’autres, ne faisaient guère que continuer, sous le drapeau du Christ, les mystères de l’amour. Ils sont restés en horreur -dans l’histoire. Les flagellants, les quiétistes ou molinistes sont connus. Tout cela est bien le résultat de l’idéalisme. L’art moderne ne fait toujours que cela ; il est d’autant plus corrupteur qu’il n’a pas l’excuse de la religion, de la tradition, de l’indifférence publique et qu’il est en opposition formelle avec la pudeur des mœurs et les tendances morales de l’époque.

Quelle raison de nous donner des Ariane, des Hébé, des Héro, des Sapho, des nymphes ? Pourquoi même des Suzanne, des Ève, des Putiphar ?

A l’exposition de 1863, que je n’ai parcourue qu’une fois d’un pas très-rapide, il y avait dans la grande salle, à la place d’honneur, une figure de femme nue, couchée et vue de dos, que j’ai supposée être une Vénus Callipyge. Tout en exhibant ses épaules, sa taille souple, sa riche croupe, cette Vénus, par un effort de bonne volonté, tournait la tête du côté du spectateur : yeux bleus et malins comme ceux de l’Amour, figure provoquante, sourire voluptueux ; elle semblait dire, comme les trotteuses du boulevard : Veux-tu venir me voir ?

Cette Callipyge est du réalisme, après tout, — je n’examine pas si elle est bien faite ; — et Courbet ne pourrait la renier si l’art n’avait d’autre principe que de reproduire ce qui lui plaît, sans considération de la fin sociale. Mais comment se fait-il que la police, qui refuse les tableaux de Courbet, ait admis cette immoralité ?

Toute peinture voluptueuse, dit-on, toute représentation du vice peut avoir, en dernière analyse, son utilité morale. Pourquoi ne pas admettre cette Callipyge au même titre que les Demoiselles de la Seine ?.— Pourquoi ? Parce que, dans ce dernier tableau, l’intention morale n’est pas douteuse ; parce qu’à côté du vice idéalisé le peintre a mis le correctif dans cette langueur désespérante qui ronge la malheureuse et qui fait entrevoir ses infortunes. Tandis qu’ici il n’y a aucun préservatif : c’est la Vénus vulgivague dans son triomphe.— Comment rendre une telle peinture morale ? Il n’y aurait eu qu’un moyen : c’était de lui mettre un chancre à l’anus. La syphilis et la débauche sont sœurs chez nous ; venez, jeunes gens, et voyez 1 voilà ce qu’il y avait à dire. Mais ici le dégoûtant et l’ horrible eussent fait soulever le cœur et crier anathème. C’était impossible.

Si le jury faisait son devoir quand on lui envoie de pareilles choses, il les renverrait en morceaux. Qu’est-ce qu’un jury qui n’a pas même le sentiment de la pudeur, à qui il faut apprendre que l’art n’est rien en dehors de la morale ?Est-ce que l’Académie des beaux-arts, comme celle des lettres, n’est pas sœur de l’Académie des sciences morales ?... — Mais de quoi vais-je m’aviser ?... On enseigne à l’Académie des sciences morales la doctrine-de Malthus, que l’Académie des beaux-arts montre en effigie. Malthus, ce sont les courtisanes de Pradier et de Clésinger.

Si le public comprenait l’injure qui lui est faite, il mettrait le feu à l’exposition. Les artistes le traiteraient de Vandale ; il les enverrait à Cayenne. Mais le public offensé a perdu toute initiative. Quant à la jeunesse, qui se pique d’en avoir une, elle est réellement complice. Elle, qui donne un charivari à M. About, ne fait rien contre les fornicateurs, rien contre ces lascivetés qui déshonorent non-seulement nos artistes, mais notre société et notre pays ; rien contre ce commerce de peintures licencieuses, de gravures et de photographies obscènes qui font de Paris la grande prostituée des nations, l’empoisonneuse de l’univers.

Toutes les expositions abondent en sculptures et peintures de ce genre, qui, m’assure-t -on, se vendent très bien. La demande détermine la production, disent les économistes. Or que recherche surtout la clientèle des artistes ? Des sujets licencieux.

Une femme, riche et galante, demandait à un artiste de lui décorer un boudoir dans lequel elle verrait son image nue reproduite en autant de situations qu’il en pourrait imaginer. Beaucoup d’argent à gagner ; mais quel échec, quelle insulte pour le talent de l’artiste[3] !

Un peintre m’a raconté qu’un jour un personnage haut placé, qui le protégeait, lui dit, après lui avoir payé le tribut d’éloges que méritait une de ses figures : Tout cela est très-joli, mais pas assez gai ; vous m’entendez ?... — Fort bien !...

Les artistes intelligents sont consternés de cette honte, et ne savent qu’y faire. — Un statuaire à qui je demandais, à mon retour de Belgique, ce qu’il faisait, me répondit d’une voix sombre : Je fais des c...! — Il s’associait injustement à la tourbe des prostitués, ministres de la luxure publique. Je n’ai jamais rien entendu de plus terrible. Il faut être Cambronne ou un artiste de talent aux abois, pour trouver de ces expressions que la vérité ne peut dissimuler, mais que le talent le plus consommé n’ose répéter.

...Un jour, dans le tableau de Vénus et Psyché, refusé en 1864, Courbet a entrepris de faire par la peinture ce que les moralistes Ézéchiel et Juvénal ont fait par la poésie : la satire des abominations de son temps. Mais les moyens du peintre ne sont pas ceux de l’écrivain. Il n’oserait peindre les phallus des Assyriens et des Égyptiens ; il n’oserait montrer Ooliba dans la posture décrite par le prophète : Denudavit quoque fornicationes suas, et discooperuit ignominiam suam ; il ne pourrait nous faire voir Messaline à son vingt-cinquième accouplement ; ni cette autre bramant comme une biche en rut à la vue d’un artiste ; ni celle-ci pissant, au clair de la lune, contre la statue de la Pudeur ; ni celle-là dont il est dit :


Ipsa medullinsefricturn crissantis adorat.


Ces choses sont impossibles à la peinture. Le peintre a donc été forcé de prendre un déguisement. Pas le moindre geste indécent, pas la moindre attitude lubrique, pas même de nudité complète. Une blonde endormie, qu’une jeune fille prendra naturellement pour une Psyché attendant l’Amour ; une brune arrivant dans la nuit, à pas de loup, et la regardant d’un œil qui peut exprimer la jalousie comme autre chose. Les habitants d’Ornans ont dû y voir deux femmes qui, pendant la canicule, ont ôté leurs chemises pour être plus à l’aise et ne pas étouffer. D’autres personnes les ont prises pour des baigneuses.

Il faut être au courant des choses pour comprendre l’artiste. Il faut avoir lu George Sand (Lélia), Théophile Gautier (Mademoiselle de Maupin) : il faut connaître l’hypocrisie d’impudicité de notre époque ; il faut se rappeler qu’on a reproché à Courbet de ne pas savoir, peindre le nu, et que lui reproche à ses critiques de n’estimer dans le. nu que l’image de la volupté. Il faut savoir que Pradier a été appelé le statuaire du quartier Breda ; qu’aux artistes du premier mérite, qui cherchent la beauté noble, héroïque, on demande de jolies choses, des figures délectantes ; que les Lucrèces mourantes fatiguent. Il faut avoir vu les expositions des dernières années ; il faut savoir que M. de Nieuwerkerke a fait acheter à l’empereur une Léda tenant un cygne entre les cuisses...

C’est à tout ce monde que Courbet dit par son tableau : Vous êtes un ramassis de rufiens et de tartufes ; je vous connais, je sais ce que vous voulez et que vos souteneurs vous demandent. Ce n’est pas de peindre le nu que vous vous souciez ; ce n’est pas de la belle nature que vous avez faim ; c’est de saleté. Tenez, voilà comme on peint le nu, et je vous défie d’en faire autant. Et voilà ce que vous cherchez tous, race de pédérastes et de tribades Affranchi du culte absolutiste de la forme, dirigé par l’idée, transformé par la critique,épuré par la morale,l’art rentre aujourd’hui dans sa mission naturelle. C’est en France,dans le pays du droit, qu'il devait trouver son équilibre ... Mais nous laisserons échapper encore cette gloire qui nous est offerte.

L’art, jadis adoré, est destiné de nos jours, s’il poursuit sa route légitime, à éprouver la persécution. Elle est déjà commencée. Les artistes véridiques seront honnis comme ennemis de la forme, et peut-être punis comme outrageant la morale publique, excitant à la haine des citoyens les uns contre les autres.

  1. Mon compatriote, le sculpteur Huguenin, a senti la vérité de cette observation. Sa Suzanne, s’élançant indignée hors du bain aussitôt qu’elle se croit aperçue, n’est pas la femme molle qui s’abandonne à la Providence. Ses formes, légèrement carrées, sont d’un type très-ferme, très-beau et fort rare, type qui donne à tous l’idée de la femme forte et vertueuse. On sent qu’elle ne se taira pas devant la calomnie, qu’elle saura accuser et faire trembler ses accusateurs. Elle semble dire : Les Lâches ! — Ou a envie de détourner les yeux en la voyant, tant sa dignité impose. Une beauté ainsi conçue se fait respecter de suite : on sent que la volonté, la prudence, la conscience, l’énergie, tout est là. Ce n’est pas le type de la plupart des Suzanne.
  2. Nous connaissons tous deux amours. L’un, idéal, éthéré, divin, platonique, uranien, cléste ; tous nous l’avons éprouve : ce qu’il y a de plus héroïque, de plus divin, de plus idéal. C’est celui-là que la raison et la justice recherchent de préférence, le premier à qui l’on doive des autels. Les fiançailles sont délicieuses, divines. Le mariage de la religieuse avec l’époux céleste est une noce spirituelle après laquelle il faudrait que l’âme fût ravie à la terre. Cependant il y a un autre amour sans lequel le premier serait stérile ; amour terrestre, fougueux, passionné, reproducteur de la vie, conservateur de l’amour divin lui-même ; par lequel se forme l’amour conjugal, et d’où naît l’amour maternel. — Dans le mariage, en effet ; existent les deux amours. Il faut l’avouer, nous aspirons à. l’un et à l’autre comme au souverain bien. La volupté nous charme, nous enlève de vive force ; elle a sa légitimité, son droit ; — c’est le démon sans doute, tandis que l’autre amour est l’ange : tous deux’en lutte, en antagonisme ; mais malheur à qui excite le cœur humain au culte de l’un ou de l’autre : il les gâte tous deux. Il faut se taire, n’en parler que par échappées, et se montrer prudent et sobre aussi bien dans l’idéal que dans la passion.
  3. Si j’avais été le peintre, je lui aurais répondu : Faites votre ménage vous-même, madame ; faites-le tous les jours ; ayez des enfants ; et vous verrez votre image plus belle que je ne saurais vous la faire.