Du sucrage des vins

La bibliothèque libre.

DU SUCRAGE DES VINS



Depuis quelques années des causes diverses semblent s’être réunies pour diminuer en France la production du vin. Le phylloxéra, la gelée, la sécheresse, ont amené une diminution notable dans la quantité réelle, et cependant la consommation est restée la même ; elle a plutôt augmenté. Aussi, sous le nom de vin, la population est-elle appelée aujourd’hui à consommer une multitude de liquides dont la plupart n’ont rien de commun avec le jus de raisin et sont des résultats plus ou moins hygiéniques, plus ou moins salubres, de combinaisons chimiques, presque toujours inavouables.

Les personnes qui s’intéressent à la santé du peuple, reconnaissant là un véritable danger, se sont préoccupées de chercher un moyen d’augmenter la quantité des boissons véritablement vineuses, tout en conservant les principes primitifs et en n’introduisant dans les liquides livrés à la consommation aucune substance nuisible à la santé.

Dans ces études faites par des hommes sérieux, il a été constaté que, le vin étant tiré de la cuve, il restait dans le marc, en quantité au moins équivalente à celle qui avait été utilisée pour le premier trait, tous les principes nécessaires à la confection d’un vin véritable, sauf toutefois l’alcool. C’était donc cette base qu’il s’agissait de rendre en quantité suffisante pour reconstituer un véritable vin. Il n’y avait là pour la chimie qu’un problème facile à résoudre, et la solution, demeurée pendant quelques années entre les mains de spéculateurs hardis, est tombée aujourd’hui dans le domaine public et pratiquée généralement dans tous les pays vignobles.

La science, dont l’intervention est toujours le guide le plus certain, a établi des chiffres mathématiques. 1 kil. 700 grammes de sucre raffiné pur mis en contact avec un acide dans des conditions données, produit un degré d’alcool par hectolitre de liquide. Les vins mauvais contiennent de 6 à 7 pour cent d’alcool ; ceux de nos pays, dans les bonnes années, en contiennent de 10 à 11. C’est donc autant de fois 1 kil. 700 de sucre que vous voudrez obtenir de degrés d’alcool qu’il faudra mettre par hectolitre de liquide.

J’ai pensé qu’il vous serait agréable, et peut-être utile, de connaître les détails et le résultat d’une expérience que je viens de faire et dont j’ai suivi méthodiquement toutes les phases. Je vais tâcher de vous les exposer brièvement, et d’une manière intelligible.

Un propriétaire de Brioude a mis dans sa cuve 5 000 kilog. de vendange. Après dix jours de fermentation, il a tiré à la cannelle 3 000 litres ou 30 hectolitres de vin. L’expérience a démontré que la quantité de vin restant dans le marc de la cuve est d’un quart : il restait donc dans le marc dix hectolitres de vin. Au lieu de reconstituer, comme il aurait dû le faire, une quantité de liquide équivalente à celui qui avait été tiré, il s’est contenté de remettre sur sa cuve 15 hectolitres d’eau tiède, dans laquelle il avait fait dissoudre 150 kilog. de sucre, c’est-à-dire dix kilog. par hectolitre. L’ébullition a eu lieu rapidement, s’est calmée au bout de 24 heures, et, après deux jours d’arrosage fait, matin et soir, avec le vin tiré par en bas, il a obtenu un vin marchand, agréable, mais ne contenant qu’une proportion de 7° 80 d’alcool. En effet, la proportion de sucre qu’il avait employée ne fournissait pour la quantité d’eau ajoutée que 5° 80 d’alcool : mais le vin resté dans le marc en contenait 11 0/0, ce qui nous donne bien les proportions que nous avons indiquées plus haut. Ceci est l’expérience de tout le monde, faite un peu à l’aventure et sans règles fixes. J’ai désiré aller plus loin. Lorsque le vin de cette seconde cuve a été tiré, j’ai pris une quantité de marc calculée, comme pouvant donner au pressurage 80 litres de vin, ayant par conséquent fourni, d’après les chiffres donnés plus haut, 240 litres de vin à la cannelle, et j’ai procédé méthodiquement, d’après les données fournies par la science et la pratique.

Le marc a été divisé en deux portions. La première placée au fond de la cuve a été secouée, émiettée, de manière à ne laisser aucune motte entière. Sur ce marc a été posé un fond à claire- voie permettant le passage du liquide et empêchant celui des grappes. À dix centimètres au-dessus de ce fond, des tasseaux cloués à la cuve ont été placés de manière à empêcher le treillage de monter plus haut, ce qu’il n’aurait pas manqué de faire pendant l’ébullition. Sur le treillage a été placé le reste du marc, préparé comme la première portion. Désirant obtenir du vin ayant dix pour cent d’alcool, j’ai donc fait dissoudre dans 240 litres d’eau à 20 degrés, température recommandée, 40 kilog. de sucre. Ces 240 litres ont été versés dans la cuve, puis un fond à claire-voie semblable à celui du milieu, a été posé sur le tout et fixé au moyen de pieds-droits appuyés au plafond. Une heure après, l’ébullition était tellement vive que je fus obligé de raccourcir un peu mes pieds-droits, dans la crainte de voir éclater la cuve. Il était alors onze heures du matin. Le lendemain, l’ébullition était considérable. Pendant deux jours, matin et soir, je tirai à la cannelle environ 200 litres de vin avec lesquels j’arrosai le marc. Le quatrième jour, l’ébullition cessait ;. la cuve se refroidissait, le vin marquait zéro au glycomètre, le travail était donc terminé. Je tirai 240 litres du vin coulé et j’obtins 60 litres de vin de pressoir. Le vin est agréable, d’une saveur franche, et manque seulement un peu de coloration. Distillé à l’appareil Salleron il m’a donné 9° 80 d’alcool. Ce chiffre est exactement celui qui devait être produit par la quantité de sucre, attendu que le vin qui était resté dans le marc contenait seulement 7° 80 d’alcool et a diminué la proportion.

Si nous calculons exactement le prix de revient de ce vin, voici ce que nous obtenons.

Les 60 litres de vin que j’ai laissés dans le marc, et qui étaient de qualité inférieure, peuvent être évalués à 36 fr. l’hectolitre, soit 
21 60
40 kilog. de sucre à 1 fr. 20 
48 »
Manutention et pressurage 
5 »
Total 
74 60
C’est donc une dépense de 
74 60
ou en chiffres ronds 
75 »
Moyennant laquelle j’ai obtenu :
Vin coulé, que j’évalue à 40 francs l’hectolitre, 240 litres, soit 
96 »
Vin de pressoir, 60 litres à 36 fr. 
21 60
Total 
117 60
Dépenses 
75 »
Bénéfice 
42 60

Le produit de cette fabrication, faite exclusivement avec du sucre transformé en alcool et les principes contenus dans le marc de raisin, ne renferme aucune substance nuisible à la santé. C’est du vin aussi hygiénique que le produit direct de la vendange. Il faut seulement observer que cette fabrication ne peut être avantageuse que tant que le vin se maintiendra à des prix élevés ; s’il revenait à des cours modérés, la dépense restant sensiblement la même, il n’y aurait plus d’avantage réel à faire du vin de sucre, dont le prix de revient serait aussi élevé que le vin de production directe.

Dans notre pays, où le produit des vignes est en partie employé à faire du vin blanc, le sucrage, immédiatement après cette première opération, présenterait des avantages très grands dont les pays producteurs de vin blanc, avec du raisin rouge, ont su tirer un excellent parti. La matière colorante et le tannin, restés en totalité dans le marc, peuvent alors fournir, avec l’alcool du sucre, un vin de qualité supérieure à celui qu’on aurait obtenu directement par le cuvage de la vendange. C’est une expérience que nous engageons les viticulteurs de nos pays à tenter, et nous sommes convaincu qu’ils en obtiendront un résultat avantageux et lucratif.

Docteur Langlois.