Du vert au violet/Le Magasin d’Idées

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Du Vert au VioletAlphonse Lemerre, éditeur (p. 61-63).
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LE MAGASIN D’IDÉES



Dans un vieux quartier de la ville, j’aperçus une étrange petite boutique où nul étalage et nulle enseigne n’attiraient les regards, et dans laquelle aucun marchand n’épiait les promeneurs.

J’entrai. Un homme dont je ne pus voir que la silhouette, tant l’ombre était impénétrable autour de nous, apparut sans bruit.

« Que pouvez-vous bien vendre ici ? lui demandai-je dans l’irréflexion de ma surprise.

— Des idées, me répondit-il d’un ton très simple. »

Il prit un coffret et, semblant remuer de la poussière :

« Seriez-vous utopiste, par hasard ? Pardon de l’indiscrétion. Voulez-vous des idées de paix et de bonheur universels ? Elles ne sont pas chères et j’en vends beaucoup en ce moment. Tenez, en voici tout un lot pour 2 fr. 50 »

Et, devant mon geste de refus :

« Ah ! vous avez raison : je ne garantis pas leur solidité. Voici maintenant une idée de financier, mais elle est extrêmement rare et coûteuse. Je ne pourrais pas vous la céder à moins de trois mille francs.

— Diable ! fis-je, trois mille francs, c’est… »

Il m’interrompit avec calme.

« Une idée moins neuve que celle-ci a fait la fortune d’un fondateur de trusts américains. Je n’en profite pas personnellement, parce que cela m’ennuierait trop d’être riche. Je perdrais mes amis et la considération du quartier. »

Quelque chose comme un reflet d’or brillait entre ses doigts.

« Maintenant, si, comme moi, vous méprisez l’opulence, ou si, ce qui est plus probable, cette idée vous semble d’un prix trop élevé, voici, à très bon compte, un songe de poète. Trois sous, cela est raisonnable, ne trouvez-vous pas ? »

Et il me montra une lueur d’arc-en-ciel emprisonnée dans une boîte de couleurs.

« Enfin, comme vous me paraissez appartenir à la clientèle sérieuse, je vous propose, (sa figure se plissa d’une grimace qui aurait pu être un sourire,) je vous propose une magnifique idée de libertin, tout à fait inédite, vous savez, et d’un raffinement exceptionnel. Je vous la laisserais à mille francs. Elle vaut davantage, mais c’est pour que vous reveniez souvent m’en acheter d’autres. J’en ai véritablement une collection sans pareille.

— Oui, dis-je, mais quelques-unes de vos marchandises me paraissent bien usées.

— Ah ! répondit-il avec orgueil, celles-là, comme les meubles antiques, sont justement les plus appréciées par ma clientèle. Mais ne voyez-vous rien qui puisse vous satisfaire ?

— Je désire une idée que vous ne pourrez jamais me vendre : une idée personnelle. »