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Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 15

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Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 95-100).

XV

UN COCHER GÉOGRAPHE M’APPREND QUE JE SUIS NÈGRE


J’étais confondu de la science de Michel ; Michel savait par cœur le Dictionnaire d’histoire naturelle.

Un jour, je faisais, avec un de mes amis, des courses en cabriolet.

C’était du temps des vieux cabriolets, dans lesquels on se trouvait côte à côte avec le cocher.

Je ne sais comment il se fit que j’eus l’occasion de dire à cet ami que j’étais du département de l’Aisne.

— Ah ! vous êtes du département de l’Aisne ? fit le cocher.

— Oui. Y a-t-il quelque chose là dedans qui vous désoblige ?

— Non, Monsieur, tout au contraire.

La question du cocher et sa réponse étaient également obscures pour moi.

Pourquoi ce cocher s’était-il écrié en apprenant que j’étais du département de l’Aisne ? et pourquoi lui était-il plus agréable, — son tout au contraire me portait à le croire, — pourquoi lui était-il plus agréable que je fusse de ce département-là que d’un des quatre-vingt-cinq autres ?

C’étaient là des questions que je lui eusse bien certainement faites si j’avais été seul avec lui ; mais, tout préoccupé de ce que me disait mon voisin, je laissai ma curiosité partir au galop, et, comme notre cheval ne marchait que le pas, elle prit une telle avance sur nous, que je ne la rejoignis point.

Huit jours après, je repris un cabriolet à la même station.

— Ah ! ah ! fit le cocher, c’est monsieur qui est du département de l’Aisne.

— Justement ! et c’est vous qui m’avez conduit il y a huit jours ?

— En personne. Où faut-il vous mener aujourd’hui, notre bourgeois ?

— À l’Observatoire.

— Chut ! Monsieur, ne parlez pas si haut.

— Pourquoi cela ?

— Si mon cheval vous entendait !… Hue ! Bijou ! Ah ! Monsieur, en voilà un qui, s’il a jamais dix milles livres de rente, n’achètera pas de cabriolet !

Je regardai l’homme.

— Pourquoi m’avez-vous demandé si j’étais du département de l’Aisne ?

— Parce que, si monsieur avait été seul et en train de causer, nous aurions causé du département de l’Aisne.

— Vous le connaissez donc ?

— Ah ! je crois bien ! un fier département ! Le département du général Foy, de M. Méchin, de M. Lherbette et de M. Demoustier, l’auteur des Lettres à Émilie sur la mythologie.

Comme vous le voyez, chers lecteurs, j’étais complètement oublié dans la nomenclature des hommes illustres du département.

Cela me disposa assez mal en faveur du cocher.

— Que connaissez-vous dans ce département de l’Aisne ?

— Je connais tout.

— Comment, vous connaissez tout ?

— Tout.

— Connaissez-vous Laon ?

Je prononçais Lan.

— Laon, vous voulez dire ?

Et il prononçait La-on.

— Laon ou Lan, c’est la même chose ; seulement, on écrit Laon et l’on dit Lan.

— Dame, je prononce comme on écrit.

— Vous êtes pour l’orthographe de M. Marle ?

— Je ne connais pas l’orthographe de M. Marle ; mais je connais Laon, — le Bibrax des anciens et le Laudanum' du moyen âge… Eh bien, qu’est-ce que vous avez à me regarder comme cela ?

— Je ne vous regarde pas : je vous admire !

— Oh ! gouaillez tant que vous voudrez : vous n’empêcherez pas que je ne connaisse Laon et tout le département de l’Aisne, avec sa préfecture. À preuve qu’il y a une tour bâtie par Louis d’Outre-mer, et qu’on y fait un immense commerce d’artichauts.

— Je n’ai rien à dire contre cela, c’est la vérité du bon Dieu, mon ami. Et Soissons ? connaissez-vous Soissons ?

— Soissons, — Noviodunum, — si je connais Noviodunum, je le crois bien !

— Je vous en fais mon compliment : je connaissais Soissons, mais je ne connaissais pas Noviodunum.

— Mais c’est la même chose. — verjus vert. — C’est là qu’il y a la cathédrale de Saint-Médard-grand-Pissard. Vous savez, notre bourgeois, que, quand il pleut le jour de la Saint-Médard, il pleut quarante jours. Ça devrait être le patron des cochers de cabriolet. Si je connais Soissons !… bon, bon, bon, vous demandez si je connais Soissons, patrie de Louis d’Héricourt, de Collot d’Herbois, de Quinette ; où Clovis a vaincu Siagrius, où Charles Martel a battu Chilpéric, où le roi Robert est mort ; chef-lieu d’arrondissement ; six cantons : Braisne-sur-Vesle, Oulchy-le-Château, Soissons, Vailly-sur-Aisne, Vic-sur-Aisne, Villers-Cotterêts…

— Ah ! et Villers-Cotterêts, le connaissez-vous ? m’écriai-je, espérant le prendre sans vert à l’endroit de mon pays natal.

Villerii ad Cotiam retiæ. — Si je connais cela ! Villers-Cotterêts, ou Coste de Retz, gros bourg.

— Oh ! petite ville, réclamai-je.

— Gros bourg, je le répète.

Et, en effet, mon homme le répétait avec tant d’assurance, que je vis que je ne gagnerais rien à essayer de lutter contre lui. D’ailleurs, j’avais la conscience que je pouvais bien avoir tort.

— Gros bourg, soit, repris-je.

— Oh ! il n’y a pas de soit, ça est. Si je connais Villers-Cotterêts : forêt de 25 000 hectares ; 2 692 habitants ; vieux château du temps de François Ier, aujourd’hui dépôt de mendicité, patrie de Charles-Albert Demoustier, auteur des Lettres à Émilie sur la mythologie

— Et d’Alexandre Dumas, ajoutai-je timidement.

— D’Alexandre Dumas, l’auteur de Monte-Cristo, des Mousquetaires !

Je fis un signe d’assentiment.

— Non, fit le cocher.

— Comment, non ?

— Je dis non.

— Vous dites qu’Alexandre Dumas n’est pas né à Villers-Cotterêts ?

— Je dis qu’il n’y est pas né.

— Ah ! par exemple, voilà qui est un peu fort !

— Tant que vous voudrez. Alexandre Dumas n’est pas de Villers-Cotterêts ; d’ailleurs, il est nègre.

J’avoue que je restai abruti. Cet homme me paraissait si fort sur tout le département de l’Aisne, que j’eus peur de me tromper. Puisqu’il affirmait si positivement la chose, cet homme qui connaissait le département sur le bout de son doigt, il était possible, à tout prendre, que je fusse nègre et né au Congo ou au Sénégal.

— Mais, lui dis-je, vous y êtes donc né, vous, dans le département de l’Aisne ?

— Moi, je suis de Nanterre.

— Vous l’avez donc habité, le département de l’Aisne ?

— Jamais.

— Vous y avez été au moins ?

— Jamais, au grand jamais.

— Alors, comment diable connaissez-vous le département de l’Aisne ?

— La belle malice ! tenez.

Il me présenta un livre en lambeaux.

— Qu’est-ce que ce livre-là ?

— C’est toute ma bibliothèque du grenier à la cave.

— Diable ! il paraît que vous la consultez souvent ?

— Je ne lis que cela depuis vingt ans.

— Mais vous le lisez beaucoup, à ce qu’il parait ?

— Que voulez-vous que l’on fasse quand on ne marche pas ? et les temps sont si durs, qu’on est la moitié du temps à la station.

J’ouvris le livre, curieux de savoir quel titre pouvait porter un volume qui avait eu le privilège de suffire pendant vingt ans à la distraction d’un homme.

Et je lus :

Statistique du département de l’Aisne.