Dupleix et l’Inde française/2/5

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Ernest Leroux (2p. 151-166).


CHAPITRE V

Le Commerce d’Inde en Inde.


Avantages du commerce d’Inde en Inde. La Compagnie s’en désintéresse.
Achem. — Bassora et Bender Abbas. — La Chine. — Manille. — Moka. — Le Pégou. — Les Îles.


Le commerce d’Inde en Inde était, comme on le sait, celui qui se faisait au delà du Cap de Bonne-Espérance jusque dans les mers de Chine. La Compagnie s’y intéressait quelquefois, mais en principe il était pratiqué par les particuliers et par les employés de la Compagnie qui avaient des fonds nécessaires pour y participer. Dumas en appréciait ainsi les avantages, dans une lettre à la Compagnie du 1er octobre 1737 :

« La nation anglaise retire deux avantages de ses établissements aux Indes : le premier est le bénéfice que les négociants de la nation ramassent pour leur commerce particulier et qu’ils rapportent ensuite dans leur patrie. Le commerce particulier rend les colonies vivantes et florissantes ; il augmente les droits et les revenus des établissements et enfin il sert de débouché aux marchandises qui, s’étant trouvées de qualité inférieure, n’ont pu entrer dans les cargaisons d’Europe, sans quoi elles demeureront à la charge des marchands malabars de Pondichéry qui ne sont point en état d’être surchargés d’une quantité considérable de marchandises de rebut. »

Ce commerce, d’après lui, ne pouvait nuire à celui de la Compagnie :

« Les 15/16 des marchandises qui composent les cargaisons d’Europe ne peuvent servir à aucun des commerces particuliers de l’Inde comme Perse, Moka, Chine ou Manille et s’ils servent de débouché aux marchandises de rebut, ce n’est qu’au moyen de bas prix auxquels les marchands les donnent ou bien ces marchands les envoient à fret pour leur compte, aimant mieux tenir une valeur, quelle qu’elle puisse être, que de les laisser pourrir dans leurs magasins. »

La Compagnie, avons-nous dit, s’y intéressait quelquefois, dans le légitime espoir de faire fructifier ses capitaux et ses espérances étaient rarement déçues ; mais comme les conditions du marché pouvaient changer d’une année à l’autre sans qu’elle put prévoir si ce serait à son profit ou à son désavantage, elle s’engageait toujours un peu à l’aventure. Aussi n’est-il point étonnant que sous des impressions successives et souvent contradictoires, tantôt elle ait voulu s’intéresser aux armements dans des proportions parfois très appréciables et tantôt n’y avoir aucune participation, même légère. En 1741, la note était pessimiste. La Compagnie signifia au Conseil supérieur qu’elle ne voulait plus prendre part au commerce particulier et qu’elle retirait tous les fonds qui pouvaient s’y trouver engagés[1]. Ce retrait fut difficile et n’était pas encore achevé en 1747 ; à ce moment, la Compagnie avait encore à retirer 5.150 pagodes d’armements effectués depuis 1788 et Dupleix lui faisait savoir à la date du 31 janvier 1747 qu’elle ne devait pas compter retirer grand’chose de cette somme ; les armateurs des navires étaient morts ou insolvables.

Mais telle était la mobilité de ses principes que nous la voyons en 1744 s’intéresser pour 3.456 pagodes dans l’armement-d’un navire indien pour Manille, le Maure ou Mamet-Cha, qui fut d’ailleurs pris l’année suivante par les Anglais.

La déclaration de guerre suspendit naturellement tous les concours même éventuels de la Compagnie, comme elle porta aussi un coup sensible au commerce des particuliers dans l’Inde. Les négociants disposés jusque-là à former des sociétés pour les divers comptoirs prièrent le Conseil supérieur de prendre leurs fonds pour le compte de la Compagnie, moyennant un intérêt à leur servir. Pour engager leur avoir sur mer, ils n’avaient plus en effet d’autres moyens que les convois que la Compagnie pourrait former : car ils n’avaient pas d’équipages et ils ne pouvaient par conséquent armer en course et participer aux prises que les autres navires pouvaient faire et récupérer par là les pertes dont ils pourraient être eux-mêmes les victimes. Et comme le commerce extérieur était celui qui les enrichissait le plus, ils se voyaient à la veille d’être sinon ruinés, du moins fort appauvris, si la guerre se prolongeait.

Les affaires furent toutefois moins mauvaises qu’on ne pouvait le redouter. Il était relativement aisé à Pondichéry et à Chandernagor de connaître les mouvements des escadres ennemies ; même divisées, elles ne pouvaient toujours se trouver en même temps à Sumatra, à l’embouchure de l’Hougly, à la côte Coromandel et à celle de Malabar ; à la faveur de leur absence ou de leur dispersion, il nous fut parfois possible d’armer et de faire sortir quelques navires, qui entretinrent des relations avec nos comptoirs les plus éloignés. Toutefois le procédé le plus sûr consista à se servir de navires neutres, principalement portugais, en prenant soin de déguiser soigneusement sa nationalité. Aussi n’y eut-il jamais interruption complète du commerce pendant toute la durée de la guerre, mais un ralentissement plus ou moins considérable des affaires ou une suspension plus ou moins prolongée des opérations.


Achem. — Les relations avec Achem étaient assez régulières et le plus souvent effectuées avec des navires d’Europe, arrivés en juin ou juillet et qui repartaient en janvier ; le voyage d’Achem se faisait dans l’intervalle.

La Paix, le Duc d’Orléans, le Comte de Toulouse, le Duc d’Orléans (à nouveau), et le Lys se succédèrent ainsi de 1738 à 1742. Le bénéfice net de leurs opérations était assez appréciable : 5.105 pagodes par la Paix et 4.235 par le premier Duc d’Orléans. Le Comte de Toulouse rapporta le 30 décembre 1740, 180 chevaux, 20 sacs de salpêtre, 700 paquets de rotin et diverses marchandises. Quand nous ne les payons pas on argent, nous donnions en échange la pacotille courante de l’Europe, ou l’opium du Bengale.

Les comptes avec le roi du pays n’étaient pas toujours d’un règlement facile et nous étions souvent obligés de nous faire justice nous-mêmes. On saisissait alors quelques effets appartenant au roi et on venait les vendre à Pondichéry. Il semble au surplus que le pouvoir royal ait été fort instable et que les révolutions de palais aient été fréquentes. Le souverain n’avait pas grande autorité et on pouvait sans inconvénient ne pas le considérer comme une majesté redoutable. En 1742, Dupleix lui envoya Vincens et la Touche, subrécargues du Lys, pour régler avec lui d’anciens comptes (Ariel, 8933, p. 464).

Bassora et Bender Abbas. — La Compagnie s’était décidée en 1738 à créer un consulat à Bassora et à tenter un établissement provisoire à Bender Abbas. Le premier consul désigné, Jogues de Martinville, ancien second des comptoirs de Mahé et de Cassimbazar, était mort à la peine le 8 novembre 1741, comme Bellegarde et Beaumont, établis conjointement à Bender Abbas, étaient morts à leur poste les 9 et 29 octobre 1740.

Gosse, sous-marchand des Indes et chancelier du consulat, succéda intérimairement à Martinville jusqu’au 25 août 1742 ; il fut remplacé à ce moment par Otter, un savant d’origine suédoise que la Bibliothèque du roi avait envoyé en Perse pour y acheter des vieux livres et manuscrits. Après un séjour d’environ deux ans à Ispahan, Otter était venu à Bassora, où Martinville l’avait employé comme interprète. C’était un esprit judicieux et avisé et sa connaissance des langues du pays nous rendit les plus grands services. Il ne désirait pas le poste qu’on lui confia et ne chercha que faiblement à s’y maintenir. Gosse, qui avait repris la chancellerie mais soutenait que le consulat ne pouvait être attribué qu’à un employé de la Compagnie, lui fit une opposition constante et malveillante, et comme il était neveu de Saintard, l’un des directeurs de la Compagnie, ses intrigues remportèrent et le 8 mai 1743, il remplaça Otter, rappelé en France[2].

Le consulat de Bassora n’était pourtant guère enviable. La ville et le pays étaient malsains ; le commerce n’était pas toujours prospère et les conditions de l’existence étaient quelquefois pénibles. Le consul était tenu à certaines dépenses de représentation et ses appointements, même accrus du droit de 2 % sur les ventes, n’étaient pas toujours suffisants pour y faire face. Gosse passa son temps à demander à la Compagnie qu’on lui donnât plus d’argent. Celle-ci n’était pas en principe hostile aux relèvements de solde ou de crédit ; mais elle n’avait jamais considéré le consulat de Bassora que comme une expérience et l’expérience n’était pas heureuse. Aux aléas habituels du commerce étaient venues s’ajouter l’insécurité produite par les guerres constantes de Nadir-Cha, roi de Perse, et les menaces d’hostilités avec l’Angleterre. Ni le présent ni l’avenir ne paraissaient assurés. Aussi, loin de donner satisfaction à Gosse, la Compagnie décida-t-elle de supprimer le consulat lui-même et prescrivit-elle (26 mai 1744) au Conseil de Chandernagor de s’entendre avec les capitaines des navires pour ramener dans l’Inde Gosse et son personnel.

Leur départ fut moins facile qu’on ne pourrait le supposer. Les consuls ou agents des compagnies européennes en Orient et dans l’Extrême-Orient ne pouvaient quitter leurs postes sans une autorisation expresse ou tacite des puissances au milieu desquelles ils étaient établis. N’étaient-ils pas pour elles les garants de la continuation du commerce et de l’acquittement des dettes, les meilleurs contribuables pour les droits de douane, et les victimes résignées des exactions qu’il plaisait aux autorités locales de nous imposer pour augmenter leurs recettes ?

Gagné sans doute par quelque cadeau, le mousselem ou gouverneur turc de Bassora ne s’opposa pas au départ de Gosse, qui s’embarqua le 15 juillet 1745, mais il nous fallut laisser un employé pour liquider les affaires en cours. Cet employé, nommé Dumont, resta encore deux ans à son poste de sacrifice et il acheva en effet d’y régler les comptes de la Compagnie, recouvrements de créances et ventes de marchandises. Bassora étant une ville d’observation politique non moins que de commerce, Dupleix n’était pas d’avis qu’on cessât d’y avoir un représentant permanent, fut-il ou non consul. Ses vues qu’il exposa à la Compagnie par lettre du 31 janvier 1747 ne furent pas contrariées ; on le laissa libre d’agir comme il l’entendrait, mais au cours de cette correspondance Dumont était rentré à Pondichéry[3].

On ne revint pas toutefois à l’état de choses qui régnait avant 1738, où les Carmes remplissaient les fonctions consulaires, sans rien entendre au commerce. Dumont, au moment de son départ, leur confia tous les papiers concernant les privilèges de la nation, mais ils devaient à leur tour les remettre aux premiers capitaines ou subrécargues français qui arriveraient à Bassora. Ce seraient eux qui, pendant la durée de leur séjour, seraient chargés des affaires de la Compagnie et des particuliers, l’opération se renouvelant chaque année avec de nouveaux venus.

Le commerce des draps et des toiles était le plus important qui se fit à Bassora, puis venait celui du fer et du café. Les marchandises de retour étaient peu nombreuses et venaient surtout de Perse : c’étaient du cuivre, du blé, du vin de Chiraz, de l’eau-de-rose, des fruits secs, des perles, un peu d’ambre, mais surtout de l’argent. Les attaques incessantes des Arabes du désert, non moins que l’avidité des gouverneurs turcs, étaient un obstacle permanent à la sécurité des transactions.

Moins encore que celui de Bassora, l’établissement de Bender-Abbas n’avait donné les résultats espérés ; les gouverneurs persans étaient encore plus exigeants que les gouverneurs turcs et la Compagnie ne connaissait pas la mort de Bellegarde et Beaumont qu’elle avait déjà supprimé leur poste. En attendant que le comptoir fut officiellement abandonné — et il ne le fut qu’en 1743 — les affaires furent gérées par un simple employé du nom de Duplessis. L’abandon de Bender-Abbas ne signifiait pas qu’on renonçait au commerce ; seulement on le ferait suivant l’ancien usage. On essaierait de se débarrasser de la cargaison durant l’escale d’un navire, et si le temps manquait, un subrécargue resterait jusqu’à l’année suivante pour liquider les quantités invendues.


Chine. — Le commerce de Chine se faisait surtout de France par des navires allant à Canton avec quelques marchandises et environ 200.000 livres de matières d’argent. Ces matières étaient échangées contre de l’or et l’on gagnait à cette opération 30 à 40 % de bénéfice. Quand les Chinois s’en furent aperçus, — vers l’an 1735 — ils eurent soin, à l’arrivée des vaisseaux d’Europe, d’augmenter le prix de l’or, qui devint aussitôt plus rare et ne servit plus qu’à des transactions complémentaires quand les autres emplettes étaient terminées. Mais quand les navires étaient partis, l’or retrouvait son cours normal : le marc de cette matière ne valait plus que 10 marcs argent et on essayait de les revendre 12 ½ et même 13 marcs aux différentes nations qui avaient besoin de faire des expéditions en Europe. On le fournissait dans les mêmes conditions à la Compagnie sous le prétexte de lui procurer de quoi compléter ses cargaisons.

Les navires de France allant en Chine ou en revenant ne touchaient pas toujours à Pondichéry, mais on pouvait faire des armements directs dans l’Inde ; seulement il fallait d’assez gros capitaux — au moins 100.000 livres — et des bateaux assez résistants pour pouvoir naviguer dans les mers d’Extrême-Orient, où, au temps de la navigation à voile, les orages étaient parfois si dangereux[4]. Dupleix, directeur du Bengale, n’avait jamais trouvé les fonds ni les bateaux nécessaires pour entreprendre le voyage et avait dû s’associer à Dumas qui lui-même n’avait pas toujours rencontré à Pondichéry les concours dont il aurait eu besoin.

Les produits que l’on tirait de Chine consistaient surtout en thé de différentes qualités, porcelaine, rhubarbe, soie écrue de Nankin, étoffes de soie, comme gourgourans et damas pour habits et pour meubles, péquins, satins, éventails, vernis, borax, gomme-goutte, encre de Chine, papiers peints, rotins, etc.

Il n’était pas toujours aisé de se les procurer. Les Chinois nous recevaient avec plus de réserve que les autres Orientaux et il y avait toujours dans leur attitude comme une hostilité latente. C’étaient d’autre part des négociants très retors, dont les procédés commerciaux variaient et se nuançaient à l’infini. On ne pouvait guère passer avec eux un marché convenable sans les avoir longuement fréquentés. Aussi la question se posait-elle de savoir si l’on devait entretenir à Canton des agents qui y resteraient en permanence pour achever la vente de nos marchandises et préparer les achats de l’année suivante, ou bien courir le risque de faire toutes nos opérations durant l’escale des navires, sans laisser personne pour les continuer. Dans le premier cas, la Compagnie avait observé qu’à la longue il s’établissait une sorte de collusion entre ses agents et les négociants chinois et que ses intérêts étaient souvent sacrifiés ; dans le second cas, on avait la chance de passer des marchés plus honnêtes, mais on pouvait aussi, par ignorance, se tromper plus lourdement sur la qualité ou le prix des marchandises. Godeheu, au retour de sa mission en Chine et dans l’Inde en 1736 et 1737, s’était très nettement prononcé contre la permanence de nos agents ; toutefois, pour maintenir un esprit de suite dans nos affaires, il avait demandé qu’il y eut toujours des anciens officiers ou employés parmi eux qui feraient le voyage de Chine. Ces conclusions avaient paru sages et dès 1738, la Compagnie décida qu’elle n’aurait plus de résidents en Chine.

Duvelaër de la Barre, frère de l’un des directeurs de la Compagnie, venait précisément de s’embarquer en cette qualité. Lorsqu’arrivé en Chine il vit les bénéfices considérables que l’on pouvait réaliser dans le commerce de l’or, il ne fut nullement soucieux de déférer aux désirs puis aux ordres de la Compagnie et pour motif de santé il prolongea son séjour. Puis ce fut le prétexte des menaces de guerre : les routes n’allaient plus être ni libres ni sûres, enfin ce fut la guerre elle-même. Et de prétexte en prétexte, Duvelaër finit par rester dix ans à Canton. La Compagnie ne pouvant le réduire à l’obéissance, pensa l’obliger à la retraite en supprimant ses appointements, mais qu’importe la perte d’un écu à qui gagne des louis ? Par une singulière anomalie, Duvelaër n’en conserva pas moins le titre de résident et il en exerça les fonctions jusqu’au moment de son départ. Il était assisté d’un conseil de direction dont un subrécargue du nom de Roth fut membre permanent à partir de 1742 et dont les autres membres furent successivement les subrécargues de chaque expédition. On voit alors alterner presque régulièrement les noms des sous-marchands Drugeon et Jasu.

Duvelaër reçut chaque année jusqu’en 1745 deux ou trois navires de France avec des fonds oscillant entre 34.000 et 45.000 marcs. C’est pendant sa résidence, mais sans qu’il ait eu la moindre responsabilité dans l’événement, que le Dauphin, l’Hercule et le Jason revenant de Chine furent pris par les Anglais dans le détroit de Banca le 5 février 1745. Tous les autres purent échapper à l’ennemi.

L’histoire ne nous dit pas ce que devinrent Duvelaër et Roth pendant les trois ans où ils ne reçurent de France ni fonds ni vaisseaux ; il est vraisemblable que, les opérations sur l’or aidant, ils ne vécurent pas dans la misère ; en tout cas, il leur fut toujours loisible de correspondre avec la métropole par des navires portugais et qui sait ? peut-être par des navires anglais !

Quand la paix fut rétablie, le commerce de Chine ne fut pas un des derniers auxquels la Compagnie s’intéressa ; dès 1748 elle prépara l’envoi à Canton de trois navires avec 50.000 marcs, le chiffre le plus élevé qu’elle eut encore hasardé.

Il ne semble pas qu’aucun navire de l’Inde ait fait le commerce de la Chine pendant la période dont nous venons d’esquisser l’histoire ; seul la Bourdonnais aventura le Saint-Benoît qui fut, lui aussi, pris à son retour dans les mers de Malaisie.


Manille. — Il n’apparaît pas que le commerce de Manille ait été fréquemment entrepris de Pondichéry ; il se faisait plus communément par le Bengale. En 1738, le Conseil supérieur fit toutefois un armement où la Compagnie était intéressée de 10.000 pagodes et qui lui en donna 3.133 de bénéfice.


Moka. — À la suite de l’expédition de Moka et bien qu’elle se fut terminée par un succès militaire et un traité conforme à nos désirs, la Compagnie n’avait pas été d’avis de rétablir le comptoir, qui à son avis servait beaucoup plus les intérêts des particuliers que ceux de la Compagnie. Si le Conseil supérieur était d’une opinion contraire, les particuliers venant à Moka devaient s’engager à supporter une partie des avanies que la Compagnie pourrait y essuyer et des prêts que les événements l’obligeraient à consentir. S’ils refusaient à prendre cet engagement et qu’ils voulussent néanmoins continuer de faire du commerce, ils seraient libres d’y engager un agent pour leur compte ; cet agent serait aussi celui de la Compagnie qui lui paierait la commission d’usage et lui permettrait d’agir comme chef de comptoir. En réponse à ces suggestions du 18 février 1741, le Conseil supérieur répondit le 31 décembre que le comptoir de Moka n’existait plus en tant qu’établissement permanent et que les employés envoyés chaque année pour le commerce du café reviendraient par le même bateau qui les avait portés.

La principale raison de l’abandon du comptoir était la chute du commerce depuis six ans ; en 1740 les négociants entièrement dégoûtés avaient refusé de faire tout armement. Le Conseil supérieur avait néanmoins affrété le Maure avec les sieurs Courbezâtre et Denis pour faire les achats jusqu’à concurrence de 600.000 livres de café, supposé que le cours ne dépassât pas 70 piastres le bohard.

Le succès de l’expédition rendit du cœur aux négociants qui reprirent le Maure pour leur compte en 1741. Courbezâtre, Denis et Dumont furent chargés des achats de la Compagnie, moyennant une commission de 5 % à se partager entre eux. Le Conseil supérieur avait chargé sur ce navire 10.000 piastres pour commencer les achats. Le Maure parti au mois d’octobre revint à Pondichéry le 14 août 1742 et donna 14 % de bénéfice : il apporta pour la Compagnie 300 milliers de café, dont le fret lui coûta 1.200 pagodes.

Le betelmat ou administration de Moka restait à cette époque devoir à la Compuguie 20.026 piastres sur la somme globale qui avait nécessité l’expédition de 1737. Il en avait payé 3.535 en 1741 et 2.368 en 1742. Le recouvrement de ces sommes justifiait à lui seul la continuation du commerce (A. P., t. 6).

Le Pegou. — On continuait d’aller au Pegou moins pour y faire du commerce que pour y construire des navires. La Noê. qui avait en 1737 le titre de chef de la nation, en fit sortir le Fulvy qui coûta 11.000 pagodes. Dans le même temps, le Fleury, la Marie Getrude et le brigantin la Diane, revinrent respectivement à 20.717, 1.605 et 3.578 pagodes.

Au départ de la Noë, qui s’en alla mourir à Anjouan au cours d’un voyage à la côte d’Afrique (1738), sa succession fut attribuée à un capitaine de vaisseau, bien connu dans toutes les mers des Indes, un nommé Puel. Cette désignation ne convint pas complètement à la Compagnie, qui eut désiré qu’on nommât un de ses employés et non un simple particulier ; mais ses employés n’avaient pas toujours la compétence nécessaire pour construire un navire ni pour reconnaître la qualité des bois ; c’est ce que fit observer le Conseil. Puel avait obtenu personnellement un terrain pour y faire des chantiers de construction et pour bâtir au besoin des magasins et un bancassal, mais il ne jouit pas longtemps de sa concession. Les Pégouans, jusqu’alors tributaires des Birmans et du roi d’Ava, se soulevèrent — fin décembre 1740 — chassèrent les Birmans de Syriam, égorgèrent les notables, se rendirent maîtres du pays et se donnèrent un roi particulier. Ils passaient pour peu favorables aux étrangers et au début de 1742, l’on escomptait fortement leur chute et le retour des Birmans. Puel, après avoir essayé de se maintenir au milieu de ces compétitions, avait dû abandonner la place et était rentré à Pondichéry le 9 janvier 1742 avec diverses pièces de bois et 1.768 planches (A. P., t. 6), laissant le reste sous la garde du P. Wittony, missionnaire.


Les Îles. — Les Îles continuaient à être l’objet de la préoccupation spéciale de la Compagnie ; elle ne cessait d’inviter le Conseil supérieur et celui de Chandernagor à leur envoyer des vivres, des marchandises et les éléments essentiels à la colonisation, et leur avait consigné à cette intention un fonds spécial de 6.000 marcs, qu’elle renouvelait tous les ans.

La navigation se faisait régulièrement par des navires de 150 à 200 tonnes. Les 25 octobre et 17 novembre 1740, le Saint-Benoît et le Cheval Marin partirent de l’Inde avec des cargaisons complètes de riz, denrées, comestibles et autres effets. Le Fidèle, le Pondichéry, le Fulvy suivirent en 1742 avec de tels approvisionnements que les Îles ne tardèrent pas à en avoir en excédent et demandèrent elles-mêmes que pendant un certain temps on ne leur envoyât plus rien. Notons, à titre de simple renseignement, que, parmi les objets demandés à l’Inde, figuraient des bestiaux, des oies, des canards, des graines, plantes ou arbres et surtout des graines d’indigo d’Agra, dont la Compagnie voulait introduire la culture aux Îles ; elle demandait même qu’on fit venir de Perse des planta de vigne de Chiraz, pour essayer de les y acclimater. Ces recommandations, dont quelques-unes peut-être étaient excessives, prouvent du moins que la Compagnie était loin d’être indifférente aux problèmes de colonisation.

Les exigences du gouverneur la Bourdonnais, puissamment soutenu par le contrôleur général Orry, n’étaient probablement pas étrangères à ces sortes d’injonctions au Conseil supérieur. Il est vraisemblable également que pour les mêmes motifs la Bourdonnais n’observait pas toujours une exacte mesure dans ses rapports avec le gouvernement de Pondichéry, qui s’en plaignait souvent à la Compagnie.

Une importante modification fut proposée et appliquée en 1740 dans le régime économique des Îles. Le commerce fut déclaré libre et toute personne put désormais expédier des marchandises moyennant 5 % d’entrée, 10 % de fret et 50 livres pour l’introduction d’un noir.

Par une dérogation aux habitudes, on permit aux particuliers d’envoyer dans l’Inde, moyennant un fret modique, tout ce qu’ils voudraient pour leur compte. La direction y était opposée, mais avait cédé aux propositions de la Bourdonnais. Comme l’écrivait Cavalier à Dupleix le 16 janvier 1743, il n’y avait rien à lui refuser : « Nous comprenons, ajoutait-il, que l’escadre n’a eu d’autre objet que l’apparence de la guerre contre l’Angleterre qu’on a peut-être cru certaine, mais on s’est trop pressé… Tout cela est de la besogne mal faite et onéreuse pour la Compagnie. La Bourdonnais y trouve seul son compte et c’est assez, mais elle se souviendra longtemps de cet armement inutile et de la guerre de Mahé. Les deux dépenses la renvoient bien loin et de longtemps elle ne sera en état d’avoir des fonds d’avance aux Indes, comme elle en aurait eu sans ces deux folies. » (B. N., 9147, p. 94-95.)

La continuité de vues n’était pas une qualité très pratiquée par la Compagnie, lorsqu’il s’agissait du commerce d’Inde en Inde ; par une déclaration en date du 30 mars 1747, elle se réserva à nouveau le commerce des Îles.

Dupleix appréciait avec peu de bienveillance et peut-être peu de sympathie la situation du petit archipel :

« J’ai vu porter, écrivait-il dans son mémoire de 1753, les premiers colons de l’Île de France (1722) ; je l’ai perdue de vue depuis ce temps, mais si j’en dois croire le bien public, cette île où il n’y a encore rien de fait coûte des sommes immenses. À quoi ne reviendra-t-elle point avant d’être à sa perfection ? Ce ver rongeur est cependant nécessaire ; difficilement pourra-t-on s’en passer, mais il est décidé qu’il sera presque toujours à charge à la Compagnie et que les revenus qui tomberont dans sa caisse ne l’indemniseront jamais de ses premières avances.

« Les dépenses de l’Île Bourbon ne sont pas à comparer avec celles de l’Île de France ; il y en a cependant qui, jointes aux risques des mauvais paiements, ne laissent point de faire un objet assez considérable, à quoi l’on peut ajouter que les bénéfices des cargaisons de café que cette île fournit sont à peine suffisants pour payer les frais d’armement des vaisseaux qui les transportent en Europe. » (A. C. C2 84, p. 25 et 26).


  1. Pour le maintenir, le Conseil supérieur avait fait construire au Pégou le Fleury qui coûta 19.000 pagodes et acheté 10.000 pagodes, le Neptune en remplacement du Fulvy démâté à Mazulipatam, le St-Benoît, également 10.000 pagodes, le Fidèle, 9.000, un brigantin, 1.800 et enfin un bot, 3.900 rs. La Compagnie trouva ces prix trop élevés et fit savoir (25 octobre 1741) qu’à l’avenir elle enverrait des bateaux de France. Pour le moment, elle estimait qu’avec le St-Benoît, le Fidèle, le St-Joseph, le Pondichéry, le Marie-Joseph et quelques autres encore que possédait le Conseil, il pourrait suffire à toutes les opérations dont il était chargé, sans en acheter de nouveaux. Le Conseil supérieur répondit le 20 octobre de l’année suivante qu’il avait vendu le Marie-Joseph et le brigantin l’Indien, qu’il avait perdu le Cheval-Marin, l’Aventurier et la Diane, que pour remplacer ce dernier il avait acheté la Rose 3.000 rs., qu’enfin il avait dû condamner le St-Joseph qui servait de ponton à Chandernagor.
  2. À son arrivée à Paris, Otter fut nommé bibliothécaire du roi, fonction qu’il occupa jusqu’à sa mort, en 1748. Il nous a laissé un récit en deux volumes de son voyage en Perse, sans compter des renseignements manuscrits qui sont conservés à la Bibliothèque nationale.
  3. Pour obtenir la permission de partir, il lui en avait coûté 18 tomans donnés au mousselem et à son second.
  4. Pour les éviter autant que possible, il fallait que les bateaux arrivassent eu Chine entre le mois de juin et celui de janvier.