Dupleix et l’Inde française/2/6

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Ernest Leroux (2p. 167-214).


CHAPITRE VI

Le Commerce d’Europe et les Armements.


La question du commerce et des armements est étroitement unie, mais à partir de 1744, s’il y a encore des armements en France, il n’y a plus de commerce dans l’Inde, par suite de la guerre avec l’Angleterre.
1741-42. — La Compagnie réduit ses armements. Disponibilités fournies au commerce par les particuliers. Fonds nécessaires annuellement pour une opération ; comptes de la Compagnie depuis 1725.
1742-43. — Reprise du commerce. Les navires partis pour l’Inde reviennent en France avec un grand retard, d’où panique au sein de la Compagnie à la fin de 1744. Mesures prises pour rétablir la confiance.
1743-44. — Accroissement des armements. Malheureux sort de nos navires dans les mers de l’Inde ou de Malaisie.
1744-45. — Départ tardif de nos navires. L’Inde sans rapports avec la France pendant plus d’un an.
1745-46. — Deux vaisseaux du roi prennent part à la guerre dans l’Inde. L’escadre de Dordelin. Dupleix éventuellement remplacé par Duval d’Espréménil.
1746-47. — Nouveaux embarras financiers de la Compagnie. Intervention du roi. L’escadre de St -Georges défaite au Cap Ortégal. La Compagnie décide l’armement de onze navires : le roi lui en prête trois.
1747-48. — L’escadre du chevalier d’Albert. La paix d’Aix-la-Chapelle. Rétablissement du commerce.
1748-49. — Brillantes perspectives entrevues par la Compagnie : 240.000 marcs d’argent affectés au commerce.


Tant que la paix régna en Europe, les relations de la France avec ses établissements suivirent leur cours ordinaire et le commerce, qui était la seule raison d’être de la Compagnie, s’exerça librement et en toute sécurité, sans autre aléa que l’importance ou la qualité de nos achats dans l’Inde ou le succès de nos ventes à Lorient.

Les opérations de 1740 avaient donné les résultats les plus satisfaisants : les divers bateaux envoyés dans l’Inde en avaient rapporté pour 370.569 pagodes de marchandises. En 1741, le Conseil supérieur reçut par six navires 160.000 marcs d’argent destinés à être convertis en roupies, mais comme on était au lendemain de la grande menace des Marates, on ne put renvoyer les vaisseaux qu’imparfaitement chargés avec des marchandises pour la plupart de qualité inférieure ; encore fallut-il que Dupleix au Bengale eut trouvé le moyen de faire quatre chargements au lieu de trois. Le chiffre d’ensemble, 379.185 pagodes, fut néanmoins sensiblement le même que l’année précédente. Ce fut l’un de ces navires, le Penthièvre, qui ramena en France le gouverneur Dumas ; un autre, le Duc d’Orléans repartit seulement le 3 février 1742 avec un chargement de 127.165 pagodes se décomposant comme suit :

1.083
balles de toiles montant à 
107.218 pagodes.
144.385
livres de salpêtre       » 
1.958 »
120.874
livres de bois rouge   » 
881 »
700
paquets de rotin        » 
233 »
191.161
livres de poivre          » 
14.071 »
 
Frais divers               » 
2.802 »


1741-1742. — Pour l’exercice 1741-1742, la Compagnie n’expédia au delà du Cap de Bonne-Espérance que 7 navires, dont 2 pour la Chine, 2 pour Pondichéry, 1 pour le Bengale et 2 pour les Îles, avec 90.396 marcs seulement, dont 34.000 pour la Chine, 24.000 pour le Bengale, 8.000 pour les Îles et 22.925 pour Pondichéry[1]. Ce n’était pas le compte de Dupleix qui, après avoir réparti entre les divers comptoirs les fonds dont il disposait, entrevoyait au contraire qu’il serait obligé de demander à la Compagnie de lui faire de plus forts envois d’argent[2] ; mais elle était démunie de fonds. Elle venait d’être fort éprouvée par la guerre de Mahé et la disparition du Philibert et de la Duchesse, qui lui avaient coûté ensemble près de douze millions et, pour rembourser au roi une avance de six millions destinée à payer les billets de son caissier, elle avait dû engager le produit de la vente de novembre 1741 à Lorient. Elle se trouvait donc obligée de réduire ses armements ; elle y fut encore déterminée par la crainte d’une guerre en Europe entre les puissances maritimes, et celle de troubles à la côte Coromandel provoqués par une invasion marate, l’incertitude de tirer beaucoup de poivre de Mahé par suite de la guerre avec Bayanor, enfin l’impossibilité presque absolue d’écouler en de bonnes conditions les matières d’argent exportées d’Europe. C’est pourquoi elle ne destina aux Indes que trois navires, l’Hercule, le Lys et le St -Géran qui arrivèrent à Pondichéry les 26 et 27 juin et le 27 septembre 1742.

Pour suppléer à la parcimonie de ses envois, la Compagnie autorisa le 29 août 1741, les employés ou autres personnes qui avaient des fonds disponibles dans l’Inde, à les verser dans les caisses de la Compagnie, à Pondichéry ou Chandernagor, afin de permettre aux conseils de ces deux villes de procurer des cargaisons raisonnables aux navires qu’ils renverraient en Europe. La Compagnie espérait tirer de cette opération environ 15.500 marcs. C’était une excellente manière de rapatrier des fonds et c’est ainsi que le directeur Castanier, qui avait des sommes considérables engagées dans les mers de l’Inde et de Chine, put mettre 800.000 livres à la disposition de la Compagnie. Dumas avait pareillement gardé des intérêts dans l’Inde : il tira deux lettres de change de 100.000 livres, l’une sur Dupleix et l’autre sur Dulaurens. Duvelaër engagea vivement Dupleix, par lettre du 10 décembre 1741, à profiter de l’occasion, d’autant plus favorable, disait-il, que probablement elle ne se représentera plus, et si l’on en croit Godeheu (lettre du 10 février 1742), Bacquencourt lui-même fit passer des fonds à Pondichéry pour bénéficier des avantages consentis par la Compagnie à ses dépositaires. Ces avantages n’étaient pas minces : 30 % d’intérêt à l’arrivée en France des fonds convertis en marchandises ; en cas de perte ou naufrage, restitution pure et simple du capital. D’Hardancourt suggéra expressément à Dupleix de faire bénéficier les enfants de Trémisot des mêmes avantages, s’il pouvait disposer de quelques fonds en leur faveur. Il est à présumer qu’en dehors de Castanier, Dupleix et les employés et négociants de l’Inde remirent à la Compagnie des sommes assez importantes ; mais nous ignorons si les retours de 1743, correspondant à l’envoi du Lys, de l’Hercule et du St -Géran, produisirent des ventes aussi fortes que celles de 1742, qui avaient été de 21.953.028 livres pour 13.664.652 livres d’achats, soit un bénéfice de 8.228.376 livres[3].

Nous savons seulement que ces ventes, dirigées par Dumas et Cavalier, venus exprès de Paris, s’effectuèrent entre les 16 septembre et 2 octobre et prirent onze séances. Il y avait, d’après Cavalier, trop de marchandises fines, telles que broderies, terindins, mallemolles, casses, doréas, mouchoirs de Bengale et pas assez de garas et marchandises communes. Les prix furent assez bien soutenus et meilleurs que ceux de l’année précédente ; quelques-uns seulement restèrent inférieurs. Le café de Moka se vendit de 43 s. à 45 s. la livre, celui de Bourbon 14, le poivre de 32 à 33 sols. Les thés de Chine montèrent à 600.000 livres en sus du prix où l’on comptait les vendre. Il ne resta d’invendus que 1.120 pièces de mouchoirs de Tranquebar, 709 pièces de mallemolles et 926 pièces de guinées de Mazulipatam.

Pendant que ces opérations s’accomplissaient soit en Europe, soit en Asie, le ministre avait, en prévision de la guerre avec les Anglais, armé pour l’Inde une escadre dont il avait confié le commandement à La Bourdonnais. On verra plus loin, au récit même de la guerre, pourquoi fut formée cette escadre et à quoi elle servit, mais dès maintenant on peut écrire que ce ne fut pas au commerce.

*

1742-1743. — Son rappel, qui eut lieu peu de temps après, était l’indice de dispositions plus confiantes dans l’avenir. Aussi la Compagnie expédia-t-elle en 1742-1743 quatre navires au lieu de trois et leur donna-t-elle 80.921 marcs d’argent au lieu de 46.925, mais on était encore loin des chiffres de 1740-1741, qui avaient été de 175.160. Les navires armés furent le Phœnix, le Duc de Chartres, l’Argonaute et le Penthièvre : ces deux derniers spécialement désignés pour le Bengale[4].

Ces navires qui, selon l’usage, durent partir de France à la fin de 1742 ou au début de 1743, arrivèrent dans l’Inde un an avant la déclaration de guerre mais en revinrent lorsque les hostilités étaient déjà commencées. Les deux vaisseaux envoyés à Pondichéry, le Phœnix et le Duc de Chartres, purent néanmoins rentrer sains et saufs à Lorient en septembre 1744 ; ils ramenaient l’un une cargaison de 156.829 pag. et l’autre de 138.471 pag.

La vente de ces cargaisons, commencée le 26 octobre et terminée le 10 décembre, se fit en général à des prix avantageux, moins élevés cependant qu’en 1743. Le poivre par exemple qui avait monté à 31 et même 33 s. la livre, descendit à 26. Même les marchandises prohibées se vendirent assez bien.

Quant aux deux vaisseaux du Bengale, ceux de Chine (Philibert, Mars et Baleine), et un autre, le Fleury, survivant de l’escadre de La Bourdonnais, ils avaient reçu, à l’île de l’Ascension, l’ordre de se réunir à Louisbourg en Acadie, pour revenir ensemble à Lorient, où ils n’arrivèrent que les 23 et 26 décembre. Leur vente commencée le 1er février 1745, produisit 8.400.000 livres, laissant, avec celle d’octobre-décembre, un reliquat de 300.000 liv. de marchandises en magasin pour le mois d’octobre suivant.

Cependant le retard de ces navires avait produit au sein de la Compagnie et dans le public intéressé aux affaires de l’Inde une panique indescriptible. Les ventes de la fin de 1744 n’avaient pas été suffisantes pour donner de quoi acquitter les billets Péchevin, caissier général de la Compagnie, échus le 20 novembre. Pour empêcher qu’ils ne fussent protestés avant la vente de février 1745, le roi avança 900.000 liv. en novembre, 2.660.000 en janvier et 833.333 en février. Mais comme on avait quinze millions de dettes à payer immédiatement et qu’on ne disposait d’aucun crédit, qu’on ne pouvait cependant pas interrompre le commerce, que, loin de là, il fallait envoyer des fonds aux Indes et en Chine, la Compagnie prit le parti (30 décembre 1744) de suspendre pendant un an le paiement du dividende à compter du 1er janvier 1745 et c’est avec ce dividende réservé qu’elle fit les premiers fonds de ses armements ou de ses envois.

Il semble étonnant qu’une compagnie dont l’actif dépassait 161 millions, non compris la valeur de ses établissements, et qui avait l’habitude depuis plusieurs années d’emprunter pour son commerce tant en France qu’aux Indes de 15 à 20 millions, ait été arrêtée, faute de garanties immédiates, par des scrupules qui nous semblent aujourd’hui hors de saison, mais telle était alors la faiblesse du crédit que nul n’osait escompter l’avenir. Cependant, dit un mémoire anonyme de décembre 1744, on pouvait avancer avec vérité que jamais la position de la Compagnie n’avait été plus brillante ni plus avantageuse. Tous ses établissements étaient formés, et fournis de tout en ce qui leur était nécessaire pour leur défense et leur soutien. Elle avait un grand nombre de vaisseaux et ses magasins étaient remplis de marchandises. Enfin toute la machine était montée et elle l’était bien (A. C., C2 31, p. 102).

Les secours fournis par le roi ne parvinrent pas à ramener la confiance et l’alarme continua de se répandre dans tout le royaume et même à l’étranger. Sans vouloir examiner si le retard des navires était plus anormal qu’il ne convenait, les actionnaires s’en prirent tout de suite au ministre et à l’administration en France et dans l’Inde qui, disaient-ils, gaspillait leurs fonds. Orry, pour se disculper, dut leur prouver que dès 1743 il avait invité Dupleix à réduire les dépenses : il l’avertit de nouveau (lettre du 29 janvier 1745), que si elles ne cessaient pas, c’était à lui et non plus aux directeurs que l’on s’en prendrait. La lettre d’Orry se terminait par ces mots :

« Je vous marque ce détail pour vous faire sentir que c’est sur vous seul à l’avenir que retombera le blâme général, si vous n’avez pas exécuté ponctuellement les ordres qui vous ont été donnés et si vous laissez subsister dans les comptoirs le goût de la dépense et du luxe que les actionnaires reprochent aujourd’hui à l’administration, comme si elle l’avait autorisé ». (B. N. 9150, p. 94).

Dumas n’était guère moins visé par ces critiques et Godeheu, qui ne l’aimait pas, n’hésita pas à le mettre en cause :

« Cette affaire, écrivait-il à Dupleix le 28 février, a fait jeter les yeux sur Dumas, et l’on s’est aperçu pour la première fois qu’il est trop riche pour un homme qui n’a pas eu beaucoup de bonheur dans le commerce… Il viendra un temps sans doute où l’on ouvrira les yeux et on reconnaîtra les bons services que vous avez rendus ; si on les exaltait à présent, le triomphe de l’autre serait obscurci ; on veut l’en laisser s’enivrer. Je sais bien que vous ne faites pas de miracle ; cela n’est point du ressort de l’humanité, mais je sais que vous avez été utile et que vous êtes encore, sans vous flatter, très nécessaire à la Compagnie et si on fait semblant de ne pas le voir, c’est par la raison que je viens de dire » (B. N., 9148, p. 216-223).

Cavalier, entrant dans les mêmes vues, disait de son côté que tel était le résultat de l’armement de Moka et de celui de La Bourdonnais, des dépenses énormes faites aux Indes depuis le départ de Lenoir, du désordre dans la valeur des monnaies, des dépenses « horribles » faites aux îles, du commerce ruineux de la Côte d’Afrique, du Sénégal et des îles d’Amérique, enfin de la guerre de Mahé (B. N., 9147, p. 101-102).

Mais Dumas était sur place pour se défendre. Il eut pu, selon un certain usage, charger son successeur ; il se plut au contraire à reconnaître publiquement sa probité, son talent et ses services et il n’hésita pas à le déclarer le seul homme capable de sauver la situation dans l’Inde en des circonstances aussi difficiles. À ses yeux ni lui ni Dupleix n’étaient responsables des embarras de la Compagnie : tout le mal venait des affaires de Mahé, de la gestion de Dirois au Bengale et de l’escadre de La Bourdonnais (Lettre à Dupleix du 30 janvier 1745. B. N. 9147, p. 201).

Quoi qu’il en soit de ces appréciations, il fallait, après la suppression du dividende, donner une satisfaction immédiate aux actionnaires ; on les convoqua en une assemblée générale, qui eut lieu le 29 Janvier, et qui fut présidée par le Contrôleur général. Après un exposé, d’où il ressortait que la situation était infiniment moins grave qu’on ne l’avait imaginé, on décida l’élection de douze syndics pour examiner l’état actuel de la Compagnie ainsi que son administration depuis 1725 et pourvoir à l’avenir.

Le travail auquel se livrèrent ces syndics aboutit à la constatation d’un état solide et avantageux. Il fut néanmoins reconnu indispensable de demander aux actionnaires un emprunt de 25 millions à 5 % d’intérêt annuel, emprunt à couvrir par un appel de 500 liv. sur le dividende, savoir 200 liv. d’argent comptant et 300 liv. représentant les quatre dividendes de 1744 et 1745 : le roi étant prié de donner pour la sûreté de l’emprunt une partie de la ferme des tabacs en garantie. Ce projet fut adopté en une nouvelle assemblée tenue le 24 juin suivant et les fonds commencèrent à être reçus au mois de juillet. Les syndics furent confirmés dans leurs fonctions, mais réduits à six au choix du roi[5]. On décida en outre qu’une assemblée générale des actionnaires se tiendrait désormais chaque année le 20 décembre, afin d’établir un certain contrôle sur les actes des directeurs.

Le roi, sollicité de témoigner son intérêt à la Compagnie, la déchargea de l’impôt du dixième et, suivant la demande des syndics, consentit à ce que le produit de la ferme des tabacs fut affecté aux rentes de l’emprunt jusqu’à concurrence des sommes nécessaires (arrêt en Conseil d’État du 26 juin). Il prêta en outre 9 millions pour les envois dans l’Inde et en Chine, étant entendu que cette somme servirait de préférence à l’acquittement des dettes.

Ainsi fut doublé le cap des tempêtes qui avait si vivement effrayé la Compagnie[6].

*

1743-1744. — On n’a pas oublié que l’orage avait été provoqué, dans les derniers jours de l’année 1744, par le retard dans leur arrivée en France des bateaux armés en 1742-1743. Il nous faut maintenant revenir en arrière et voir quel fut le sort des armements de 1743-1744, à une époque où la paix n’était pas encore troublée.

Pour cet exercice, la Compagnie avait surtout recommandé d’acheter du poivre et de ne pas accepter de marchandises de qualité inférieure. Elle autorisa Dupleix à acheter de nouveau 500 milliers de café et à emprunter les sommes qu’il jugerait nécessaires pour faire des avances aux marchands, soit à Pondichéry, soit à Chandernagor. Une indemnité de 2.000 pagodes fut accordée aux marchands qui avaient subi des pertes par le bas titre des pagodes. Il ne fut envoyé ni draps ni corail. Dupleix reçut enfin l’ordre de réduire les dépenses de l’Inde de moitié et de renvoyer sans aucune considération de personne tous les sujets dont il pourrait se passer : la Compagnie lui faisant d’ailleurs connaître que son intention était de remettre les dépenses des Indes sur le pied où elles avaient été fixées par l’état du 7 mai 1721 et ajoutant qu’il fallait abandonner pour le moment toute nouvelle idée de commerce et réserver pour un autre temps l’acquisition des 300 caisses d’opium qu’elle demandait annuellement à Patna.

De même qu’en 1741, mais avec une certaine variante, les employés de la Compagnie et les négociants furent autorisés à faire des remises en France, avec un bénéfice de 20 % payable un mois après la vente. Par lettre du 21 novembre 1743, Dupleix fut en outre autorisé à prendre de l’argent à la grosse à raison de 30 %, sous la condition que les donneurs courraient les risques du capital et du bénéfice jusqu’à l’arrivée et au débarquement des vaisseaux dans le port de Lorient. Pour ne pas revenir sur cette question, ajoutons qu’après la déclaration de guerre, le bénéfice de 20 % fut ramené à 15 pour les prêteurs qui ne voudraient pas courir le risque de leur capital et celui de 30 fut porté à 40 pour ceux qui fourniraient simplement à la grosse, en courant les deux risques (A. C, C2 31, p. 91). Castanier fut encore un de ceux qui bénéficièrent de ces dispositions, Dupleix versa en son nom le 2 février 1745, 199.766 rs. dans les caisses de la Compagnie[7].

Les armements de navires ne furent pas plus nombreux que ceux de l’année précédente : deux pour Pondichéry, le Duc de Bourbon et le Fulvy et deux pour le Bengale, le Neptune et la Charmante ; aux premiers il fut remis 70.000 marcs et aux seconds 64.000. Dans la même saison partirent pour la Chine le Dauphin, le Jason et l’Hercule avec 45.000 marcs et pour les Îles le Héron et le Saint-Géran avec 5.500, soit au total 200.000 marcs. Il fut en outre chargé sur ces divers navires pour 1.937.788 liv. de marchandises sans compter celles à fret s’élevant à 97.719 liv.[8]. Avec la prolongation inespérée de la paix, on en revenait aux gros chiffres et ce fut précisément la guerre qui éclata ; mais à ce moment tous les navires étaient partis depuis plusieurs mois ou plusieurs semaines et ils n’avaient rien à craindre dans l’Océan Atlantique des vaisseaux anglais. Leur destinée fut toute autre dans la mer des Indes. Le Favory fut pris par les Anglais à Achem le 4 décembre 1744, l’Hercule, le Jason et le Dauphin revenant de Chine, tombèrent entre leurs mains dans le détroit de Banca le 5 février suivant ; le Saint-Géran se perdit le 8 août 1744 sur l’Île d’Ambre à proximité des côtes de l’île de France, dans un naufrage resté célèbre par le roman de Paul et Virginie, la Charmante, enfin, fut capturée à Louisbourg le 2 août 1745 à son retour du Bengale.

La relâche de Louisbourg imposée aux navires en 1744 et continuée l’année suivante avait en effet attiré l’attention des Anglais sur cette petite ville presque perdue à l’embouchure du Saint-Laurent. Ils y envoyèrent une flotte pour s’en emparer et comme on n’avait pris aucune mesure de défense, l’opération fut aisée. La ville tomba au pouvoir de l’ennemi avec la Charmante et un autre navire venu de Pondichéry, le Héron, qui tous deux se trouvaient en rade (2 et 5 août 1745). L’Heureuse Délivrance, qui revenait des mers du Sud sans savoir que la ville était prise, fut également capturée. Le Triton rapportant du café de Moka, fut plus heureux ; il fit une voie d’eau qui l’obligea à relâcher à la Martinique, ce fut ce qui le sauva.

Ces pertes successives, sans ruiner la Compagnie, absorbèrent une partie des 25 millions que venaient de souscrire les actionnaires. Dumas craignit fort sérieusement pour le sort de Pondichéry et de nos autres établissements et fit tous ses efforts pour déterminer le ministre à envoyer une escadre royale dans l’Inde, mais son appel était prématuré. Il mit alors toutes ses espérances en Dupleix et en Dupleix seul :

« Comme je connais vos talents et vos ressources, lui écrivit-il le 25 octobre 1745, j’ai bien assuré le ministre et la Compagnie que vous feriez tout ce qu’il serait possible de faire pour la conservation de Pondichéry et des établissements qui en dépendent, ce qui doit être aujourd’hui le seul et unique point de vue. Le commerce pourra reprendre à la paix si les établissements subsistent » (B. N., 9147, p. 216-218).

Dupleix savait depuis le 16 septembre 1744 par un navire arrivé à Madras, que la guerre était déclarée avec l’Angleterre et, le 18 octobre suivant, il écrivait à la Compagnie que pour d’autres motifs encore, notamment une augmentation de 9 % sur le prix des livraisons de marchandises commandées, il aurait beaucoup de mal à renvoyer des vaisseaux bien chargés ; « la situation où nous nous trouvons, concluait-il, ne peut que se dépeindre faiblement ; il faut être sur les lieux pour connaître toutes les épines dont elle est hérissée. » Il fit néanmoins partir fin octobre le Duc de Bourbon avec 165 balles de café et 510 balles de marchandises diverses ; mais à son passage aux Îles, ce navire fut retenu par La Bourdonnais, suivant une autorisation générale qui venait de lui être envoyée de Paris.

*

1744-1745. — Malgré la guerre qui avait éclaté en 1744, la Compagnie ne renonça pas à faire des opérations commerciales en 1744-1745. Elle comptait que la neutralité pourrait être observée dans l’Inde et elle ne prévoyait pas la prise de ses navires dans les mers de Chine. Toutefois par prudence ou plutôt par une certaine crainte de l’inconnu, elle ne voulut engager que 112.741 marcs pour tout le commerce d’Extrême-Orient, dont 59.867 pour l’Inde, 43.577 pour la Chine et 9.297 pour les Îles. Huit vaisseaux furent encore armés ; ce furent : pour l’Inde le St -Louis et l’Achille[9], pour la Chine le Philibert, l’Aimable et le Prince de Conty, pour les Îles le Phœnix, le Lys et le Duc d’Orléans.

Mais, comme à leur passage à l’Île de France La Bourdonnais devait prendre le commandement de ceux des Indes et des Îles, c’étaient en réalité cinq vaisseaux qui étaient consacrés au ravitaillement ou à la défense de nos établissements de la péninsule.

Ils ne mirent à la voile, aussi bien que ceux de Chine, qu’en avril et mai 1745. Jamais départ n’avait été si tardif, mais tel était le résultat des manœuvres de l’année précédente ; la concentration à Louisbourg des vaisseaux de Chine et du Bengale n’avait permis leur arrivée à Lorient qu’en décembre et la vente de leurs cargaisons qu’en février. Un retard en entraînait un autre.

Ignorant encore que la neutralité n’avait pas été respectée dans l’Inde, la Compagnie espérait toujours que Dupleix pourrait continuer le commerce et elle avait fixé à 500.000 rs. le maximum de chaque chargement à effectuer.

Les syndics, chargés depuis le début de l’année de contrôler les directeurs, avaient à peu près les mêmes illusions ; eux aussi raisonnaient comme si rien ne devait troubler la régularité de nos transactions. Dans un mémoire remis à Orry en juillet 1745, le syndic Fournier[10] expliquait que « si la Compagnie ne tirait pas de l’Inde les marchandises nécessaires à la consommation du royaume, ce serait donner occasion à les tirer en fraude de l’étranger au préjudice de l’État et de la Compagnie ; d’ailleurs il est indispensable que la Compagnie pourvoie aux besoins de ses établissements et qu’elle fasse un commerce dont elle puisse espérer que les profits couvriront les dépenses ; autrement elles tomberaient en pure perte qui consommerait son fonds capital » (A. C., C2 31, p.329).

Il semble pourtant que Fournier ait eu quelque pressentiment que les choses pourraient se passer dans l’Inde autrement qu’on ne s’y attendait, car il terminait son mémoire en demandant au roi de vouloir bien prêter à la Compagnie quatre de ses vaisseaux ; elle les armerait à ses frais dans le plus grand mystère, comme s’ils devaient aller croiser en Amérique, mais en réalité ils partiraient pour l’Inde, où ils serviraient d’escorte à huit vaisseaux de commerce que la Compagnie se proposait d’y envoyer à la fin de l’année.

Ce projet ne fut pas agréé. Après avoir manifesté une défiance excessive des Anglais en 1741, le ministre s’imaginait maintenant qu’ils ne troubleraient pas la paix dans l’Inde. Il craignit d’autre part d’engager la Compagnie dans de trop fortes dépenses, car c’était elle qui payait l’armement des vaisseaux que le roi lui prêtait. Et comme elle se proposait d’envoyer prochainement huit bâtiments dans l’Inde, cette force jointe à celle qui venait de partir parut suffisante à Orry pour contenir les Anglais, même s’ils s’étaient déclarés contre nous.

Cependant, si l’on voulait porter un coup sensible à la puissance de nos ennemis dans l’Inde, c’était le moment d’agir. Différer de les attaquer avec toutes nos forces c’était rendre le succès plus difficile et plus coûteux. Peut-être même l’occasion la plus favorable était-elle déjà passée ; c’est au début de 1744, au moment où la guerre fut imminente, qu’il fallait faire l’effort nécessaire. Ainsi avaient agi les Anglais qui, dès les premiers jours des hostilités, avaient saisi nos meilleurs vaisseaux. La faute du roi et de ses ministres est, par souci d’économie, de n’avoir pas engagé tout de suite les finances de la Compagnie ou celles de l’État.

Il serait d’ailleurs excessif d’ajouter que si l’on eut envoyé une flotte de guerre dans l’Inde au commencement de 1744, la face des choses eut été dans l’avenir profondément modifiée : les flottes anglaises de Barnett, Peyton, Boscawen et Griffin purent tenir successivement la mer jusqu’en 1749 sans pouvoir empêcher la chute de Madras ni la victorieuse résistance de Pondichéry. Mais à l’origine d’une guerre on ne doit négliger aucun moyen d’attaque ou de défense, pour porter, si possible, un coup décisif.

Si la Compagnie paraissait ne rien redouter dans l’Océan Indien, elle n’était pas aussi rassurée pour l’Atlantique, où toutes les surprises étaient permises. C’est pourquoi, avec une précision qui prouve au moins sa prévoyance, elle avait décidé qu’à leur retour de l’Inde nos navires s’assembleraient à l’Île de France en mars 1746 pour se rendre ensuite à l’Île Fernande de Noronha (appelée encore île Dauphine), située à la côte du Brésil par 4° de latitude sud, où des vaisseaux partis de France iraient les attendre jusqu’à la mi-septembre pour les ramener à Lorient. Dans le cas où pour un motif quelconque les vaisseaux de l’Inde auraient manqué le rendez-vous, ceux de France devaient le mois suivant aller les chercher à Grenade, et s’ils ne les y trouvaient point, remonter jusqu’à la Martinique et y prendre un chargement de riz. L’Île Fernande appartenant aux Portugais, on ne pensait pas qu’ils refusassent de nous fournir l’eau ni le bois, ni de nous accueillir pour tout le temps qui serait nécessaire. Les capitaines français avaient au surplus comme instruction de se comporter avec toute la douceur et la modération possible et de n’en jamais venir à une voie de fait. Le chef de l’escadre était même autorisé à faire au commandant portugais un présent convenable soit en argent, soit en vin, soit en étoffes, pour qu’il consentît plus volontiers au séjour de nos vaisseaux.

Tous ces projets furent déjoués par les événements. Nos navires n’arrivèrent dans l’Inde qu’en juillet 1746 et l’année 1740 se passa sans que Pondichéry en reçut un seul d’Europe. Ne recevant pas non plus d’argent, Dupleix dut vivre avec ses seules ressources, mais il se trouva moins embarrassé qu’on ne le pourrait croire. Avec les fermes locales, on pouvait faire face à presque toutes les dépenses d’administration et c’est ce qui explique que, malgré la guerre, nos établissements de l’Inde aient pu subsister. Dupleix emprunta cependant à notre ami Iman Sahib, ministre de Nizam oul Moulk, une somme de 100.000 roupies.

« C’est une bien faible ressource pour la situation où nous sommes, écrivait-il le 11 février 1745, et ce qui nous chagrine le plus, c’est que nous nous voyons à la veille de manquer absolument et d’argent et de ressources et nous nous apercevons que l’abandon où nous paraissons être de la part de la Compagnie, fait un fort mauvais effet sur l’esprit des gens du pays qui voient qu’au moment même de la déclaration de guerre il est venu dans ces mers six vaisseaux de guerre anglais. »

Avec cet argent, la vente de quelques marchandises restées en magasin et sans doute quelques disponibilités, Dupleix passa en 1745 avec nos marchands un premier contrat de 150.000 pagodes, mais quand il vit que les navires de France n’arrivaient pas, il le réduisit à 42.000. Encore ce second contrat ne put-il être effectivement exécuté, puisqu’aucun navire français ne put partir de l’Inde en 1745 ni au début de 1746.

Les navires partis de France en mai 1745 arrivèrent enfin à Pondichéry le 9 juillet 1746 sous la conduite de la Bourdonnais ; ils y déposèrent 49.640 piastres d’argent et 35.200 marcs d’or. Suivant les instructions de la Compagnie, Dupleix en employa une partie à amortir les dettes de Pondichéry et des comptoirs et l’autre à payer les dépenses de l’escadre ; rien ne fut consacré à l’achat de nouvelles marchandises. Toutes les dettes, d’ailleurs, ne furent pas acquittées : Dupleix jugea plus sage de se constituer une réserve de fonds, pour le cas où il n’en recevrait plus avant longtemps.

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1745-1746. — Au moment d’entreprendre les opérations de 1745-1746, le roi et la Compagnie durent se rendre à l’évidence : la neutralité n’était pas respectée dans l’Inde et il n’y avait plus de commerce possible avec la péninsule jusqu’au rétablissement de la paix.

Le roi fut le premier à prendre des mesures. Il n’était nullement insensible au sort de la Compagnie, encore que les besoins de notre politique continentale dussent attirer de préférence ses regards vers la Flandre et les pays du bord du Rhin, où la guerre se prolongeait indéfiniment ; déjà il éprouvait les difficultés que nous eûmes de tout temps à lutter d’une façon également heureuse sur terre et sur mer. Tant qu’il avait cru que la paix pouvait régner dans l’Inde, il n’avait pas voulu participer aux armements de la Compagnie : celui de 1741 avait été pour lui une leçon. Mais quand il apprit que nos vaisseaux avaient été pris dans les mers de Malaisie, ses résolutions changèrent. Toutefois, comme il lui était impossible d’équiper immédiatement une flotte de guerre, il consentit à prêter deux de ses navires, l’Apollon et l’Anglesey, à deux armateurs de Nantes, Wailsh et d’Héguerly, qui lui proposaient d’entreprendre à leurs risques et périls la guerre de course dans les mers de l’Inde. Un accord en 19 articles fut passé à cet effet, dès le 26 septembre 1745, entre le ministre et les intéressés. Dupleix et la Bourdonnais reçurent l’ordre, chacun en ce qui les concernait, de ne pas distraire sous quelque prétexte que ce fut les officiers ou matelots embarqués ; ils devaient au contraire remettre aux capitaines tous les déserteurs qu’ils pourraient trouver. Ces capitaines, Gervais de la Mabonnais pour l’Anglesey et Baudran de la Métrie pour l’Apollon, n’avaient aucun compte à leur rendre et étaient libres de faire leurs opérations où bon leur semblerait, sans subir aucune inspection ; ils devaient seulement instruire le gouverneur des Îles des lieux où ils se proposaient d’aller en croisière et du temps de leur retour (A. C, C2 31, p. 302-307).

L’Apollon et l’Anglesey mirent à la voile en janvier 1746. La Compagnie fit de son côté l’expédition qu’elle avait résolue et qui comprit deux départs, l’un le 13 janvier et l’autre le 27 avril 1746. Sans compter la protection que ses navires pouvaient donner à nos établissements, il fallait aussi que Dupleix fut en état de remplir les engagements qu’il pouvait avoir pris et qu’il put satisfaire aux dépenses urgentes de nos divers comptoirs. La Compagnie s’en remettait à ses soins et à sa vigilance pour toutes les dispositions utiles. Malgré les difficultés de la situation, — autant qu’elle pouvait les connaître, — elle comptait qu’il mettrait tout en œuvre pour ne pas renvoyer les vaisseaux à vide et qu’il pourrait même continuer de fréter pour Moka un navire qui en rapporterait les 500 milliers de café, réputés nécessaires pour la consommation annuelle du royaume. La Compagnie décida par contre de suspendre complètement le commerce de Chine et invita les directeurs de Canton, Duvelaër de la Barre et Roth et les autres employés, à profiter de toutes les occasions pour rentrer en France, s’ils en trouvaient de favorables. (A. C, C2 32, p. 24).

Le premier convoi se composa du Centaure, armé en guerre et portant 17.756 marcs en or et du Mars, du Brillant, de la Baleine et de l’Argonaute, armés à l’ordinaire, et portant 28.002 marcs pour l’Inde et 8.000 pour les Îles ; ils avaient en outre pour 1.440.780 liv. de marchandises. Ces cinq navires, placés sous les ordres de Dordelin, étaient adressés à la Bourdonnais, qui devait faire passer à Pondichéry ceux qu’il jugerait nécessaires avec les effets et munitions destinés aux comptoirs des Indes.

Le second se borna au Penthièvre et à la Favorite, armés à l’ordinaire mais n’ayant à bord aucun numéraire. Entre les deux départs, un fait important se produisit. La Bourdonnais qui depuis longtemps demandait à rentrer en France fut remplacé dans son gouvernement par David, fils de l’un des directeurs de la Compagnie et gouverneur du Sénégal. Rien au surplus ne fut innové dans la politique de l’Inde ou des Îles et David reçut, comme la Bourdonnais, l’ordre de se concerter avec Dupleix pour toutes les mesures à prendre contre les Anglais.

David arriva à l’Île de France par le Penthièvre, au début de l’année 1747. Ce même navire apportait à Dupleix ses titres de noblesse et la croix de Saint-Michel. La nouvelle en parvint à Pondichéry le 6 avril et ce fut l’occasion de grandes fêtes, au cours desquelles Dupleix reçut des indigènes de nombreux présents, même en argent (Ananda, t. 4. p. 47 à 52).

Mais la Compagnie n’entendait pas uniquement le récompenser ; soucieuse de l’avenir, elle avait prévu le cas où, par un hasard quelconque, il viendrait à disparaître. La Bourdonnais n’avait-il pas pris de semblables précautions lorsqu’en août 1746, il partit à la rencontre de l’escadre anglaise ? La Compagnie donna donc la succession éventuelle et intérimaire de Dupleix, non pas au gouverneur David, ignorant tout des affaires de l’Inde, mais au conseiller Duval d’Espréménil. Il est inutile d’ajouter que la succession ne s’ouvrit pas, puisqu’il n’arriva aucun malheur à Dupleix et que d’Espréménil abandonna l’Inde au cours de l’année 1748 pour retourner en Europe.

Dupleix n’avait eu pour ainsi dire aucune part dans tous les armements qui s’étaient effectués depuis 1743 ; son seul rôle s’était borné à passer avec les marchands les contrats annuels sur lesquels reposait notre commerce et à faire les chargements les plus appropriés aux désirs de la Compagnie. Ces opérations, qui nécessitaient de l’habileté mais peu d’initiative, étaient devenues impossibles depuis la déclaration de guerre. Les préparatifs qui se faisaient en France étaient ignorés dans l’Inde où l’incertitude du lendemain créait une grande inquiétude et un malaise persistant. Le retard dans l’arrivée des navires de 1744-1745, provoqué à l’origine par la concentration à Louisbourg des vaisseaux rentrant en France, avait laissé notre colonie sans nouvelles pendant plus d’un an et permis à chacun de supposer que la Compagnie l’avait abandonnée. Ce furent pour Dupleix des heures d’attente d’autant plus pénibles qu’il voyait toute l’œuvre de la France en Asie s’écrouler sans lutte, au milieu de l’isolement.

L’arrivée des escadres de la Bourdonnais et de Dordelin en juillet et octobre 1746 avait ranimé toutes les espérances ; cependant l’action de Dupleix sur les événements maritimes n’en fut pas plus considérable. S’il put un instant retenir dans l’Inde l’escadre de Dordelin, c’est en France que continua de se concentrer l’intérêt des opérations. Nous achèverons de les exposer, bien qu’elles n’intéressent pas directement la biographie de Dupleix, mais elles avaient l’Inde pour objet et entre Dupleix et la colonie c’était plus qu’un mariage de raison.

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1746-1747. — Nous sommes dans le courant de 1746. La Compagnie avait perdu depuis dix-huit mois plusieurs de ses navires ; pour les remplacer, elle décida d’en faire construire quatre à Lorient dont l’un de 900 tonnes et les trois autres de 5 à 600, et d’en fréter quatre autres de même tonnage à MM. Gab. Michel et Bertrand, négociants à Nantes. Le fret de ces derniers était calculé à l’aller à 100.000 liv. par navire et au retour à six sols par livre de café rapporté.

Ces deux opérations épuisèrent les fonds de l’emprunt de 1745. Il n’y eut toutefois aucune panique ; le public, autrefois prévenu contre la Compagnie, reconnaissait maintenant son utilité ; on lui attribuait l’augmentation survenue depuis 1725 dans les différentes parties de notre commerce et l’on considérait que la soutenir était le seul moyen de « rabaisser le pouvoir immense que les Anglais étalaient à toute l’Europe et la façon la plus sûre de leur faire la guerre » ; aussi le prix des actions se maintenait-il autour de 1.500 livres.

La situation n’en restait pas moins inquiétante, si l’on ne voulait pas laisser notre commerce de l’Inde à la merci de l’Angleterre et beaucoup de gens disaient que celle-ci ne prolongeait la guerre en Europe que pour mieux ruiner la Compagnie. Celle-ci put faire face aux dépenses actuellement indispensables et qui montèrent à plus de 20 millions, en ne distribuant pas de dividende, en vendant quelques marchandises à Lorient au mois d’avril et enfin en recevant quelque argent de la Compagnie de Hollande comme remboursement partiel de nos vaisseaux pris par les Anglais à Sumatra et qu’elle avait indûment achetés.

Mais comment ferait-on dans un an, à la fin de 1747 ? Il n’était pas trop tôt pour s’en préoccuper. Différents moyens furent envisagés ou proposés afin d’éviter d’être pris au dépourvu. L’un des plus sages fut celui du commissaire du roi Rouillé, dans un mémoire du 14 novembre 1746 : Toutes les maisons de commerce, expliquait-il, méritent protection et faveur, mais la Compagnie des Indes est une Compagnie d’État qui exige une attention plus particulière. Sur les 8.300.000 liv. qui constituaient son revenu fixe, 1.700.000 étaient affectées au paiement de rentes viagères provenant d’une loterie de 1724, et 1.250.000 aux intérêts du dernier emprunt ; il ne lui restait donc que 5.350.000 liv. pour soutenir ses établissements, ses armements et envoyer des munitions et des vivres. Rouillé concluait à lui donner une aide de 200.000 marcs que l’on ferait passer aux Indes en février 1747. Le ministre Maurepas consentait de son côté à prêter trois vaisseaux de guerre. Mais, ajoutait Rouillé, ce n’étaient là que des expédients ; la même situation pouvait se reproduire en 1748 et le roi ne pouvait faire annuellement les mêmes sacrifices. Ce qu’il fallait à la Compagnie, c’était d’obtenir un crédit suffisant qui lui permit de se procurer elle-même les fonds nécessaires à l’extension de son commerce. Rouillé les évaluait à 40 millions destinés, partie en France à préparer les envois, partie dans l’Inde à préparer les retours, partie enfin aux navires allant aux Indes et en Chine ou revenant en Europe. Il ne pensait pas que l’on dût les demander aux actionnaires mais au public et il suggérait à cet égard une combinaison qui avait déjà été pratiquée en 1707 par la Compagnie d’Angleterre. C’était la suivante : Étant donné que le dividende fixe de 150 fr. par action, arrêté à 8 %, était trop fort par rapport au capital de 100 millions, il s’agirait de constituer sur le pied du denier vingt, c’est-à-dire à 5 %, un capital proportionné à ce revenu, capital qui ne coûterait rien au roi, puisqu’il n’était pas remboursable. Au denier vingt, l’opération donnerait une somme de 166 millions, suffisamment élevée pour permettre d’emprunter annuellement 40 millions, jugés désormais nécessaires aux opérations commerciales.

Cinq semaines après ce mémoire (20 décembre), eut lieu la réunion des actionnaires. Afin de cacher à l’ennemi l’état réel de nos affaires, le syndic Colabeau s’excusa de ne pas donner un compte détaillé des opérations de la Compagnie et encore moins son bilan, mais la situation, dit-il, n’était nullement inquiétante et si le roi voulait fournir quelques secours, la Compagnie était en état de se soutenir par ses propres forces et avait assez de fonds mobiles pour faire son commerce en grand et satisfaire à toutes les expéditions de 1747. Colabeau ajouta qu’à la suite d’un voyage du syndic Saladin à Amsterdam, la Compagnie de Hollande était résolue à restituer intégralement la valeur, estimée 3.300.000 liv., des navires pris à Sumatra qu’elle avait achetés aux Anglais au mépris des traités et qu’elle en avait même payé une partie. Le Contrôleur général parla ensuite ; mais, sans s’expliquer encore clairement sur les propositions du commissaire Rouillé, il laissa espérer un secours du roi et annonça aux actionnaires un dividende de 70 liv. pour l’année écoulée. Les syndics furent confirmés dans leurs fonctions.

Les projets de Rouillé minutieusement étudiés mais modifiés sur certains points, aboutirent enfin au mois de juin 1747 à un édit qui rendait au roi la ferme des tabacs, mais portait le capital de la Compagnie à 180 millions et le revenu annuel à 9 millions ; ce nouveau capital ne pouvant et ne devant pas plus que l’ancien être jamais remboursé. C’était donc, par un simple jeu de trésorerie, une opération qui ne coûtait rien au roi. Pour la justifier, on reconnut que l’État devait en réalité à la Compagnie :

1° 6.047.952 l. pour la rétrocession de Saint-Domingue en 1725 ;

2° 6.956.576 l. pour le droit de tonneau de 50 l. à l’exportation et 75 à l’importation, qui lui avait été supprimé sans motif en 1731 à la suite de la rétrocession de la Louisiane ;

3° 5.836.472 l. pour prix des nègres du Sénégal transportés aux Îles d’Amérique et qui n’avait jamais été remboursé par leurs acquéreurs ;

4° 31.529.000 l. pour la non-jouissance des revenus de la ferme des tabacs excédant le chiffre de 8 millions. Ces revenus étaient en effet passés de 2.500.000 l. en 1723, lorsque la Compagnie obtint le privilège exclusif de la vente des tabacs, à 10 millions en 1738 et 12 en 1744, après qu’elle eût, en 1730, cédé son bail, aux fermiers généraux ;

5° 30 millions enfin pour la reprise par le roi de la ferme des tabacs et pour tenir compte à la Compagnie des améliorations qu’elle avait faites dans son exploitation.

Ces dispositions pouvaient donner à la Compagnie le crédit dont elle avait besoin pour contracter des emprunts ; il n’en est pas moins vrai que, si elle eût pu conserver la ferme des tabacs en l’exploitant pour son compte, elle eût eu au moins 6 millions de revenus de plus que ceux que le roi lui garantissait. C’était en somme le roi qui faisait la meilleure affaire ; mais quel pouvoir avait la Compagnie pour s’opposer à ses projets ? Avait-elle fait des difficultés pour céder son bail aux fermiers généraux ? Pouvait-elle maintenant s’insurger ? N’était-elle pas en réalité sous la tutelle de l’État ?

Cependant les navires construits ou armés en 1746 n’étaient pas partis à l’époque primitivement fixée, c’est-à-dire au mois d’octobre. Une attaque des Anglais sur les côtes de Bretagne en fut la cause. Ce mois-là, ils essayèrent d’investir Lorient par terre et par mer et, sans leur timidité et leurs hésitations, ils eussent pris la ville ; quelques Jours après, ils firent un débarquement à Quiberon. Les soucis de la défense du littoral absorbèrent l’attention de la Compagnie et du roi, puis il fallut se préoccuper de refaire les armements qui pendant ce temps avaient été plus ou moins sacrifiés. C’est alors que le roi adopta l’idée précédemment suggérée par Fournier et mit trois navires de guerre à la disposition de la Compagnie.

Celle-ci se préparait elle-même à faire partir plusieurs navires. Faisant le compte de tous ceux dont Dupleix et David devraient alors disposer, elle n’en voyait pas moins de 32 qu’ils pourraient opposer aux Anglais. La nouvelle, autant que le mot peut s’appliquer à de simples calculs ou espérances, fut portée spécialement dans l’Inde par le Triton et la Cybèle, qui mirent à la voile l’un en janvier et l’autre en février 1747[11].

Montaran qui, à la disgrâce de Fulvy, avait été nommé commissaire adjoint du roi auprès de la Compagnie, fut envoyé à Lorient pour presser les armements. On savait que l’escadre ennemie allait sortir de ses ports et que sans doute elle nous guetterait dans l’Atlantique. Malheureusement, suivant un ancien usage, les officiers perdirent un temps précieux à faire venir de Bayonne, de Bordeaux et de la Rochelle des marchandises qu’ils avaient le droit d’embarquer à titre de pacotilles, et notre flotte ne put partir que le 28 mars.

Elle était commandée par le chevalier Grout de St -Georges, l’ami particulier de Dupleix et se composait de 18 navires, savoir :

3 navires du roi : l’Invincible, le Lys et le Jason.

6 navires de la Compagnie : l’Auguste, le Prince, l’Apollon, le Philibert, l’Aimable, le Fulvy et la frégate la Légère, portant des vivres ;

4 navires frétés à Nantes : le Vigilant, le Modeste, le Lyon, la Thétis.

Enfin 3 navires également frétés à Nantes au dernier moment : le Darmouth, le Saint-Antoine et l’Aigle et une petite corvette, le Chasseur, frétée à Saint-Malo pour rapporter des nouvelles de l’escadre.

L’ensemble formait un effectif de 3.203 hommes, depuis l’Invincible qui en portait 700, jusqu’à l’Aigle, qui n’en portait que 30 (A. C., C2 33, p. 314).

Le lendemain du départ, dans la soirée, l’escadre fut assaillie par une violente tempête qui dura trois jours et la dispersa. L’Auguste et le Lyon allèrent s’échouer dans la rivière de Nantes, tandis que la Légère et le Chasseur sombraient dans les parages de Belle-Île et que le Prince et le Saint-Antoine rentraient à Lorient. On avait prévu qu’en cas de dispersion les navires se retrouveraient à l’île d’Aix, où ils seraient pris par quatre vaisseaux de guerre, commandés par M. de la Jonquière, se rendant au Canada avec 26 vaisseaux marchands. Il ne manqua à l’appel que le Lys, l’Aimable, le Fulvy commandés par Bouvet, qui par une heureuse inspiration avait continué sa route avec 68.327 marcs.

Ainsi de l’escadre de St -Georges, il manquait déjà 9 navires de divers tonnages. Ses forces unies à celles de la Jonquière consistaient en 6 vaisseaux de guerre et 32 vaisseaux marchands ou corvettes ; ils mirent à la voile le 10 mai. Quatre jours après, le malheur qu’on redoutait se produisit ; notre flotte fut rencontrée à une vingtaine de kilomètres des caps Ortégal et Finistère par l’escadre anglaise de l’amiral Anson, forte de 16 vaisseaux de guerre. Le combat s’engagea aussitôt, mais la partie était inégale. On se battit néanmoins pendant cinq heures et St -Georges, à lui seul, tint tête avec l’Invincible pendant deux heures et demie à cinq vaisseaux anglais ; mais blessé d’un coup de mousquet, ayant eu 153 tués et 127 blessés et menacé de perdre son navire qui avait sept pieds d’eau dans la cale, il finit par se rendre. Aucun de nos vaisseaux ne fut coulé, mais tous nos navires de guerre furent pris et avec eux deux bâtiments de la Compagnie se rendant dans l’Inde, trois qu’on avait frétés et trois destinés au Canada. C’était pour la Compagnie une perte de 8 millions d’argent, y compris 40.000 marcs embarqués à bord de l’Invincible.

La prise de Madras, qu’on apprit le 5 juillet suivant, fut une consolation, mais il fallait autre chose pour réparer le désastre du 14 mai. Le roi et la Compagnie s’y employèrent également, et l’on ne saurait contester qu’ils firent les plus grands sacrifices.

Par une convention en date du 27 juin, et d’accord avec Wailsh et d’Héguerty, le roi leur retira l’Anglesey et l’Apollon, qu’il leur avait prêtés deux ans auparavant et les donna à la Compagnie elle-même[12], puis il mit à la disposition des directeurs trois de ses navires, le Magnanime, l’Alcide et l’Arc-en-Ciel, dont il confia le commandement au chevalier d’Albert.

La Compagnie résolut de son côté de faire partir onze navires avant la fin de l’année : le Content, qu’elle acheta au roi et arma en guerre, le Prince, l’Hercule, le Machault, le Jason, le Géraldus, le Rouillé, l’Auguste, le Duc de Chartres, le Lyon, et le Saint-Antoine.

Lorsqu’elle prit cette résolution, au début de juillet, la Compagnie ne gagnait rien à précipiter le départ de cette flotte ; car les vents n’étaient pas favorables à ce moment de l’année ; qui partait deux mois plus tard arrivait d’aussi bonne heure. On pouvait encore craindre qu’en raison des nuits fort courtes, il fut plus difficile d’échapper à la poursuite des navires anglais qui croiseraient dans le golfe ; il est vrai qu’en restant on courait un autre risque, c’était de voir déserter les équipages, qui avaient subi le recrutement de mauvaise grâce et qu’on était souvent obligé de garder comme des prisonniers jusqu’à leur départ.

En réalité on expédia les navires au fur et à mesure qu’ils furent prêts à prendre la mer. Le Prince, le Duc de Chartres, le Lyon, le Saint-Antoine et le Content partirent les 22 août et 23 octobre. À part le Duc de Chartres, qui fut pris le 29 août en sortant de Lorient, les quatre autres purent suivre leur destination. Ceux qui restaient ne partirent qu’en 1748 avec le chevalier d’Albert.

Retournons maintenant dans l’Inde sans nous y arrêter. Dupleix avait profité de la prise de Madras, pour essayer de restaurer le commerce et le 4 mai 1747 il avait passé avec nos marchands un contrat de 102.654 pagodes. L’opération était audacieuse ; Dupleix pouvait ne pas recevoir d’argent, mais les Indiens s’étaient contentés d’une garantie sur diverses marchandises qui restaient en nos magasins et dont la majeure partie provenait de Madras. L’affaire n’eut d’ailleurs aucune suite : car les marchands craignirent de ne pouvoir se défaire avantageusement de leur gage et demandèrent eux-mêmes l’annulation du contrat. Dupleix ne pouvait qu’y consentir

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1747-1748. — Le départ du chevalier d’Albert avait été fixé au mois de décembre. Deux des vaisseaux de la Compagnie, le Rouillé et l’Auguste, devant être armés en guerre, on estimait qu’avec l’Anglesey et l’Apollon d’Albert aurait à sa disposition sept navires de combat et qu’à son arrivée dans l’Inde, où il trouverait ceux des expéditions précédentes, il pourrait en avoir 16 et 718 canons, après avoir désarmé les uns pour mieux armer les autres.

Que ferait-il de cette flotte ? D’après un mémoire qui lui avait été remis en octobre et qui avait été complété en décembre, il devait d’abord veiller à la sûreté et à la conservation de nos comptoirs et ce n’est qu’après avoir détruit ou chassé les vaisseaux de guerre anglais, qu’il devait songer à une entreprise quelconque sur leurs établissements, dont aucun, sauf Goudelour et Bombay, ne méritait qu’on l’attaquât. Contre Bombay il pouvait s’entendre avec les Angrias. Si pourtant il s’emparait de quelque comptoir, l’intention du roi — et on ne saurait trop la souligner au passage — était que de concert avec Dupleix et en prenant les mesures nécessaires avec les puissances du pays, d’Albert en fît démolir les fortifications, puis le gardât, ne fût-ce que pour servir de monnaie d’échange au moment de la paix, dans le cas où quelque malheur serait arrivé à Pondichéry (A. C, C2 33, p. 292-294).

Cependant l’amiral Boscawen était parti d’Angleterre le 22 novembre avec 13 vaisseaux ; d’Albert devait l’attaquer où il le trouverait, mais si l’ennemi, ne cherchant pas le combat, divisait ses forces, nous pouvions l’imiter et tenter alors une diversion en Chine où il continuait de faire du commerce et ne nous attendait pas. Toutefois, à quelque parti qu’on s’arrêtât, il fallait se déterminer promptement.

D’autres instructions visaient la conduite à tenir avec les Hollandais, dont l’entrée en guerre paraissait imminente. Plus encore que les établissements anglais, le ministre estimait que leurs comptoirs ne valaient pas la peine d’un coup de main, mais sur mer et dans leurs ports, d’Albert devait agir avec eux comme ils nous auraient eux-mêmes précédemment traités.

D’Albert restait au surplus libre de former et d’exécuter d’autres projets ; on s’en rapportait à sa prudence, son zèle et sa capacité (A. C. C2 33, p. 227, 233, 235, 260, 263, 295-298, 303). Mais, si libre qu’il restât de ses mouvements, il devait se concerter avec Dupleix ou David, chaque fois que l’un ou l’autre le jugerait à propos.

Un mémoire spécial remis à d’Albert le 22 décembre concernait les prises et les traitements à appliquer aux équipages. Par crainte des désertions, on n’avait pas dit aux marins ou soldats où ils devaient aller. Comme la campagne pouvait être longue, il fut prescrit à d’Albert de les traiter le mieux possible pour prévenir tout dégoût de leur part. Dans le même but, le roi décida de leur payer un mois de solde en plus à leur arrivée à Pondichéry et deux mois au moment de leur retour : avec cet argent, ils pourraient acheter des marchandises non prohibées qu’ils auraient la permission de transporter en France, au même titre que les officiers. Le roi décida encore que tous les trois ou quatre mois, on donnerait des acomptes à leurs familles.

Quant aux prises, le roi accordait en entier à la Compagnie le produit de celles qui pourraient être faites par ses vaisseaux ; seulement le bénéfice pour la part des équipages, au lieu d’être d’un dixième comme dans les armements ordinaires, serait des trois dixièmes dont moitié pour les officiers et moitié pour l’équipage.

Le même mémoire, s’inspirant sans doute des différends créés à Madras entre Dupleix et la Bourdonnais au sujet de leurs droits respectifs, réglait les préséances dans les Conseils qui pourraient être assemblés au sujet du service de l’escadre. Le gouverneur en serait le président, d’Albert y aurait la première place, puis viendraient les capitaines des vaisseaux du roi, les conseillers et enfin les officiers de la marine de la Compagnie (A. C., C2 33, p. 286-291).

L’escadre de d’Albert, formée à Brest, appareilla seulement le 24 janvier 1748. En dehors du Magnanime, de l’Alcide et de l’Arc-en-Ciel, elle comprenait encore le Cumberland. Son sort, toutes proportions gardées, ne fut guère plus heureux que celui de la flotte de Saint-Georges. Le 30 une tempête la dispersa. Le Magnanime, ayant à bord le chevalier d’Albert, fut pris par les Anglais en voulant rentrer au port ; l’Alcide put y revenir le 23 février ; le Cumberland relâcha à la Corogne. Tous deux cependant purent reprendre leur route et précédés de l’Arc-en-Ciel, arrivèrent aux îles sans être inquiétés.

Ils y avaient été précédés par le Lys, l’Aimable et le Fulvy, ces trois vaisseaux de Bouvet qui avaient échappé au désastre du mois de mai 1747. Arrivés aux îles au mois d’octobre de la même année, ils y avaient été retenus par le gouverneur David et n’avaient pu partir pour l’Inde qu’au début de juin 1747. Ils y étaient attendus avec la plus grande impatience, autant pour les fonds dont ils pouvaient être chargés que dans l’espoir de porter un nouveau coup à la puissance navale des Anglais. Par crainte de se trouver en état d’infériorité avec l’escadre de Griffin, qui tenait fortement la mer, Bouvet atterrit à Madras au lieu de Pondichéry, le 28 juin 1748, mais après y avoir débarqué 64.000 marcs d’argent et 400 hommes — dont 275 soldats, 40 matelots et volontaires et 45 cafres, — il reprit la mer la nuit suivante pour revenir à l’Île de France, où il arriva le 25 juillet.

En même temps que l’armement du chevalier d’Albert, le roi, sur la prière de la Compagnie, en préparait un autre dans un tel secret que d’Albert lui-même l’ignorait et ne devait en être informé qu’à son arrivée à l’Île de France. Cet armement se composait de trois vaisseaux : le Conquérant, l’Oriflamme et le Content, deuxième du nom ; on y joignit la frégate le Bristol, achetée et armée en guerre à Lorient avec trois mois de vivres ; le commandement en était donné à Triblet. Le Bristol se rendit d’abord à Cadix, où il devait prendre 18 mois de vivres et 20.000 marcs de piastres et attendre les trois vaisseaux de Toulon. Ceux-ci partis le 26 février n’arrivèrent que dans les premiers jours d’avril ; ils furent alors retenus par les maladies, mais à ce moment un armistice, préliminaire de la paix, fut signé avec l’Angleterre et les Pays-Bas (30 avril) ; les trois vaisseaux du roi reçurent l’ordre de l’entrer à Toulon ; seul le Bristol continua sa route.

Quant à l’Hercule, le Machault, le Jason, le Géraldus, le Rouillé et l’Auguste, qui auraient dû partir en 1747, les deux premiers ne quittèrent Lorient que le 9 janvier 1748, avec des munitions ; les deux suivants partirent le 30, mais ils furent pris les 4 et 10 février ; quant aux deux derniers, ils partirent seulement le 15 février ; attaqués peu de jours après par un navire anglais, ils soutinrent heureusement un combat qui leur rendit la liberté de la mer ; les deux premiers et les deux derniers portaient 27.000 marcs.


Les espérances d’une paix prochaine avaient déterminé la Compagnie à faire un effort extraordinaire pour se trouver en situation de ramener de l’Inde sans aucun retard les marchandises qui pouvaient se trouver accumulées en nos comptoirs, sans se laisser distancer à la vente par les produits étrangers. Elle décida donc d’affecter 100.000 marcs aux opérations commerciales et n’hésita pas à fréter à Nantes quatre navires pour rapporter du café de Bourbon dès le mois d’août 1749. Ce furent le Villeflix, le Mascarin, la Sultane et le Dragon qui partirent de Lorient à la fin de mars.

Le Lassay et l’Espérance devaient les accompagner ; ils ne se trouvèrent pas prêts à temps, et on les remplaça, ainsi que le Géraldus et le Jason, par l’Aimable Nanon du Havre, le Duc d’Harcourt et le Premier Président de Bordeaux, le d’Ormesson de la Rochelle, et la Palme de Brest qui mirent à la voile au début de mai. Armés surtout pour porter des vivres aux vaisseaux se trouvant dans l’Inde, ils devaient revenir presque aussitôt après leur arrivée, même s’ils n’étaient pas assurés d’avoir du fret de retour. Le Lassay et l’Espérance partirent le mois suivant.

Vingt et un navires armés ou frétés par la Compagnie en une seule année, c’étaient de grands sacrifices. Établissant à la fin de la guerre les dépenses supplémentaires qu’elle avait dû faire à cause des hostilités, elle ne les estimait pas à moins de 10.918.126 livres[13]. (A. C, C{{e|2} 34, p. 194-204). On lui a pourtant reproché de n’avoir rien compris à ses intérêts ou de les avoir sacrifiés avec une souveraine indifférence. C’est assez l’habitude de raisonner de cette façon lorsqu’il est question du xviiie siècle ; on reconnaîtra cependant que depuis le début de la guerre la Compagnie ne négligea rien pour maintenir son commerce et ni ses directeurs ni les commissaires du roi ne furent inférieurs à leur mission. Le roi lui-même se prêta de bonne grâce à toutes les combinaisons financières qui lui furent proposées et si d’abord il ne mit point ses vaisseaux à la disposition de la Compagnie, c’est qu’il crut au maintien de la paix dans l’Inde et qu’au surplus la Compagnie avait alors des bateaux en quantité suffisante, sans être obligée de payer comme elle eût du le faire, l’armement de ceux de l’État. Mais lorsqu’elle en eut perdu un certain nombre, le roi donna tous ceux qu’on lui demanda et dans les pertes maritimes ce fut encore lui qui fut le plus éprouvé. Le seul reproche qu’on puisse lui faire, c’est pourtant de n’avoir pas fait en 1744 l’effort inconsidéré qu’il fit en 1741.

*

1748-1749. — Le rétablissement de la paix fut le signal d’une activité générale, parfaitement calculée. Le roi sentant par le peu d’avantages que la paix lui avait procurés, qu’il ne serait véritablement grand que quand ses forces de mer le mettraient en état de faire la loi sur cet élément[14], n’hésita pas à faire toutes les dépenses nécessaires pour reconstituer sa marine. Quant à la Compagnie, on vient de voir avec quels moyens elle entendait reprendre le commerce. Montaran, dans un rapport du mois de mai 1748, estimait que pour 1749 et les années à venir, les fonds nécessaires aux achats dans l’Inde ne devraient pas être inférieurs à 240.000 marcs ou 12 millions de francs, soit environ le double des années précédentes. Dix-huit millions étaient encore jugés indispensables pour l’armement des navires et les dépenses en France. Afin de se procurer ces trente millions, le roi paya d’abord les dividendes de 1748, comme il avait déjà payé ceux de 1747, soit 2.700.000 liv. chaque fois, puis un arrêt du Conseil autorisa la création de 14 millions de rentes viagères à 10 % sur une tête et à 7 ½ sur deux. L’opération marchant avec trop de lenteur, Péchevin, caissier de la Compagnie, fut autorisé à emprunter sur ses billets. Il recueillit ainsi en trois mois (août à octobre) 1.500.000 liv. En novembre et décembre on recourut aux traites sur l’étranger. Ce moyen se trouvant encore insuffisant, on cherchait en décembre d’autres ressources et on examinait notamment l’opportunité de créer des rentes intéressées, qui remplaceraient les actions rentières. On profita enfin de la vente des diverses marchandises qui venaient d’arriver du Brésil et de la Martinique.

Les retours de 1749 que l’on prévoyait considérables serviraient à préparer l’expédition de 1749-1750. Les choses auraient alors repris leur cours normal, et toutes les dettes étant payées, on aurait fait le commerce avec un fonds permanent et assuré.

En attendant la réalisation de ce rêve, on décida d’armer pour la campagne 1748-1749 le Duc de Béthune, le Dauphin, et le Montaran avec 50.000 marcs pour la Chine, et la Paix, le Comte de Saxe, le d’Argenson et le Puisieux, navires nouvellement construits, avec 150.000 marcs pour l’Inde. Le Lassay et l’Espérance en ayant déjà porté 40.000 au mois de mai 1748, on arrivait ainsi au chiffre prévu de 240.000 marcs.



APPENDICE

I. — État des envois et des achats de la Compagnie dans l’Inde en 1742 et 1743.


D’un état général des envois que la Compagnie fit à ses comptoirs de l’Inde, de Moka, de la Chine et des Îles, des divers paiements qu’elle fit pour ces mêmes comptoirs depuis le 1er octobre 1724 jusqu’au 30 juin 1743, et aussi du montant du prix d’achat des marchandises que ces comptoirs lui renvoyèrent par divers vaisseaux, du produit des dites marchandises et des bénéfices qu’elles donnèrent de l’achat à la vente, des dépenses et du bénéfice net, nous extrairons les chiffres suivants, qui concernent seulement les années 1741 et 1742 (1er juillet 1741 au 30 juin 1743) :

Il fut envoyé :

1° En 1741-42 : 101 m. 4° de matières d’or et 88.924 m. de matières d’argent, d’une valeur totale de 4.442.314 liv. et 2.714.801 liv. de marchandises et vivres.

2° En 1742-43 : 70 m. de matières d’or et 133.820 m. de matières d’argent, d’une valeur totale de 6.998.637 liv. et 3.050.991 liv. de marchandises et vivres.

La Compagnie fit pour ses divers comptoirs 926.260 liv. de paiement en 1741-42 et 1.502.763 en 1742-43.

Le montant total des envois et paiements se trouva ainsi être de 8.033.385 liv. en 1741-42 et de 11.552.381 liv. en 1742-43.

Le montant d’achat dans les comptoirs des marchandises envoyées à la Compagnie fut respectivement de 9.413.788 liv. et 13.664.652, et le montant des ventes en France de 19.594.519 liv. et 21.953.028 liv. laissant dans le premier cas un bénéfice de 10.180.730 liv. et dans le second de 8.288.876.

Les dépenses ayant été la première année de : 5.358.500 liv. et la seconde de 7.898.435, le bénéfice net ressortit à 4.822.229 liv. en 1741-1742 et à 389.941 seulement en 1742-1743.

À titre de simple indication, ajoutons que du 1er octobre 1724 au 30 juin 1743, le chiffre total des bénéfices fut de 61.484.940 liv. avec un maximum de 6.295.515 en 1738-1739 et un minimum de 389.941 en 1742-1743.


II. — Armements en France de 1741 à 1748.


Armements de 1741
Pour l’Inde : Départ :
Le Triton 
27 décembre 1740 40.000 m.  
L’Argonaute 
18 janvier 1741 16.155    
Le Duc d’Orléans 
11 février » 24.423    
Le Chauvelin 
3 mars » 34.955    
Le Duc de Bourbon 
17 mars » 36.000    
Le Condé 
20 mars » 23.625   175.160 marcs.
Pour la Chine :
Le Mars 
17 janvier 1741 20.000 m.  
Le Duc de Chartres 
» » 20.000   40.000 marcs.
Pour les Îles :
Le Fleury 
5 avril 1741 600 m.  
Le Brillant 
» » 600    
L’Aimable 
» » 600    
La Renommée 
» » 300    
La Parfaite 
» » 300    
Le Jupiter 
26 avril » 4.000    
Le Héron 
9 mai » 2.778    
La Baleine 
22    » » 219   9.398 marcs.
 
Total 
224.558 marcs.
y compris les ports-permis des officiers.

Indépendamment de ces fonds, il fut chargé pour 2.972.432 liv. d’effets en marchandises (A. Col. C2 29, p. 189).

Quatre de ces navires revinrent avec les chargements suivants :

Le Triton 
855.830 livres.
L’Argonaute 
1.412.940    »    
Le Duc de Bourbon 
1.286.041    »    
Le Mars 
934.177    »    
En outre le Comte de Toulouse, retardé de l’année précédente, arriva avec un chargement de 1.194.250 livres.
Armements de 1742
Pour Pondichéry :
Le Lys 
3 janvier 1742 21.925 m.  
Le Saint-Géran 
4 mars » 1.000   22.925 marcs.
Pour Bengale :
L’Hercule 
3 janvier 1742 24.000 m. 24.000 marcs.
Pour Chine :
Le Jason 
28 octobre 1741 17.000 m.  
Le Neptune 
» » 17.000   34.000 marcs.

Pour les Îles :
Le Fulvy 
28 mars 1742 1.982 m.  
Le Maurepas 
» » 1.982    
et en outre par le Saint-Géran à son passage 
4.199 m. 8.000 marcs.
Il fut en outre chargé sur le Lys 41 marcs d’or et sur le Saint-Géran 60, ces 101 marcs faisant en argent, à raison de 14 l. ½ pour un marc 
  1.471 marcs.
On comptait en outre retirer des fonds de M. Castanier dans l’Inde 
  15.500 marcs.
 
Total 
105.896 marcs.
Il fut en outre chargé sur ces 7 vaisseaux pour 2.688.910 livres de marchandises (A. Col. C2 30, p. 4.)
Le Jason et le Neptune revinrent avec 1.170.000 liv. de thé, 9.500 liv. de soie écrue et nanquin et 1.358 pièces de soieries diverses.


Armements de 1743
Pour Pondichéry :
Le Phœnix 800 tx 
16.280 m.  
Le Duc de Chartres 600 tx 
20.797   37.077 m.
Pour Bengale :
L’Argonaute 600 tx 
20.000 m.  
Le Penthièvre 600 tx 
23.842   43.842 m.
Pour Chine :
Le Philibert 700 tx 
16.000 m.  
Le Mars 700 tx 
16.000    
La Baleine 900 tx 
13.000   45.000 m.
Pour les Îles :
Le Duc d’Orléans 600 tx 
3.850 m.  
Le Triton 500 tx 
3.850   47.700 m.
Plus par une lettre de change 
  284     
Il fut en outre chargé sur le Phœnix 
537 m. d’or.
           »                  sur le Penthièvre 
45  
           »          sur le Duc de Chartres 
338  
qui, à raison de 14 l. pour un marc, font en argent   10.706 m.
 
Total 
144.611 m.

Il fut en outre chargé pour 27.000 liv. de marchandises pour les Îles et 3.023.991 liv. pour les autres comptoirs, sans compter les marchandises chargées à fret pour les Îles et s’élevant à 180.658 liv. (A. Col. C2 30. p. 130).

Le Phœnix et le Duc de Chartres revinrent avec des cargaisons respectives de 1.333.046 liv. et 1.177.000 liv.


Armements de 1744
Pour Pondichéry :
Le Duc de Bourbon 800 tx 
1er janvier 1744 35.000 m.  
Le Favory 700 tx 
5 février » 35.000   70.000 m.
Pour Chine :
Le Dauphin 700 tx 
5 octobre 1743 15.000 m.  
Le Jason 700 tx 
12 décembre » 15.000    
L’Hercule 700 tx 
9 janvier 1744 15.000   45.000 m.
Pour les Îles :
Le Héron 450 tx 
5 février 1744 2.715 m.  
Le Saint-Géran 600 tx 
» » 2.785   5.500 m.
 
Total 
200.000 m.

Il fut en outre chargé 6.000 liv. de pièces de 2 liv. pour les Îles et pour 1.937.788 liv. de marchandises, sans compter celles à fret s’élevant à 97.719 liv. (A. Col. C2 31, p. 38).


Armements de 1745
Pour Pondichéry :
Le Saint-Louis 600 tx 
18 mai 1745 17.723 m.  
L’Achille 1.200 tx 
» » 22.653    
et en outre : sur le Saint-Louis, 464.000 liv. faisant à raison de 49 l. 16 pour un marc. 
9.235 m.
plus en lettres de change 
5.075 m. 59.867 m.
Pour la Chine :
Le Philibert 800 tx 
2 avril 1745 20.077 m.
L’Aimable 700 tx 
» » 11.750    
Le Prince de Conty 600 tx 
» » 11.750   43.577 m.
Pour les Îles :
Le Phœnix 780 tx 
18 mai 1745 2.333 m.
Le Lys 700 tx 
» » 2.334    
Le Duc d’Orléans 600 tx 
» » 2.333    
et par lettres de change 
2.297
 
Total 
112.741 m.

De plus 26.000 liv. de pièces de 2 liv. pour les Îles et pour 812.242 liv. de marchandises, non compris 194.322 liv. de fret. (A. Col. C2 31, p. 143-144).

L’Apollon et l’Anglesey, vaisseaux du roi armés en course par MM. Wailsh et D’Héguerty, armateurs à Nantes, partirent en janvier 1746.


Armements de 1746
Le Centaure 1.200 tx 
13 janvier 1746 17.766 marcs or
Le Mars 700 tx 
» »
28.002 marcs en or pour l’Inde, et 8.000 pour les Îles.
Le Brillant 600 tx 
» »
La Baleine 800 tx 
» »
L’Argonaute 500 tx 
» »
Ces navires avaient en outre pour 1.440.780 liv. de marchandises.
Le Penthièvre 600 tx 
27 avril 1746
pas de numéraire.
La Favorite 380 tx 
» »


Armements de 1747
L’Invincible 
74 canons 700 hommes Vaisseau du roi.
Le Lys 
64 » 500 » »
Le Jason 
52 » 355 » »
L’Auguste 
34 » 180 » Vaisseau de la Cie.
Le Prince 
34 » 180 » »
L’Apollon 
30 » 132 » »
Le Philibert 
30 » 170 » »
L’Aimable 
30 » 170 » »
Le Fulvy 
30 » 133 » »
La Légère 
22 » 80 » »
Le Chasseur 
12 » 45 » Frété à Saint-Malo.
Le Vigilant 
22 » 100 » Frété à Nantes.
Le Modeste 
22 » 98 » »
Le Lyon 
20 » 100 » »
La Thétis 
20 » 100 » »
Le Darmouth 
18 » 50 » »
Le Saint-Antoine 
20 » 80 » »
L’Aigle 
8 » 30 » »
Le Duc de Chartres 
23 août.
Le Prince 
23 août (second départ).
Le Lyon 
23 août (second départ).
Le Content 
18 octobre parti de l’île d’Aix.


Armements de 1748
Magnanime 
Départ 24 janvier Vaisseau du roi.
Alcide 
» »
Arc-en-Ciel 
» »
Bristol 
Départ en janvier Vaisseau de la Cie.
Hercule 
Départ 9 janvier »
Machault 
» »

Jason 
Départ 30 janvier Vaisseau de la Cie.
Géraldus 
» »
Rouillé 
Départ 15 février »
Auguste 
» »
Villeflix 
Départ fin mars Frété par la Cie.
Mascarin 
» »
Sultane 
» »
Dragon 
» »
Aimable Nanon 
Début de mai »
Duc d’Harcourt 
» »
Premier Président 
» »
d’Ormesson 
» »
La Palme 
» »
L’Espérance 
en juin Vaisseau de la Cie.
Le Lassay 
» »


III. — Chargement de navires allant dans l’Inde

À titre simplement documentaire, nous croyons devoir publier le détail de chargement de deux navires allant dans l’Inde, l’un le Duc de Bourbon, de 900 tx. et l’autre le Fulvy d’environ 600 tx.

Le Duc de Bourbon, parti en 1744, était chargé de :

Marchandises servant de lest : plomb, ancres, clous, charbon 
179 t. 1/2
Vivres de cargaison : vin, eau-de-vie, bière, vinaigre, bœuf, farine, sel 
244 t. 5/8
Marchandises sèches : vieux cordages, marchandises en caisse 
33 t. 1/2
Vivres de l’équipage 
270 t. 1/4
  727 t. 3/8


Le Fulvy, parti en 1747, était chargé de :

Marchandises servant de lest : charbon de terre, clous, plomb 
71 t.  
Vivres de cargaison : vin, eau-de-vie, farine, viande, sel, vinaigre, huile d’olive 
287 t. 1/4
Marchandises sèches : fusils, chemises, caleçons, draps, soufre, savon, fromages, papier, bouchons, vieux linge, verre et gobelets, clous, cordages 
59 t. 3/4
Poudre de guerre 
5 t.
Argent 
3 t.
Vivres de l’équipage, en dehors de la table du capitaine 
168 t. 3/4
  595 t.  


IV. — Détail des vivres d’équipage du « Duc de Chartres » en 1743 et en 1747 :


1743 1747   1743 1747
35.100 50.494
biscuits 
17 t. 1/2
52 t. 1/4
25 t. 1/4
48 t. 5/8
278 187
quarts de farine 
34 3/4 23 3/8
30 20
pipes de vin de Xerès 
15
49 3/4
10
30 1/4
46 14
barriques de vin de Bordeaux 
11 1/2 3 1/2
29 10
barriques de vin de Saintes 
7 1/4 4
25 18
pièces de vin de Nantes 
7 1/2 4 1/2
17 17
pièces d’eau de vie 
8 1/2 8 1/2
79 24 quarts de lard salé.
14 1/2
9 5/8
31 43
quarts de bœuf 
3 quarts de pieds à titres.
4 3
pipes de sel 
2
5 7/8
1 1/2
4 1/6
4 3
pièces de fromage 
2 1 1/6
quarts de sardines et morues 
1/2
2 2 barriques d’huile.
1
3/8 1
4 4 barriques de vinaigre.
4 6
barriques de pois 
4 1/2
4 1/2
6 3
pièces de fèves 
3 2
barriques de fayots 
2
barriques de gru 
18 bar. 18 bar.
1 1
pièce de riz 
1 2
barriques de riz 
470 308
barriques d’eau douce 
    117       77
Tonneaux 
    244      174 1/6


V. — Marchandises rapportées de l’Inde


Le Phœnix, venant de Pondichéry et Mahé, arriva à Lorient le 18 août 1741 avec un chargement de :

353 balles de Pondichéry,
1.100 balles de Bengale,
136.101 livres de poivres,
97.971 liv. de bois rouge,
400 paquets de rotin,
900 sacs de café de Bourbon.

Le Condé, arrivé le 12 septembre 1741, rapporta :

838 balles de marchandises blanches,
1.500 sacs de salpêtre pesant 216.218 liv.,
115.863 liv. de poivre,
500 balles de café de Bourbon.

Le Phœnix, dans un autre voyage, ramena à Lorient le 25 mai 1744 :

1.001 align=left|balles et caisses de marchandises diverses,
3 caisses de sang de dragon,
32.295 caisses à main et 605 paquets,
200.000 liv. de bois rouge et 4.500 bûches,
382.080 liv. de poivre,
300 paquets de rotin, et il prit à l’Île de France :
400 balles de café de Bourbon pesant 40.800 liv.

Le commerce des étoffes — ce qui est baptisé balles dans les chiffres ci-dessus — étant le plus important, nous croyons intéressant de donner le détail d’un de ces chargements, encore qu’ils ne fussent jamais constitués de la même manière.


VI. — Chargement du « Duc d’Orléans », venant de Pondichéry et arrivé à Lorient le 11 septembre 1740.
171.469 liv. de poivre,
128.093 liv. de bois rouge,
138.093 liv. de bois rouge,
61.641 liv. de salpêtre,
606 paquets de rotin,
5.010 pièces salempouris bl.,
24.605 pièces guinées blanches,
320 pièces deriabadis,
680 pièces doutis,
1.200 pièces percales,
1.130 pièces socrotons,
3.500 pièces tarnatannes,
44.710 pièces betilles diverses,
1.260 pièces organdis,
204 pièces tocques fil de bétille,
1.300 pièces basins,
1.440 pièces mouchoirs de Tranquebar,
1.200 pièces mouchoirs de Paliacatte,
160 pièces fils d’organdis,
4.000 pièces fils de Pondichéry,
2.720 pièc. salempouris bleus,
3.960 pièces guinées bleues,
1.408 pièc. guingans de Pond.,
3.360 pièces guingans de Madras,
320 pièces neganepaux,
1.200 pièces chazelas,
240 pièces nekanias,
720 pièces limanças.
A. Col. C2, p. 128
  1. Ne trouvant plus autant de facilités pour se procurer en Espagne, par suite de la guerre avec l’Angleterre, les matières d’argent destinées à être transformées en roupies dans l’Inde, la Compagnie se résolut sur les conseils de Dumas à faire passer une partie de ses fonds en matières d’or pour être converties en pagodes et c’est ainsi qu’il fut expédié 101 marcs d’or en 1742 et 740 en 1743. — Au début de 1743, l’or coûtait 700 liv. le marc et l’argent 49 au lieu de 48.50.
  2. Dans une lettre du 24 janvier 1742, Dupleix établissait ainsi l’état des fonds du Conseil supérieur : 120.000 roupies étaient destinées à Yanaon. 30.000 à Mazulipatam, et 200.000 à Mahé. Par suite de la situation étroite où se trouvait le Conseil, le comptoir de Chandernagor n’avait pu être compris dans cette distribution. Mais il y avait au Bengale de plus grandes facilités d’emprunt qu’à la côte Coromandel et le comptoir était autorisé à passer tous les contrats qu’il jugerait nécessaires pour les opérations de son commerce. Ces fonds distribués, il restait 200.000 roupies en caisse ; mais ce n’était pas un actif net ; le Conseil devait 203.530 pagodes ; aussi Dupleix demandait-il de très forts envois d’argent, si la Compagnie voulait réellement voir son commerce se développer dans l’Inde. (A. P. t. 6. — Lettre du Conseil à la Compagnie.)
  3. On estimait communément qu’une vente rapportait 100 % du capital engagé ; autrement dit pour pouvoir faire une vente de 20 à 21 millions, il fallait envoyer dans l’Inde 10 millions de livres environ. Sur ces 20 millions, la France en prenait à peu près le tiers, le reste, soit 13 à 14 millions, allait à l’étranger. Naturellement, ces 14 millions ne constituaient pas un bénéfice net ; il fallait en déduire les 10 millions envoyés aux Indes, de sorte que l’argent qui entrait dans le royaume se réduisait en réalité à quatre millions. Si le commerce des Indes n’avait pas existé, non seulement ces quatre millions ne seraient pas entrés en France, mais la France eut été obligée d’acheter pour son compte sept à huit millions à l’étranger ; d’où une différence de onze à douze millions tous les ans pour le royaume (A. C. C2 31, p. 115).

    Ces chiffres sont théoriques. Si maintenant on s’en rapporte à un bilan de la Compagnie établi en 1743 et rappelant toutes les opérations effectuées depuis 1725, dans l’Inde, la Chine et les Îles, on y verra que les ventes à Lorient ne laissaient sur les prix d’achat qu’un bénéfice annuel moyen de sept millions environ. Les achats furent en effet pendant cette période de 136.104.522 liv., et le produit des ventes atteignit 263.043.264 liv., soit un bénéfice total apparent de 126.938.742 liv. en 18 ans. Mais il s’en fallait que ce bénéfice fut définitif. La Compagnie eut a acquitter pour ses comptoirs et ses constructions des dépenses qui s’élevèrent à 53 millions ; elle eut à réparer des pertes de navires ou de marchandises, faire face à des guerres prolongées comme celle de Mahé, accorder des ports-permis à ses officiers et exécuter d’autres dépenses, variables suivant les circonstances, qui réduisirent ce bénéfice à 21.761.877 millions, soit environ 1.200.000 fr. par an. Ce bénéfice n’était pas distribué aux actionnaires, qui touchaient leur dividende fixe de 150 liv. par action sur une contribution de 8 millions de la ferme des tabacs et de 300.000 liv. des aides et gabelles et s’ajoutait à l’actif de la Compagnie qui se trouvait ainsi, en 1743, être de 161.147.817 liv. contre 189.385.940 en 1725.

    Le capital était représenté par :

    90 millions provenant de l’aliénation de la ferme des tabacs ;

    10 millions dus par le roi ;

    10.115.302 liv. bâtiments civils et militaires ;

    9.079.512 liv. vaisseaux et bâtiments de mer ;

    32.643.681 liv. armes, munitions de guerre, et créances douteuses ;

    9.309.320 liv. effets de commerce en circulation (A. C. C2 31, p. 94-98 et 116-117).

    Les marchandises de Chine et celles des Îles figurant dans le même compte que celles de l’Inde proprement dite, il est difficile de définir leurs parts respectives. On peut cependant y arriver avec quelques approximations. De 1741 à 1745, la Compagnie envoya en Extrême-Orient 764.000 marcs de matières d’argent, dont 517.000 pour l’Inde, 207.000 pour la Chine et 40.000 pour les Îles. Tout cet argent n’était pas, il est vrai, destiné au commerce ; mais on supposant que ces divers pays aient également réparti leurs disponibilités suivant leurs besoins administratifs et commerciaux, on reconnaîtra, sans grande chance d’erreur, que dans le mouvement général du commerce et avec quelques variations dans les chiffres, la part de l’Inde devait être de 68 %, soit à peu près les deux tiers, celle de la Chine 27 et celle des Îles de cinq. Le commerce de Moka, de Manille et du golfe Persique rentrait dans celui de l’Inde.

  4. Afin de ne pas encombrer le récit par des développements non pas inutiles mais très spéciaux, nous avons renvoyé en appendice :

    1° Un état des envois et des achats de la Compagnie dans l’Inde en 1742 et 1743 ;

    2° Les divers armements effectués de 1741 à 1748 ;

    3° Deux états pris au hasard de marchandises portées dans l’Inde par des navires de la Compagnie en 1744 et 1747 ;

    4° Un état des vivres d’équipage confiés à un navire, le Duc de Chartres, en 1743 et en 1747 ;

    5° Une indication sommaire des marchandises rapportées de l’Inde par trois navires différents en 1741, 1742 et 1744 ;

    6° Enfin un état plus détaillé des balles d’étoffes, cotonnades, soieries ou mousselines, confiées à un navire quelconque, dans l’espèce le Duc d’Orléans, arrivé à Lorient le 11 septembre 1740.

  5. Les syndics choisis furent le duc de Béthune, le marquis de Lassay, de Fontpertuis, Verzure et Colabeau, ces deux derniers négociants et Saladin (de Genève).
  6. Cette situation de la Compagnie à la fin de 1744 et au début de 1745 a provoqué, en dehors des rapports ou documents officiels, un certain nombre de mémoires particuliers, assez curieux à lire, et qu’on trouvera au registre A. C. C2 31 des archives du Ministère des Colonies. On examina surtout s’il était préférable de recourir à une loterie, à un emprunt auprès des banques ou à une sorte d’emprunt forcé aux actionnaires par la conjugaison d’un versement en argent et d’une retenue du dividende. Ce fut celle dernière solution qui triompha.
  7. Vu l’incertitude des affaires de l’Europe et pour éviter de faire courir de trop gros risques aux cargaisons du Bengale, dans une région que l’on supposait plus exposée que toute autre aux attaques, le Conseil de Chandernagor fut invité à ne pas mettre plus de 600.000 roupies de marchandises sur un navire ; s’il s’en trouvait davantage, il devait prendre ses mesures pour les faire passer à Pondichéry ou à l’Île de France, où elles seraient chargées sur les vaisseaux en partance pour l’Europe.
  8. Les envois propres à l’Inde furent de 7.500.000 fr., (A. G. C2 31, p. 241).
  9. L’Achille jaugeait 1.200 tonneaux, c’est la première fois que nous voyons naviguer un navire de cette importance.
  10. Fournier, maître d’hôtel de la reine, avait été l’un des syndics nommés à la suite de l’assemblée générale des actionnaires du 30 janvier 1745 ; il ne fut pas maintenu lorsque ce nombre, primitivement fixé à 12, fut réduit à 6 après l’assemblée générale du 23 juin.
  11. Mémoire secret, envoyé à MM. Dupleix et David, A. C. C2 32, p. 34-40.
  12. A. C., c2 33, p. 191-197.
  13. Sans entrer dans le détail des chiffres, il nous paraît utile et intéressant d’en citer quelques-uns. Ainsi l’Aimable, le Fulvy, l’Hercule, le Machault, le Rouillé, le Triton, le Bristol et la Cybèle qui en temps de paix lui auraient coûté 2.200.000 fr., lui en coûtèrent 3.828.000. Le Lyon, le Villeflix, le Sultan, le Mascarin, le Dragon, le Premier Président, le Duc d’Harcourt, l’Aimable Nanon, le d’Ormesson, la Palme lui coûtèrent 1 million au lieu de 500.000 fr. De plus grands navires comme le Philibert, le Prince de Conty, le Lys, le Duc d’Orléans, l’Achille, etc., lui revinrent à 8.216.934 liv. au lieu de 3 millions, soit une augmentation nette de 5.216.934 liv.
  14. Lettre de Godeheu à Dupleix. 5 novembre 1749.