Dupleix et l’Inde française/2/7

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Ernest Leroux (2p. 215-250).


CHAPITRE VII

Les Préparatifs de l’Expédition de Madras.


§ 1. — Envoi d’une escadre dans l’Inde sous les ordres de la Bourdonnais (1741). Paradis à Madras. Rappel de l’escadre.
§ 2. — La déclaration de guerre avec l’Angleterre (15 mars 1744). Projets d’armements de la Bourdonnais : il offre à Dupleix de s’y associer.
§ 3. — Réserves de Dupleix. Il croit que les Anglais observeront la neutralité. Ses efforts pour la maintenir.
§ 4. — Dupleix se prépare à la guerre. Projets contre Madras arrêtés de concert avec la Bourdonnais. Le ministre recommande aux gouverneurs de l’Inde et des Îles de coordonner leurs efforts. La Bourdonnais retenu aux Îles par l’attente des vaisseaux de France.
§ 5. — Activité des Anglais. Leurs prises à Achem, dans le détroit de Banca, à Louisbourg, à l’embouchure du Gange, à Tranquebar.
§ 6. — Dupleix prépare en secret l’expédition de Madras. Le nabab d’Arcate à Pondichéry.
§ 7. — La Bourdonnais part pour l’Inde (24 mars 1746). Son séjour à Madagascar. L’affaire de Négapatam. Arrivée à Pondichéry (8 juillet).


§ 1er.

Lorsque l’Angleterre déclara la guerre à l’Espagne en 1739 et qu’en 1740 s’ouvrit la succession d’Autriche, il devint évident que la France ne resterait pas indifférente à ces événements et en effet elle intervint dans les affaires de l’Allemagne dès 1741. Toutefois la prudence et l’esprit de conciliation du cardinal Fleury retardèrent jusqu’en 1744 le conflit direct avec l’Angleterre.

Au début, les ministres français et la Compagnie pensèrent de bonne foi que, suivant les précédents de la guerre de succession d’Espagne, les hostilités pourraient être localisées en Europe et ne seraient pas transportées dans l’Inde où les Européens n’occupaient que de faibles territoires. La Bourdonnais qui se trouvait alors en France, représenta au contraire au ministre Orry, contrôleur général des finances, que même en admettant le désir des compagnies d’observer la neutralité, elles seraient nécessairement entraînées dans la guerre par les capitaines de vaisseaux des marines royales qui, sans respect pour les traités particuliers, ne sauraient résistera la tentation d’arrêter les vaisseaux de commerce et de faire des prises fructueuses. Orry se laissa convaincre et, sans demander l’opinion des directeurs, décida dans le plus grand secret d’armer une flotte composée de deux vaisseaux du roi et de cinq vaisseaux de la Compagnie, dont il confia le commandement à La Bourdonnais, nommé capitaine de frégate. Cette escadre ne pouvait naturellement être chargée d’une mission militaire effective, puisque la paix n’était pas rompue ; elle ne devait pas davantage précipiter les événements par une attaque brusquée ; mais on calculait que, si la guerre venait à se déclarer, elle se trouverait sur les lieux pour partir immédiatement en course et ruiner en un instant le commerce de l’ennemi. Quant aux établissements anglais, la Bourdonnais reçut au moment de son départ des ordres verbaux ou secrets, les uns pour ne les attaquer qu’avec une sorte de certitude de succès et les autres pour n’en conserver aucun, si on les prenait. La guerre devait être surtout maritime (Mémoire, p. 59).

Pour donner de pareilles instructions, il fallait que le ministre comptât beaucoup sur l’imminence des hostilités ; autrement que pouvait faire dans l’Inde une flotte condamnée à l’expectative, sinon se fatiguer et s’affaiblir en des manœuvres sans objet et devenir finalement une charge et un danger ? N’était-il pas encore à craindre que cet armement n’éveillât les soupçons de l’ennemi et le déterminât à prendre des mesures identiques, à un moment plus opportun ?

Quoi qu’il en soit, la flotte française partit de Lorient le 5 avril 1741 avec environ 1.200 marins et 500 soldats ; mais on ne sait pour quel motif, le ministre changea au dernier moment la destination des deux vaisseaux du roi, en sorte que l’escadre fut réduite aux cinq vaisseaux de la Compagnie (Mémoire, p. 23 et 27).

Ces vaisseaux étaient le Fleury de 56 canons, le Brillant et l’Aimable de 50 canons chacun, la Renommée de 28 et la Parfaite de 16.

À son arrivée aux îles, le 14 août suivant, La Bourdonnais apprit que les Marates menaçaient Pondichéry et qu’on lui demandait assistance. Sans perdre de temps, il partit huit jours après pour l’Inde où il arriva le 27 septembre. On a vu plus haut comment le gouverneur Dumas avait déjà obtenu la retraite des Marates ; par contre la guerre battait son plein à Mahé. C’était là que dix-sept ans auparavant La Bourdonnais avait fait ses premières armes avec M. de Pardaillan ; il consentit volontiers à disposer de son escadre pour terminer les hostilités ; et le 22 octobre il mit à la voile pour la côte Malabar[1]. Par d’énergiques mesures militaires, il acheva en six semaines des opérations qui duraient depuis plus de dix-huit mois. Après avoir présidé lui-même à la paix que Bayanor signa le 22 janvier, il revint directement aux îles.

Pendant son séjour à Pondichéry, il s’était entretenu avec Dumas de l’éventualité de la guerre avec l’Angleterre et de l’utilité de prendre Madras. Tous deux avaient reconnu que l’opération était désirable et avaient décidé d’envoyer l’ingénieur Paradis étudier les moyens de défense de la ville et en lever un plan aussi exact que possible.

Nul homme n’était mieux qualifié pour accomplir cette mission. Il avait rempli les fonctions d’ingénieur à Bourbon, à Mahé, à Karikal et enfin à Pondichéry et partout il avait révélé de telles qualités d’initiative et de savoir-faire que le roi l’avait nommé capitaine réformé ou, comme on dirait aujourd’hui, capitaine à la suite, le 20 février 1740.

Paradis se rendit à Madras au mois de janvier 1742. La défense de la ville lui parut fort négligée et malgré les bruits de guerre, il remarqua que l’on ne faisait pas de nouveaux travaux. Sous couleur de politesse et comme pour lui faire honneur, il fut l’objet d’une étroite surveillance ; il put néanmoins dresser un plan des fortifications qu’il compléta par un projet de siège, basé sur une attaque imprévue ; il concluait à un succès facile et peu meurtrier. Plan et projet furent soumis à Dupleix lors de son arrivée à Pondichéry et communiqués à la Bourdonnais à titre confidentiel.

Cependant le ministre voyant le statu quo se prolonger en Europe et continuant à croire qu’en cas de guerre la neutralité serait observée dans l’Inde, avait décidé dès le mois de novembre 1741 de rappeler tous les vaisseaux confiés à la Bourdonnais, dut-il les renvoyer à vide, plutôt que d’en garder un seul, parce que, disait-il, « il n’était pas possible de les conserver sans faire de nouvelles dépenses, qui seraient trop à la charge de la Compagnie ». (A. C. C2 29, p. 26[2]). La Bourdonnais exécuta ces ordres avec le sentiment que l’on faisait une faute et demanda son rappel[3].

Faute grave assurément, si la guerre devait prochainement éclater ; mais qu’en savait La Bourdonnais ? qu’en savait le ministre lui-même ? Comme la paix se prolongea plus de deux ans encore, ce n’est pas à la prudence tardive d’Orry qu’il faut s’en prendre ; il faut plutôt regretter que l’affaire ait été conçue et exécutée à l’origine avec trop de légèreté ou d’inconséquence. On eut dit qu’au lieu de diriger les événements, le ministre en suivait les impulsions ou les caprices, en homme qui cherche sa voie dans la nuit.

Seize mois après avoir donné l’ordre de faire revenir l’escadre, Orry reconnaissait (lettres des 16 et 20 mars 1743), qu’on avait agi avec trop de précipitation et il espérait encore que ses propres instructions n’auraient pas été complètement exécutées. Pour calmer les légitimes susceptibilités de La Bourdonnais et lui témoigner en même temps la bonne opinion qu’on avait de ses services, le ministre, non seulement ne le rappelait pas en France, mais il lui réservait le gouvernement intérimaire de l’Inde, dans le cas où il arriverait quelque accident à Dupleix et il l’engageait à se considérer comme un homme utile et même nécessaire (Mémoire, p. 34).

Il était néanmoins difficile à Orry et au ministre de la Marine, Maurepas, de renvoyer dans l’Inde une flotte nouvelle, sous peine de provoquer la guerre elle-même et une année nouvelle se passa au milieu d’appréhensions sans cesse renaissantes et sans cesse assoupies. Le plan de Paradis reposait donc tranquillement dans les dossiers de Dupleix et de La Bourdonnais lorsque l’orage qui grondait depuis cinq ans dans l’occident de l’Europe vint enfin à éclater.

§ 2.

Le 11 septembre 1744, La Bourdonnais était occupé à sauver les débris du Saint-Géran qui avait péri corps et bien le 15 avril en vue de l’île d’Ambre, lorsqu’un vaisseau de France, la Fière, partie de Lorient le 27 avril, vint lui apporter la nouvelle que la France et l’Angleterre étaient en état de guerre en Europe depuis le 15 mars précédent. La Fière avait ordre d’aller jusqu’à Mahé, d’où M. de Leyrit enverrait un courrier piéton pour avertir Dupleix ; mais tout l’équipage étant malade, La Bourdonnais jugea convenable d’expédier à sa place la tartane l’Élisabeth.

Le ministre et la Compagnie espéraient encore que nos ennemis garderaient la neutralité au delà du Cap de Bonne-Espérance et recommandaient en conséquence à La Bourdonnais de ne point armer en course à moins qu’ils ne se déclarassent les premiers contre nous. La Bourdonnais et son conseil ne pensèrent pas un instant que les Anglais dussent tenir une conduite aussi circonspecte et jugèrent aussitôt que notre inaction nous serait fatale ; mais que pouvait le bon sens contre l’idéologie qui commençait déjà à se glisser dans notre diplomatie et nos institutions ? La Bourdonnais se déclarait toutefois prêt à porter les premiers coups si telle était aussi l’opinion de Dupleix ; il avait à sa disposition quatre vaisseaux armés de 96 canons avec 950 hommes d’équipage et, s’il retenait deux vaisseaux d’Europe envoyés dans l’Inde, cet effectif serait de 1.800 hommes, avec lesquels on pouvait faire un coup d’éclat ; il armerait alors moitié pour la Compagnie et moitié pour lui-même et pour Dupleix, si ce dernier y consentait. Les Anglais étant momentanément hors d’état de rien faire à Moka ni en Perse, il leur serait aisé à l’un et à l’autre d’y porter ce qu’ils voudraient et ils y trouveraient de plus l’avantage d’amariner chemin faisant, tout ce qu’ils rencontreraient. La Bourdonnais, dont l’imagination était prompte et variée, comptait ainsi tirer avec Dupleix le meilleur parti des événements :

« Je compte sur vous avec confiance, lui écrivait-il le 12 septembre, comme vous devez compter sur moi de galant homme à galant homme. Ne croyez pas qu’une affaire particulière puisse jamais influer sur ma façon de penser en général ; dès que l’honneur et le bien du service parlent, je ne compte plus rien : agissez de même à mon égard et puisque la guerre peut prolonger ici mon séjour plus que je ne me le proposais, je vous demande encore derechef votre amitié ; comptez sur la mienne ; de notre union seule dépend toute notre force et c’est par une mutuelle et sincère intelligence que nous pouvons résister à nos ennemis, soutenir l’honneur de notre nation, les intérêts de la Compagnie et remplir ce que nous devons à nous-même. » (A. C. C2 81, p. 4).

Dans une autre lettre du lendemain, la Bourdonnais exposait à Dupleix un plan plus hardi ; il ne s’agissait de rien moins que d’envoyer croiser trois vaisseaux à 30 lieues au vent de Sainte-Hélène et y enlever les vaisseaux anglais de Chine et peut-être d’autres. Là on était dans les règles, puisqu’on opérait en deçà du Cap. La Bourdonnais ne doutait pas que Dupleix ne fut disposé à le soutenir dans cet audacieux projet et le priait de lui envoyer à cet effet l’un de ses navires avec 50 bons soldats ; il en doutait même si peu qu’il en prévenait le ministre, comme si les arrangements étaient déjà certains et déterminés (A. C. C2 81, p. 5).

§ 3.

Or telles n’étaient point les idées de Dupleix.

Il avait appris la déclaration de guerre par un navire anglais arrivé à Madras le 16 septembre, mais il n’en fut lui-même officiellement avisé qu’un mois plus tard par la Charmante, partie de France le 9 mars. Il en exprima sa surprise à la Compagnie dans une lettre du 18 octobre où il disait en propres termes :

« Nous sommes tous les jours dans l’attente de recevoir un navire, ne pouvant nous persuader que dans une pareille occurrence la Compagnie laisse ses comptoirs de l’Inde dans une incertitude extrêmement préjudiciable à ses intérêts et à ceux des particuliers qui résident dans ses colonies. » (A. P., t. 7).

Comme dans les jours qui suivirent, on apprit l’arrivée dans l’Inde de six vaisseaux de guerre anglais, sous les ordres de Barnet, l’abandon dans lequel la Compagnie paraissait laisser ses établissements, ne pouvait que produire le plus mauvais effet sur l’esprit des gens du pays et affaiblir tout à la fois notre crédit et notre autorité. L’arrivée des vaisseaux anglais, suivant de si près la déclaration de guerre, indiquait la voie que nous aurions dû suivre nous-mêmes, pour protéger notre commerce et mettre nos établissements à l’abri d’un coup de main.

Avec une entière bonne foi Dupleix croyait pourtant que les Anglais ne violeraient pas la neutralité. Il estimait que la tranquillité était ce qui convenait le mieux aux intérêts des deux Compagnies ; aussi était-il disposé à faire tout ce qui dépendrait de lui pour entretenir une bonne intelligence avec les Anglais. Dès qu’il eut connaissance de la déclaration de guerre, il écrivit (2 décembre) aux Conseils de Madras et de Bombay pour leur donner avis que l’intention du roi, du ministre et de la Compagnie était de ne point porter la guerre dans l’Inde au delà du Cap de Bonne-Espérance et pour leur soumettre en même temps un projet de neutralité. En attendant leur réponse, il se déclarait disposé à rester sur la défensive dans tous nos établissements et il défendait à tous les capitaines des vaisseaux français d’être agresseurs, en quelque manière que ce put être, depuis Le Cap de Bonne-Espérance jusqu’en Chine ; si les Anglais voulaient de leur côté entrer en de pareils arrangements, le commerce des deux nations continuerait comme en pleine paix. Dupleix ne doutait point qu’ils dussent accéder à ces propositions[4].

Cette assurance de Dupleix étonne quelque peu. Bien qu’il eut entretenu de bonnes relations avec les Anglais de Calcutta lorsqu’il était directeur du Bengale, il n’avait cependant qu’une confiance limitée en leur bonne foi, il connaissait leur caractère et leur politique. Dès le début de l’année 1742, alors qu’on les savait occupés à faire la guerre aux colonies espagnoles de l’Amérique, ils répandirent dans l’Inde le bruit que Carthagène avait été pris par l’amiral Vernon et qu’ils avaient fait un butin de 50 millions de piastres.

« Nous ne donnons pas beaucoup de créance à cette dernière nouvelle, écrivait Dupleix au Conseil de Chandernagor le 12 février 1742. Messieurs les Anglais ont mis les autres nations sur le pied de ne point ajouter foi à celles qu’ils répandent. » (C. P. Ch., t. 2, p. 208).

Carthagène en effet n’était pas pris ; l’expédition se traduisit au contraire par un désastre pour l’amiral Vernon et Dupleix put ainsi compléter ses appréciations quelques jours plus tard (21 avril et 15 mai) :

« Les bruits que les Anglais avaient fait courir à ce sujet étaient marqués à leur coin… Une pareille nouvelle (l’échec de Carthagène) devrait les corriger de leur vanité et de leur mauvaise foi. »

Comment put-il être si confiant en 1744 ? Il aurait pu penser que les Anglais n’avaient pas oublié nos menaces de 1741 et qu’ils pouvaient lui répondre que ce n’étaient pas eux mais nous qui, en armant l’escadre de La Bourdonnais, avions envisagé les premiers la rupture de la neutralité. Mais on croit aisément en ce qu’on espère et Dupleix qui n’avait dans l’esprit aucun rêve d’expansion territoriale, désirait ardemment la paix, dans l’intérêt exclusif de notre commerce.

Sa confiance n’était cependant pas tout à fait injustifiée.

Le Conseil de Madras, présidé par le gouverneur Morse, répondit qu’il n’était pas moins désireux que celui de Pondichéry, d’entretenir une parfaite union entre les deux compagnies pour le bien réciproque de leur commerce. Il ne promettait toutefois la neutralité que pour son compte personnel et déclinait d’avance toute responsabilité pour les actes auxquels pourraient se livrer les vaisseaux de Sa Majesté. C’étaient précisément les risques que la Bourdonnais avait pressentis en 1741.

Le gouverneur de Bombay répondit que ses pouvoirs n’étaient pas assez étendus pour conclure un traité de neutralité, mais le Conseil de Tellichéry, qui jouissait d’une certaine autonomie entre les gouvernements de Madras et de Bombay, accéda avec plaisir aux propositions de Dupleix. Le 20 mars 1728, on avait arrêté entre ce comptoir et celui de Mahé que, quand même il y aurait guerre en Europe entre les deux couronnes, on n’inquiéterait pas les forts ou loges des compagnies et qu’on n’attaquerait pas leurs embarcations, dès qu’elles seraient en vue du pavillon de l’un ou de l’autre comptoir. S’inspirant de ce précédent, les chefs actuels de Tellichéry et de Mahé, Geckie et Duval de Leyrit, se donnèrent réciproquement parole d’honneur que les vaisseaux de leurs compagnies et ceux armés dans l’Inde sous leur pavillon ne pourraient commettre aucun acte d’hostilité les uns contre les autres depuis Anjingo jusqu’à Goa, à quarante lieues de distance de la côte Malabar[5].

Restait Braddyl, gouverneur du Bengale. Dupleix invita le Conseil de Chandernagor à se mettre en rapport avec lui. Burat lui députa en conséquence le 31 janvier 1745 les conseillers Golard et Boutet avec pouvoir de conclure un traité de neutralité sur le même pied que ceux proposés aux Conseils de Madras et de Bombay. Braddyl, qui savait que des vaisseaux de guerre anglais étaient arrivés dans les mers de l’Inde, fit une réponse évasive, conçue dans le même esprit que celle du Conseil de Madras (Cor. P. Ch., t. 2, p. 349).

La situation du reste n’était pas tout à fait la même au Bengale qu’à Coromandel ou à Malabar. Au Bengale, tous les établissements européens se trouvaient sur le Gange à une grande distance de la mer, et, d’après des ordres du nabab en vigueur depuis cinquante ans, ils ne devaient point se faire la guerre en ses états ; par conséquent, la navigabilité du Gange restait entièrement libre. Le problème de la neutralité se posait pour la mer seulement. Mais où s’arrêtait la navigabilité du Gange ? D’après les Français, il fallait, pour qu’elle ne fut pas un vain mot, qu’elle s’étendit au delà de la rade de Balassor, où l’on prenait les pilotes pour remonter le fleuve et qu’elle allât jusqu’à la Pointe des Palmiers, c’est-à-dire à cinquante kilomètres environ le long de la côte ; les Anglais soutenaient au contraire qu’elle s’arrêtait aux bouches mêmes du fleuve. Le nabab, invité à résoudre le différend, partagea la thèse française et pour l’appuyer, il renouvela, en juillet 1745, aux trois nations européennes l’ordre de ne commettre aucun acte d’hostilité les unes contre les autres et, en ce qui concernait la navigabilité du Gange, de respecter les franchises observées de tout temps par elles dans la rade de Balassor, jusqu’à la Pointe des Palmiers. Mais, on le verra bientôt, ce n’était pas une volonté ferme ; elle pouvait aisément fléchir devant des considérations d’argent et l’on sait combien les Anglais sont passés maîtres dans l’art de manœuvrer les consciences (Cor. P. Ch., t. 2, p. 350).

C’est dans ces conditions, c’est-à-dire dans l’espérance de voir la paix se maintenir dans l’Inde, que Dupleix répondit par un refus courtois le 1er décembre 1744 aux deux lettres de la Bourdonnais, lui offrant de participer à une guerre de course lointaine et hasardeuse. « Il faut attendre, lui dit-il, que les Anglais soient les agresseurs, ce dont je doute. » Si toutefois, contre toute apparence, ceux-ci se livraient les premiers à des actes d’hostilité, il entrerait volontiers dans ses vues et il lui prêterait avec plaisir le concours de ses forces, qui à la vérité n’étaient pas aussi grandes qu’on le supposait ; la garnison de Pondichéry comme celles de Mahé et de Karikal étaient réduites au minimum de troupes et s’il ne lui venait pas de secours d’Europe, il ne voyait pas comment il pourrait soutenir nos établissements. Quant à l’appel à l’union que lui avait adressé La Bourdonnais, il ne l’avait trouvé ni insensible ni indifférent. « Il n’y a point de doute, lui disait-il, que de notre union dépend toute notre force et que c’est le seul moyen de soutenir l’honneur de la Nation et de la Compagnie et le nôtre. Persuadé de cette vérité, vous pouvez compter sur tout ce qui sera de ma dépendance. » Par contre, il n’approuvait nullement l’idée d’envoyer des navires au large de Sainte-Hélène pour attendre les vaisseaux anglais, les surprendre et les saisir. Une telle opération entraînerait nécessairement la rupture que la Compagnie cherchait à éviter dans l’Inde ; elle était d’autre part impraticable, car depuis deux ans les navires anglais ne partaient plus du Cap que sous l’escorte de navires hollandais. Dupleix refusait net de s’y associer (A. C. C2 81, p. 49).

§4.

Lorsque la Compagnie lui prescrivait d’entretenir la paix dans l’Inde, Dupleix pensait qu’elle s’était entendue avec celle d’Angleterre ; les événements ne tardèrent pas à lui prouver qu’il s’était trompé et que c’était la Bourdonnais qui avait le mieux jugé la situation.

Le 4 décembre, au moment même où Dupleix manifestait à la Bourdonnais et au ministre tant de confiance dans l’avenir, le Favori, vaisseau de la Compagnie, commandé par Gilbert Deschenaye qui revenait de Manille, fut pris en rade d’Achem par le Midway, cap. Peyton et le Dauphin, cap. Moore, qui arrivaient tous deux d’Angleterre. C’était une perte de 400.000 roupies ; la consternation fut grande à Pondichéry, où la nouvelle parvint le 9 janvier 1745 par voie de Tranquebar et de Karikal.

Dupleix continua de penser que s’il n’avait tenu qu’à la Compagnie d’Angleterre, la tranquillité n’eut pas été troublée et peut-être ne se trompait-il pas. Mais il ne s’obstina pas plus longtemps dans ses illusions et, le cœur désenchanté, il prépara la guerre avec autant de soin qu’il l’avait évitée. Il se rappela alors les propositions que lui avait faites la Bourdonnais de faire d’un commun accord la guerre de course et d’urgence il lui fit passer le Fleury pour l’utiliser de la façon qui lui conviendrait le mieux. Dupleix écrivit en même temps aux subrécargues de tous ses navires de se concerter avec La Bourdonnais sur le plus sûr parti à prendre dans des circonstances aussi critiques ; il autorisait enfin la Bourdonnais à l’intéresser de 8 à 10.000 frs. dans chacune de ses entreprises de guerre (A. C. C2 81, p. 49-50).

Le Fleury, muni d’une forte artillerie, venait de Mahé où il avait été armé en guerre contre les Angrias ; à son passage à Cochin, il trouva en rade quatre navires anglais chargés pour Moka et Jedda et quoiqu’il pût les prendre tous les quatre, il s’en tint aux premiers ordres qu’il avait reçus et les laissa partir tranquillement. Le Favori n’avait pas agi autrement à Achem, la veille du jour où il fut pris par le Midway.

Prévoyant que la Compagnie, comptant sur la neutralité, non seulement n’enverrait aucune force capable de balancer celles des Anglais, mais continuerait d’armer comme à l’ordinaire pour les mers de l’Inde et de Chine en exposant ainsi ses vaisseaux aux pires dangers, la Bourdonnais se trouva fort perplexe. Il avait en tout à sa disposition cinq navires avec 1.000 blancs et 3 à 400 noirs. Depuis que les Anglais avaient échappé aux surprises d’une attaque brusquée, il ne pouvait plus avec d’aussi faibles effectifs envoyer des corsaires de tous les cotés et il déclina pour le moment les offres de Dupleix. Mais, dans sa pensée, c’était un simple ajournement ; il comptait recevoir fin mai des renforts de la Compagnie, alors il partirait pour Mahé avec toutes ses forces et selon les nouvelles que Dupleix lui aurait fait parvenir, il se déciderait sur ce qu’il devrait entreprendre. L’idée de l’attaque de Madras devait naturellement se présenter à son esprit ; il s’en expliqua avec Dupleix par lettres des 16 et 24 mai 1745.

« Je ne renonce pas, disait-il, à l’idée que mon frère (Mahé de la Villebagne, conseiller ad honores au Conseil supérieur de Pondichéry) vous avait communiquée de ma part à votre arrivée à Pondichéry et si une fois nous étions assez supérieurs aux Anglais pour n’avoir rien à craindre de leurs vaisseaux, je me déterminerais avec d’autant plus d’empressement que ce coup de main réparerait toutes nos pertes ; car si peu que vous vouliez m’aider, je suis presque certain du succès en réunissant 2.000 européens avec 2 ou 300 cipayes ou pions pour battre la campagne… Si l’idée vous paraissait susceptible d’exécution, vous vous souvenez de tout ce que je vous ai demandé, surtout il nous faut Paradis, beaucoup de chelingues et de cipayes ; enfin quelques choses que nous entreprenions, le principal selon moi est, dès que vous verrez paraître le vaisseau en question (celui sur lequel la Bourdonnais devait arriver incognito), de faire barrer tous les passages par une troupe de pions, afin qu’aucune nouvelle ne puisse parvenir du haut de la côte à Madras. Ce point est bien essentiel ; car, après ces précautions prises, il ne faut plus, Monsieur, qu’une bonne résolution et de la fermeté, entreprendre avec connaissance, soutenir et exécuter avec valeur. Rien n’effacerait plus notre honte dans l’Inde que ce coup d’éclat dont la réussite selon moi est facile. Elle dépend de vous en partie par les préalables et les préparatifs nécessaires ; ainsi, Monsieur, le principal de la gloire vous sera dû et je me ferai toujours honneur et plaisir de la partager avec vous… Je vous demande de bien peser le pour et le contre, de ne donner ni trop ni trop peu à la fortune. Il ne faut pas craindre nos ennemis, mais il ne faut pas les mépriser… Si nous sommes repoussés, le mal n’en sera pas grand à quelques hommes de pertes près et la honte d’une tentative infructueuse ; nous nous retirerons, mais j’ai bien de la peine à ne pas croire que, quand le vin sera tiré, nous ne le buvions. » (A. C. C2 81, p. 6-10).

Entrant dans le détail de l’opération elle-même, la Bourdonnais discutait point par point le plan de Paradis et comptait charger celui-ci de l’une des attaques, nul n’étant plus qualifié que lui pour conduire les troupes dans des endroits qu’il avait si bien décrits. Puis il demandait à Dupleix de lui procurer « 5.000 sacs à terre comme si c’était pour prendre du riz ou du poivre, un mortier de 12 à 13 pouces, 4 à 6 canons de campagne, du papier à gargousses, 2 ou 300 paniers, 2 ou 300 pioches, qu’on pourrait mettre en barriques pour éviter des soupçons, une trentaine de chelingues, une douzaine de catimarons et 30 à 40.000 livres de poudre. » Ces préparatifs achevés, la Bourdonnais, prévenu à Karikal ou Porto Novo, arriverait de nuit à Pondichéry, où Dupleix déguisé viendrait aussitôt conférer avec lui en lui amenant Paradis. Ils prendraient alors une résolution définitive.

« Il faut, écrivait la Bourdonnais, chasser ou prendre les vaisseaux qui seront mouillés devant Madras, afin que leurs équipages ne puissent leur servir à défendre la ville, ensuite nous viendrons faire notre descente conformément au plan de M. Paradis… Fournissez-moi seulement 300 européens des plus aguerris et 100 ou 200 cipayes, des coulis pour les transports, et j’entreprends l’affaire. S’il n’y a point de changement considérable à Madras, je serai sûr de réussir et ne négligerai rien pour leur faire payer nos vaisseaux de Chine et de Manille. Quoiqu’il ne soit pas à propos de partager la peau du lion avant de l’avoir pris, je vous serai obligé de me faire d’avance un petit mémoire de ce que je dois leur demander si le bonheur nous favorise. »


La Bourdonnais était prêt à partir en juin pour exécuter ce projet ou tout autre que Dupleix pourrait lui suggérer ; mais comme les vaisseaux de France n’arrivaient pas et que les siens consommaient journellement plus de vivres que les Îles n’en pouvaient fournir, il prit le parti de les envoyer s’approvisionner à Madagascar, avec ordre de l’y attendre. Le mois de juillet allait s’écouler sans qu’aucune voile se montrât à l’horizon lorsqu’enfin le 28 parût l’Expédition, cap. Lesquelin, par laquelle le contrôleur général lui annonçait la prochaine arrivée de cinq vaisseaux auxquels il pourrait joindre ses propres forces et les vaisseaux des Îles. Orry lui marquait que cet armement avait pour but de porter 100.000 marcs de piastres à Pondichéry, de faire ensuite la guerre de course qui lui conviendrait, et enfin de s’en revenir avec tout ce qu’on pourrait lui donner à Pondichéry. Dans ce triple but, le ministre recommandait à la Bourdonnais (lettre du 29 janvier 1745) de se rendre à Achem pour y faire des approvisionnements, puis d’aller croiser à l’embouchure du Gange, jusqu’au temps qu’il jugerait le plus à propos de se rendre à Pondichéry, mais il l’autorisait en même temps à modifier ce plan s’il le jugeait bon et « même à prendre tout autre parti, quel qu’il fût ». Son attitude à l’égard de Dupleix était également tracée ; il devait lui donner avis de tous ses projets et « agir avec lui avec les égards qu’il convenait d’avoir pour un homme qui commandait toute l’Inde ». Dupleix recevait de son côté les ordres les plus précis pour le seconder. Au retour de cette expédition, la Bourdonnais était autorisé à rentrer en France, suivant le désir qu’il en avait exprimé (Mémoire, n° 8).

Dans une autre lettre écrite dix mois plus tard (20 novembre) et qui lui parvint quand tout était consommé, on lui déclarait ne pas vouloir le gêner sur la façon dont il devrait s’y prendre pour réussir, dans la persuasion où l’on était qu’il ferait tout pour le mieux. On lui disait seulement que son point de vue principal devait être, en se conciliant avec Dupleix, la sauvegarde de nos divers établissements et que cet objet devait être préféré à toute autre entreprise. Or quelle pouvait être cette autre entreprise, sinon celle de Madras ? Le ministre ne l’avait pas condamnée dans les instructions secrètes de 1741, mais il ne l’avait pas non plus prévue et maintenant encore il n’osait expressément la proscrire comme telle était peut-être sa pensée ; car préférer n’est pas exclure, et dans le procès qui fut fait plus tard à la Bourdonnais, jamais on ne lui reprocha l’expédition de Madras.

Cependant l’escadre attendue de France n’arriva aux Îles que le 26 janvier 1746. Elle aurait dû partir le 16 mai précédent, mais un coup de vent la surprit presque au départ de Lorient et deux des unités qui la constituaient, l’Achille et le Duc d’Orléans, durent revenir dès le 2 juin mouiller à l’île de Groix. Ils ne purent reprendre la mer que quelques jours plus tard, au grand préjudice des opérations dans l’Inde, dont le succès pouvait être compromis.

La longue attente dans laquelle se trouva ainsi la Bourdonnais paralysa tous ses projets et l’obligea à les modifier à chaque instant[6]. Il serait inutile et trop long de les exposer, puisqu’aucun ne se réalisa et qu’en fait ils appartiennent à une autre histoire. Dupleix, qui était sollicité de participer à leur exécution, reçut à cet égard plusieurs lettres, notamment les 2 et 31 août, 21 septembre, 9 et 25 octobre 1745, où La Bourdonnais lui faisait part de ses projets dans leur moindre détail, sans jamais oublier l’expédition de Madras sur laquelle il réclamait le secret le plus absolu. Deux idées principales se dégagent de cette correspondance : si la Compagnie avait fait connaître à La Bourdonnais qu’elle ne comptait pas armer cette année pour l’Inde, il ne serait pas resté inactif et dès le mois de juillet il aurait été se mesurer avec l’escadre anglaise avec les effectifs dont il disposait ; s’il avait su au contraire que, des forces lui étant annoncées, elles ne devaient arriver qu’en janvier, il les eut attendues, mais dans l’intervalle il aurait envoyé deux croisières, l’une à la côte Malabar pour prendre les vaisseaux anglais de Surate et l’autre à la Pointe des Palmiers. Il craignait que le public qui ne s’attache qu’aux apparences ne lui rendit pas justice.

L’escadre venue de France comprenait cinq vaisseaux :

L’Achille, cap. Lobry, 1.200 t., 70 canons et 450 hommes d’équipage ;

Le Saint-Louis, cap. Prigent de Penlan, 700 t., 50 canons et 260 hommes d’équipage ;

Le Lys, cap. Dudézert, 700 t., 40 canons et 250 hommes d’équipage ;

Le Phœnix, cap. Lachaise, 800 t., 44 canons et 250 hommes d’équipage ;

Le Duc d’Orléans, cap. des Champlais, 650 t., 36 canons et 150 hommes d’équipage.

La flotte dont disposait déjà La Bourdonnais en comprenait également cinq : le Bourbon de 44 canons, le Neptune de 40[7], l’Insulaire de 30, la Favorite de 26 et la Renommée de 26, avec un effectif global d’environ 1.000 blancs et 3 à 400 noirs. Cela faisait en tout 10 navires de 406 canons, 2.350 blancs et 3 à 400 noirs, dont le nombre fut bientôt porté à 700.

Les forces ennemies ne comprenaient encore que huit navires ; seulement leurs unités étaient supérieures aux nôtres. Il y avait 2 vaisseaux de 60 canons, 1 de 50, 1 de 36, 2 de 24, 2 corsaires de 50 et l’on attendait d’Angleterre un autre vaisseau de 70 canons et 2 corsaires de 50. La réunion de toutes ces forces constituait un armement de 500 canons, dépassant d’un cinquième ceux dont nous disposions.

Malgré cette disproportion, La Bourdonnais n’eut pas hésité à partir aussitôt en course, mais les Îles de France et de Bourbon ne produisaient pas encore assez de vivres pour subvenir aux besoins de tous ces équipages ; or, six semaines après leur arrivée, ceux de France n’en avaient plus que pour 88 jours, et La Bourdonnais jugeait imprudent de s’aventurer sur mer avec des hommes déjà fatigués par neuf mois et demi de traversée. Il se résolut donc à aller chercher des vivres à Madagascar et quitta l’Île de France le 21 mars, deux ans après la déclaration de guerre.

§ 5.

Mais, avant de suivre La Bourdonnais dans ce voyage qui par un détour devait le ramener dans l’Inde, il convient d’exposer les événements militaires ou plutôt maritimes qui s’étaient accomplis depuis la déclaration de guerre, dans les mers de la péninsule ou d’autres plus éloignées encore.

La prise du Favori à Achem le 4 décembre 17444 n’avait pas tardé à être suivie par plusieurs autres.

Les Anglais avaient envoyé jusqu’à six navires dans les détroits de la Sonde et de Malacca. Cette flotte, sous les ordres du major Barnet, se composait du Depfort, de 60 canons, commandé par Barnet lui-même, du Midway, de 60 canons, cap. Peyton, du Preston, de 50 canons, cap. Milord Nortesk, du Lively, de 20 canons, du Dauphin, de 20 canons et du Winchester et il fallait y ajouter le Favori dont le malheureux sort était maintenant de servir contre nous avec un équipage ennemi. Même en se divisant, elle tenait nos bâtiments à sa discrétion. Les premiers qui nous furent enlevés après le Favori furent le Dauphin, le Jason et l’Hercule qui revenaient de Chine. Ils furent attaqués dans le détroit de Banca le 5 février 1745 et ne se rendirent qu’après une longue résistance. Les Anglais les vendirent à Batavia 72.000 livres, ce qui n’était pas le quart de leur valeur respective[8].

La Fière fut prise quatre jours après, en revenant de l’Île de France. C’était une nouvelle perte de 138.131 liv.

Le Héron et la Charmante qui revenaient, le premier de Pondichéry et l’autre du Bengale, furent pris à Louisbourg, en Acadie, les 2 et 5 août de la même année, entraînant des pertes de 3.716.728 liv. et 1.942.840 liv.

Le 25 décembre, la frégate l’Expédition, cap. Lesquelin, attaquée par le Midway dans le golfe du Bengale, ne se rendit qu’après une heure et demie d’un combat disproportionné et Lesquelin put écrire au capitaine anglais que s’il avait eu à bord 200 hommes de plus, c’est lui qui se fut emparé du Midway. La perte fut seulement de 73.050 livres.

Rappelons enfin pour mémoire que, le 18 mai 1746, l’escadre de Saint-Georges, se rendant aux Indes, fut assaillie à la hauteur des caps Ortegal et Finistère par l’amiral Anson et qu’elle perdit en cette affaire 9 navires, qui furent ultérieurement estimés 6.912.952 livres.

Les navires particuliers de l’Inde ne furent pas moins éprouvés, mais ayant moins de valeur, les pertes furent moins sensibles.

Ce fut d’abord le Saint-Benoît, armé par La Bourdonnais et revenant de Chine. Il fut capturé en même temps que les trois vaisseaux de la Compagnie et ramené à Calcutta où il fut vendu 100.000 roupies.

L’escadre anglaise vint ensuite croiser sous Ceylan pendant les mois de juin et juillet 1745. Le 30 de ce dernier mois elle vint mouiller à Goudelour où elle débarqua une grande quantité de malades. Après y avoir séjourné huit à dix jours, elle s’en alla croiser jusqu’à Karikal, d’où quelques navires se rendirent à Madras à la fin d’août, tandis que le Preston et le Lively, commandés par Milord Norsteck, s’en allaient croiser à l’embouchure du Gange, où on ne les attendait pas. Ils y saisirent en rade de Balassor le Dupleix et le Chandernagor, dont l’un revenait de Moka et l’autre de Bassora et deux de nos bots, l’Orient et le Septentrion, avec les seuls pilotes qui nous restaient. Quelques jours après, le 2 septembre, ce fut le tour de l’Heureux qui revenait de la côte Malabar.

Nous eûmes beau protester auprès de Braddyl, le directeur de Calcutta, en soutenant que la neutralité du Gange s’étendait jusqu’à la Pointe des Palmiers. Braddyl voulut bien reconnaître que cette interprétation pouvait être admise pour les navires descendant le Gange, mais il la contestait pour ceux qui voulaient le remonter. Les Anglais aiment assez ce genre de raisonnement. Quant au nabab, il est inutile de dire qu’il tint à rester étranger à ces contestations.

Dans le même temps la Compagnie eut aussi le malheur de perdre un vaisseau de Manille, le Maure, avec plus de 400.000 piastres ; il fut pris dans le détroit de Malacca, bien qu’il portât pavillon maure et parût appartenir à Iman Sahib, ministre du Nizam.

Un bot expédié du Bengale pour Achem sous pavillon maure, mais commandé par un Français nommé Emery, fut encore arrêté au milieu du golfe du Bengale par un navire de guerre, emmené à Madras et vendu avec sa cargaison.

La dernière perte qui précéda l’arrivée de La Bourdonnais dans l’Inde fut celle du Pondichéry, cap. Puel, le 9 avril 1746. La Bourdonnais l’avait envoyé de l’Île de France à Pondichéry vers la fin d’octobre pour y donner de ses nouvelles et en rapporter du riz, du bray, des cordages et tout ce qui était nécessaire au gréement de ses vaisseaux. Contrarié par les vents du nord qui soufflent alors avec une certaine violence, le navire ne put doubler Ceylan et tomba à la côte Malabar où, pour le mettre à l’abri des vaisseaux anglais, de Leyrit le confina près de Colèche, dans un enfoncement du cap Comorin. Comme il n’y pouvait séjourner indéfiniment et que l’escadre anglaise se tenait alors en croisière à la côte Coromandel, Dupleix invita de Leyrit (26 février) à le renvoyer aux Îles avec des approvisionnements, mais de Leyrit, informé par le roi de Travancore que deux navires de guerre anglais devaient venir d’Anjingo, pour essayer de le prendre, l’avait déjà fait partir pour la côte Coromandel (15 mars). Le Pondichéry, toujours contrarié par les vents du nord, ne put arriver à Karikal que le 5 avril. Il s’était d’abord arrêté à Negapatam, comme pour se mettre sous la protection des Hollandais, mais ceux-ci avaient émis la prétention d’y arborer leur pavillon. Paradis commandait alors à Karikal. Ne trouvant pas que le Pondichéry y fût en sûreté, il ne le garda que trente-six heures et l’envoya mouiller à Tranquebar, où Bonzack, chef du comptoir, lui donna l’assurance qu’il le protégerait contre les Anglais en cas d’attaque. La réponse du Danois est à citer :

« Quoique je ne désire point être désapprouvé de mes supérieurs et que je tienne au contraire à être à l’abri des conséquences qui pourraient arriver de la part des Anglais, malgré cela, en considération de l’alliance et de la bonne amitié qui règne entre les cours de France et de Danemark, je ne puis vous refuser la protection que vous me demandez et je vous promets de la part de notre très clément roi et de la Compagnie asiatique, de défendre votre dit navire autant et comme les circonstances du lieu me le pourront permettre. »

Puel n’était pas depuis deux jours à Tranquebar que l’escadre anglaise parut à cinq lieues au large vers le nord ; elle descendait lentement au sud. On vit alors qu’elle comprenait cinq vaisseaux, dont celui du major Barnet.

Continuant son mouvement, elle vint à sept heures du soir, après le coucher du soleil, mouiller à son tour à Tranquebar et se plaça entre la ville et nous. C’était la provocation cherchée. Puel ne douta pas un instant qu’on ne voulût l’attaquer à la faveur des ténèbres et, avant d’être réduit à l’impuissance, il leur tira le premier deux coups de canon, moins pour les attaquer — c’eut été folie — que pour les avertir de ne pas s’approcher si près de lui. Alors l’un des vaisseaux anglais alla mouiller en avant, l’autre en arrière du Pondichéry ; un troisième se plaça en travers du côté de la mer et tous trois se mirent à le canonner. Le Pondichéry se trouvait ainsi à découvert du côté du fort, et comme il avait un grelin à terre Puel fit virer dessus pour mettre son vaisseau en état d’être échoué, si besoin était.

Fidèle à la parole qu’il nous avait donnée, le commandant danois fit tirer sur les Anglais, mais dans la nuit les coups ne portaient pas. À onze heures, le feu cessa ; nous manquions de fusils. Puel en envoya demander aux Danois ; Bonzack comprenant que toute résistance était inutile, jugea plus sage de conseiller à Puel de descendre à terre et d’abandonner purement et simplement son navire en faisant un « trou dedans, parce qu’il voyait bien qu’ils (les Anglais) étaient gens à manquer à tous leurs devoirs et bienséances, à toutes les règles usitées par les nations neutres et à la considération qu’ils doivent avoir pour la forteresse de S. M. le roi de Danemark. »

Nous abandonnâmes donc le navire vers les deux heures et demie du matin, après avoir eu trois soldats blancs tués, un blessé et trois lascars blessés. À terre, les Danois avaient perdu un européen et avaient eu cinq ou six blessés.

Bien que le Pondichéry fut non seulement sous la protection immédiate d’un fort étranger mais échoué sur terre danoise, les Anglais s’en emparèrent à quatre heures du matin et pendant quatre jours ils prirent tout ce qu’on pouvait emporter ; le reste fut brisé, cassé, coupé, réduit enfin à ne pouvoir servir. Le commandant de Tranquebar se plaignit vivement à Barnet puis au Conseil de Madras de cette violation de neutralité, accomplie sous ses yeux. Ce fut en pure perte : Barnet accusa à son tour Bonzack d’avoir défendu les Français, quant au Conseil de Madras il trouva que tout s’était passé pour le mieux. (A. C. C2 81, p. 124-143).

La prise du Pondichéry, simple navire de l’Inde, sans fonds et sans marchandises, ne constituait pas en elle-même une perte importante. L’événement prouvait seulement qu’à cette époque comme de nos jours et comme dans tous les temps à venir, la neutralité n’a été et ne sera jamais qu’un vain mot, si l’intérêt le demande. Et l’on comprend maintenant combien Dupleix, ayant affaire à des Anglo-Saxons, eut tort de croire un instant à cette idéologie décevante.

§ 6.

Il est probable que si La Bourdonnais était arrivé dans l’Inde dans le courant de 1745, même avec les seuls vaisseaux des Îles, il eût pu d’un seul coup réparer tous nos désastres ; la flotte anglaise n’était pas assez forte pour lui résister victorieusement, mais il passa son temps à attendre les navires de France et à former des projets qui tous s’évanouissaient les uns après les autres. Tantôt il partait pour Mahé et tantôt pour Achem, tantôt encore il envoyait une partie de ses forces au cap Comorin où elles devaient l’attendre. Seule l’attaque de Madras revenait en toutes ses lettres comme un plan bien arrêté et qui d’une façon ou d’une autre devait s’exécuter. Que pouvait faire Dupleix au milieu de ces tergiversations ? Il n’avait pas, comme on le sait, la responsabilité d’une expédition quelconque contre Madras. « Vous êtes chargé de l’exécution, écrivait-il à La bourdonnais le 15 octobre 1745 ; c’est à vous de voir ce qui convient le mieux à la situation où vous vous trouverez. J’ai ordre du Ministre de vous seconder en tout ; vous pouvez être assuré que je suivrai ponctuellement ce qui m’est prescrit à ce sujet et qu’il ne dépendra pas de moi que toutes vos idées ne tournent à l’avantage et à l’honneur de la nation. » (A. C. C2 81, p.52-54)

Mais chaque courrier qu’il recevait des Îles lui apportait une idée nouvelle et par conséquent de nouvelles incertitudes. Il essayait cependant d’entrer dans les vues de La Bourdonnais autant que leurs contradictions et la distance pouvaient le permettre et par chaque bateau qu’il expédiait, il lui faisait passer tous les renseignements dont il pouvait avoir besoin. Il tint notamment à le mettre au courant de la situation actuelle de Madras, autant qu’il pouvait la connaître.

« La garnison, lui écrivait-il le 22 septembre 1745, est sur le même pied que lorsque vous étiez ici, les recrues d’Europe sont rares chez cette nation ; cette garnison n’est qu’un ramassis de toutes sortes de nations ; les Portugais y sont en plus grand nombre. Quant aux fortifications, ce sont toujours les mêmes ; l’on m’a seulement assuré que du coté de terre on avait ouvert un fossé sans que l’on ait pu m’expliquer au juste sa largeur et son étendue. S’il est semblable à celui qu’ils ont fait du temps des Marates, ce sera un faible retranchement… On y est dans des alarmes bien grandes ; je ne sais qui fit courir le bruit il y a environ deux mois que j’allais les attaquer avec quatre ou cinq cents hommes. L’alarme fut si grande que l’on ne dormit ni jour ni nuit pendant trois fois vingt-quatre heures ; ils n’ont été un peu rassurés que depuis qu’ils ont vu leur escadre à cette côte. Jugez s’ils craignent une poignée de monde, ce que vous ne devez pas espérer… »

… « Il est bon de vous avertir et je crois que vous ne l’ignorez pas que l’eau douce manque à la place et qu’ainsi une de vos attentions doit être d’empêcher la communication des endroits d’où on la tire. En outre on a fait une nouvelle poudrière qui est en face du portail de l’église catholique, qui servira de guide pour y jeter des bombes ; on ne pouvait la plus mal placer. » (A. C. C2 81, p. 50-52).

Dupleix n’était pas seulement chargé de renseigner la Bourdonnais ; il devait encore, suivant ses indications, préparer et fournir tous les équipements et armements nécessaires à l’expédition. Or les défenses de Madras ne s’étaient pas sensiblement modifiées depuis que Paradis était allé les visiter en 1742. Attaquer la ville et la prendre semblait donc une opération facile. Il était seulement à craindre que, mis au courant des projets de la Bourdonnais, les Anglais ne fissent au dernier moment de nouveaux ouvrages de protection ; mais telle était leur confiance en leur escadre que jamais ils ne jugèrent utile de renforcer sensiblement leur front terrestre. Dupleix put ainsi tout à loisir travailler à des préparatifs qu’il lui était cependant difficile de dissimuler. Si on l’interrogeait à ce sujet, il parlait d’une façon évasive de la guerre de course ou de quelque opération lointaine avec la Bourdonnais. Chacun croyait à ses dires ou feignait d’y croire et les Anglais eux-mêmes finirent par s’y tromper.

Habits, chemises, riz, biscuits, araques, gabions, fascines, sacs à terre, échelles, radeaux, tout se trouva prêt à la fin de décembre 1745, sans compter 350 européens aguerris, 100 topas, 200 cipayes, 200 pions, 100 ou 150 lascars, 300 macouas et 18 pièces de canon.

La Bourdonnais seul manquait. Dupleix ne pouvait que s’incliner devant les raisons de ses retards, si malencontreuses fussent-elles, mais il en souffrait cruellement. Outre le dépit de voir nos vaisseaux tomber les uns après les autres entre les mains des Anglais, sans pouvoir rien faire pour conjurer ce désastre, Dupleix n’avait point reçu de fonds de la Compagnie depuis 1744 et son crédit était complètement épuisé. Ce n’est qu’en ouvrant sa bourse personnelle qu’il pouvait subvenir aux divers besoins de l’administration et des armements et ses ressources étaient elles-mêmes limitées. La Bourdonnais devait lui apporter 400.000 rs. mais d’après les nouvelles reçues de France, on ne les lui donnait pas sans de sérieuses réserves. On a vu aux chapitres du commerce et de l’administration que les actionnaires trouvaient que l’on gaspillait les fonds dans l’Inde et que, pour répondre à leurs critiques, le ministre avait dû prescrire à Dupleix de ne pas dépasser les crédits qui lui étaient alloués, sous peine d’engager personnellement sa responsabilité.

Dupleix, tout en offrant sa démission, était néanmoins resté dans l’Inde. En réalité il ne désespérait pas de l’avenir. S’il ne pouvait rien ni sur mer ni sur terre, il pouvait du moins par des arrangements avec les puissances indiennes, ses voisines, peser dans une certaine mesure sur les événements. Les Marates étaient trop loin pour qu’il fit appel à leur concours et d’ailleurs ils eussent été des auxiliaires dangereux ; mais on ne courait pas les mêmes risques avec le nabab d’Arcate, s’il voulait prendre notre parti.

Ce nabab n’était plus Sabder Ali, le fils du malheureux Dost-Ali, tué en 1740 à la bataille de Canamé ; il avait été assassiné le 2 octobre 1742 au cours d’une conspiration ourdie par son beau-frère, Mortiz Ali, gouverneur de Vellore et remplacé par son fils, Seyed Mohamed, qui n’était encore qu’un enfant. Nizam oul Moulk, de qui relevait le Carnatic, avait placé auprès du prince comme conseiller et comme tuteur un de ses favoris, nommé Anaverdi Khan, d’un âge déjà très avancé. L’enfance offre une faible résistance à l’ambition ; au cours d’un mariage de famille que présidait le nouveau souverain en juin 1744, il fut assassiné par une douzaine d’officiers patanes, qui réclamaient leur solde. L’opinion désigna comme les auteurs du crime Anaverdi Khan et Mortiz Ali, tous deux présents à la fête. L’histoire ne sait pas encore aujourd’hui quel fut le coupable et les soupçons continuent de porter sur l’un et sur l’autre. Si ce fut Mortiz Ali, il se trompa dans ses calculs ; on n’avait pas encore perdu le souvenir de la mort de Sabder Ali et, à la suite de l’indignation que provoqua le meurtre de Seyed Mohamed, il n’eut que le temps de se sauver à Vellore. Anaverdi Khan, moins soupçonné, continua de diriger les affaires du pays jusqu’au jour où Nizam lui conféra le titre de nabab.

Par ce choix, Nizam excluait du trône les membres restants de la famille de Dost-Ali, au nombre desquels se trouvait Chanda Sahib, prisonnier des Marates depuis 1741, mais qu’un heureux hasard ou des intrigues parfaitement calculées pouvaient d’un jour à l’autre rendre à la liberté. Que se passerait-il à ce moment ? Nizam, très âgé lui-même, ne prévit pas ou ne voulut pas prévoir les difficultés qui pourraient se présenter.

En attendant, la captivité de Chanda-Sahib permit à Anaverdi Khan de se consolider au pouvoir, avec deux, fils qui promettaient de continuer sa lignée : Mafouz Khan et Sadallat Khan, ce dernier plus connu sous le nom de Mohamed ou de Mahmet Ali. Comme la famille de Dost-Ali avait toujours manifesté pour les Français une très réelle sympathie, il était naturel que par réaction les sentiments d’Anaverdi Khan le portassent de préférence du côté des Anglais. Le nouveau nabab passait donc depuis son avènement pour être plus favorable à nos ennemis qu’à nous-mêmes et dans les premiers temps on avait même craint qu’à leur instigation il vint nous chercher querelle dans nos aldées.

Une occasion imprévue fournit à Dupleix en septembre 1745 le moyen de connaître ses réelles dispositions. Ce mois-là, le nabab vint jusqu’à Saint-Thomé, qui n’est qu’à cinq ou six kilomètres de Madras. Il eut été naturel qu’Aliverdi Khan, répondant à une invitation que lui adressèrent les Anglais, allât les visiter, mais, on ne sait pour quel motif, il la déclina et descendit à petites journées jusqu’à Pondichéry, où il planta sa tente à une demi-lieue des fortifications. Dupleix, ignorant absolument dans quel but il venait, l’envoya complimenter par deux conseillers et deux officiers et l’invita à entrer dans la ville. Le nabab lui fit répondre qu’il n’était venu que dans cette intention : « il avait disait-il, entendu parler de Pondichéry avec tant d’éloges que son voyage était en partie pour cela ».

Après la mémorable réception faite quatre ans auparavant à la famille de Dost-Ali, il y avait une singulière ironie du destin à accueillir dans les mêmes murailles et dans le même palais l’homme qui venait peut-être de se débarrasser du jeune fils de Sabder Ali par un assassinat : mais Dupleix n’était pas le maître de l’heure et la politique a ses exigences. Précisément parce qu’elle n’avait pas été provoquée, la visite d’Anaverdi Khan pouvait avoir une heureuse signification ; elle prouvait, dans les circonstances où elle se produisait, que, si nous étions malheureux sur mer, ces malheurs n’étaient point considérés comme irréparables par les Indiens eux-mêmes et que notre prestige politique, préparé par le gouverneur Dumas, était resté complètement intact. Dupleix, pris au dépourvu, fixa la visite au lendemain et s’attacha à lui donner le plus d’éclat possible. Bien qu’il eut peu de troupes à sa disposition, il les disposa de façon à donner l’illusion du nombre ; on en trouvait partout.

Le nabab quitta son camp vers midi par une chaleur épouvantable ; Dupleix l’attendait à l’une des portes de la ville. Les deux hommes s’abordèrent avec le cérémonial oriental, qui était alors d’une pompe magnifique. On tira le canon et l’air retentit de joyeuses acclamations. Le nabab, charmé, déclara à Dupleix qu’il le considérait comme son fils et qu’il se trouvait lui-même en sûreté à Pondichéry aussi bien qu’au milieu de ses troupes. Dupleix, précédé d’une suite nombreuse et bien ordonnée, lui fit voir tout ce qui lui paraissait digne d’être montré, puis il lui offrit à son hôtel une collation et des présents. Le nabab repartit le même jour à neuf heures du soir (11 septembre).

Cette visite, presque à la vue de l’escadre anglaise, rendit un peu de courage aux Indiens, impressionnés par nos désastres et par des bruits inquiétants. Ne disait-on pas que les Anglais et le nabab devaient attaquer simultanément Pondichéry les uns par mer, l’autre par terre et que celui-ci recevrait pour prix de son concours une somme de 400.000 pagodes ? Il n’est pas certain que Dupleix lui-même n’ait pas été touché par ces craintes. Après l’épreuve, et bien qu’elle eut tourné à notre avantage, il se défiait de ces nouveaux venus qui ne nous avaient point d’obligations particulières et pouvaient suivant leur convenance passer d’un parti à l’autre, sans autres soucis que celui de remplir leurs bourses. Combien il leur préférait encore la famille de l’ancien nabab et notamment ce Chanda-Sabib, prisonnier des Marates, dont il poursuivait la mise en liberté avec un juste pressentiment de l’avenir ! N’y aurait-il pas tout avantage pour la nation si cet allié de vieille date devenait nabab d’Arcate, au lieu de ce vieillard, inconnu hier, qui n’était arrivé au pouvoir qu’après avoir fait éteindre la descendance directe de Dost-Ali ! Ainsi même dans l’éclat des fêtes, Dupleix ne perdait pas le sens des réalités et sa connaissance de l’âme indienne ne le trompait pas dans ses pressentiments. (A. C. C2 81, p. 119-122).

Cependant la bourdonnais parti pour Madagascar le 24 mars 1746 sur l’Achille était arrivé le 4 avril à Foulpointe où l’attendaient déjà quatre de ses vaisseaux chargés de s’y procurer des bœufs et du riz. Le temps était mauvais ; chassé par une violente tempête, qui se déclara dans la nuit, il dut se réfugier à Marancette dans la baie d’Antongil, où il mit quelques jours à rassembler son escadre en partie démâtée, à l’exception toutefois du Neptune de l’Inde qui fut perdu. Ce contre-temps l’obligea à séjourner à Madagascar plus longtemps qu’il l’eut désiré ; il lui fallut faire de nouvelles mâtures et amasser de nouveaux approvisionnements. Enfin le dimanche 22 mai, il put mettre à la voile et le 21 juin il était en vue de Mahé où il avait prié Dupleix de lui faire parvenir des nouvelles et ses recommandations.

Il y trouva en effet une longue lettre datée du 23 avril, dans laquelle Dupleix l’avertissait de la présence de cinq navires anglais à la côte Coromandel, l’Harwick, de 50 canons, ayant remplacé le Depfort renvoyé en Angleterre, le Midway, le Preston, le Winchester et le Lively, sans compter le Favori, sur lequel on avait mis 40 canons. Il ne pouvait fixer les effectifs, — peut-être 1.200 hommes — mais d’après des bruits assez sûrs, ils étaient composés d’hommes affaiblis par les maladies ou les blessures, et un grand nombre étaient des déserteurs. Ils seraient, à son avis, de mauvais combattants, et en allant bravement à l’abordage, la Bourdonnais devait se considérer comme presque certain du succès. Malgré des pertes cruelles et répétées, l’espérance n’avait jamais abandonné Dupleix : il avait eu la satisfaction de mettre Pondichéry à l’abri de toute attaque, de fournir à toutes les dépenses nécessitées par les divers projets de la Bourdonnais, d’augmenter considérablement la garnison du chef-lieu et de soutenir enfin tous les comptoirs de l’Inde. Maintenant il attendait l’escadre des Îles avec la plus grande confiance, et, soit qu’elle arrivât après avoir livré bataille aux Anglais, soit qu’elle ne les eut pas rencontrés, il était de toute nécessité qu’elle vint à Pondichéry. Là on examinerait la grande affaire, celle de Madras. Dupleix continuait de croire fermement à sa réussite.

« Je puis joindre, disait-il, au nombre que vous êtes en état de fournir, 7 à 800 hommes tant blancs que noirs. Au moyen de ce nombre, il n’y aura nul doute pour l’entreprise, quand même vous auriez moitié moins de monde, mais le principal objet est la destruction ou la dispersion de l’escadre. On ne pourra rien statuer qu’après cette première affaire… c’est à quoi vous devez vous appliquer à présent. Je vous promets que le reste suivra de près et que vous trouverez chez moi tous les secours que vous devez attendre d’une personne aussi reconnaissante que je le suis des offres avantageuses que vous voulez bien me faire, que j’accepterais volontiers si en même temps il m’était libre de partager les risques. Mais vous savez, Monsieur, que retenu dans cette ville, je ne puis courir les mêmes hasards que vous ; ainsi la gloire que vous acquérerez vous sera entièrement due, j’y contribuerai de toutes mes forces, soit par mes lumières, soit par les secours que je pourrai fournir. L’honneur du succès sera entièrement pour vous ; vous le mériterez ; je m’estimerai heureux d’y avoir contribué par des causes qui ne tireront d’éclat que de votre conduite et de l’heureuse réussite pour laquelle je ferai des vœux bien ardents. »

La Bourdonnais ne descendit point à Mahé et continua son voyage. À Ceylan il apprit que l’escadre ennemie l’attendait à la côte Coromandel. La perspective d’un combat, loin d’alarmer son équipage, le remplit au contraire d’une grande ardeur et c’est avec une tranquille confiance qu’il se prépara au combat. Enfin, le 6 juillet, il rencontra les Anglais.

Leur escadre composée de six vaisseaux avait sur nous la supériorité de l’artillerie, mais non celle des combattants ; dans ces conditions, l’issue de la lutte dépendait en partie du vent ; or, il favorisait les Anglais. C’est à toutes voiles qu’ils vinrent sur nous, mais en se rapprochant ils modérèrent leur allure. Le combat s’engagea à quatre heures et demie ; il ne donna point ce qu’on pouvait attendre de part et d’autre. D’abord trois de nos vaisseaux furent désemparés et l’Achille essuya pendant un quart d’heure toute l’attaque de l’ennemi. Le feu prit ensuite à quelques-uns de nos navires et sur 150 blessés nous eûmes plus de 80 hommes brûlés. Le combat était encore indécis lorsque la nuit survint et l’arrêta.

On pouvait penser qu’il reprendrait le lendemain, mais pendant toute la journée les deux escadres s’observèrent sans s’attaquer, quoique à portée de canon l’une de l’autre. Enfin à quatre heures du soir, Barnet mis à la cape et la Bourdonnais en fit autant. La nuit vint ; la Bourdonnais hésita un instant pour savoir s’il devait attendre la flotte ennemie ou essayer de la poursuivre. Sa destruction eut été évidemment d’une importance capitale pour la suite des opérations ; mais il ne restait à la Bourdonnais que quelques jours de vivres ; il avait à bord beaucoup de blessés et de malades ; il avait enfin de l’argent à remettre à Dupleix ; pour tous ces motifs, il préféra faire voile vers Pondichéry, où il arriva le 8 juillet à neuf heures du soir. Après une courte visite au gouverneur dans le courant de la nuit, il débarqua officiellement le lendemain à cinq heures du soir et se rendit au gouvernement, où Dupleix le reçut en l’embrassant.


  1. Il avait trois vaisseaux : Le Fleury, le Brillant et l’Aimable et près de 1.400 hommes. Dumas mit en outre à sa disposition le Condé, vaisseau de la Compagnie et 200 soldats de la garnison de Pondichéry.
  2. Deux d’entre eux, le Fleury et le Brillant, furent détachés à Pondichéry, qui reçut ainsi cinq navires de France au lieu de trois, sans avoir assez de marchandises pour les charger tous les cinq.
  3. La Compagnie eût désiré que ses navires ne revinssent pas tous en 1742, pour qu’on eût le temps de leur faire passer des fonds destinés à acheter des marchandises et qu’ainsi l’expédition ne fut pas en pure perte. Elle décida en conséquence que s’ils étaient à l’Île de France ou si ceux de Chine y arrivaient avant le 20 mars 1742, on les ferait repartir sur-le-champ pour France, mais que s’ils étaient encore dans l’Inde ou si les vaisseaux de Chine n’étaient pas arrivés à temps pour doubler le Cap de Bonne Espérance, ces derniers passeraient aussi dans l’Inde où le Conseil Supérieur ferait l’impossible pour leur procurer des marchandises.
  4. A. P., t. 7. — Lettre de Dupleix à la Compagnie du 3 décembre 1744.
  5. Lettre de Dupleix à la Compagnie du 2 décembre 1744. (A. P., t. 7).
  6. « Les nouvelles qui m’arrivent successivement et précisément deux jours avant l’exécution d’un projet arrêté me les ont tant de fois fait changer que j’en suis presque aussi honteux que s’il y avait de ma faute », écrivait-il à Dupleix le 9 octobre 1745 et il ne trouvait point d’expressions assez fortes pour exprimer son chagrin.
  7. Le Bourbon et le Neptune étaient deux navires de la Compagnie que La Bourdonnais avait été autorisé à retenir.
  8. Dans une évaluation des pertes faites à la fin de la guerre, celle de ces trois vaisseaux figure pour : 7.495.724 fr. (A. C. C2 34, p. 190 à 194). Ces pertes furent remboursées en 1747 par les Hollandais, qui n’étaient pas encore en guerre avec la France.