Dupleix et l’Inde française/4/5

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Société d'éditions géographiques, maritimes et coloniales (4p. 477-498).


CHAPITRE V

Conclusion.

Nous avons laissé Dupleix au moment où il s’embarquait pour la France. Nous ne le suivrons pas dans sa patrie où il ne devait trouver que des déboires et vivre dans de perpétuels soucis financiers ; ce sera l’affaire d’un autre volume, d’un titre différent[1], de faire connaître quelles furent ses déceptions et même sa misère, en même temps que nous exposerons le procès qu’il eut à soutenir contre la Compagnie, le règlement de comptes qui en fut la suite et la liquidation de ses dettes qui ne fut terminée qu’en 1790, vingt-sept ans après sa mort. Son rôle politique était fini avec son départ de Pondichéry et nous devons arrêter ici ce long travail sur Dupleix et l’Inde française. Il nous faut aussi conclure, autant qu’une conclusion est nécessaire après les deux chapitres que nous avons consacrés à exposer la défense personnelle de Dupleix et les arguments de la Compagnie. Malgré le désir de découvrir des points de vue nouveaux dans des tableaux connus, cette défense comme cette critique dictent encore le langage de la postérité.

I

Il résulte de cet exposé que, pour réussir, il eût fallu que la politique de Dupleix fût connue et appuyée à son origine par la Compagnie de France, dispensatrice des hommes et de l’argent. Or, depuis sa fondation, celle-ci était absolument hostile à toute intervention dans les affaires des princes indiens. Dupleix ne l’ignorait pas et la règle, comme sa sécurité personnelle, eussent voulu qu’il n’engageât pas les affaires du Carnatic, sans être couvert par une approbation de la métropole. La politique suivie et à suivre dans l’Inde était comme une partie, dont les conditions étaient connues et acceptées d’avance, aussi bien à Paris qu’à Pondichéry. En modifiant de sa propre autorité les règles du jeu, Dupleix créa brusquement une situation nouvelle qui ne fut pas comprise en France ; ce renversement des rôles créa tout le mal. Mais les avantages qu’on lui offrait étaient si grands et si immédiats qu’il crut pouvoir aller de l’avant, pensant que la guerre serait de courte durée et qu’entre temps un accord quelconque sanctionnerait les faits accomplis. La Compagnie n’eut donc pas à se prononcer dès le début sur des projets qu’on ne lui soumettait pas et qu’elle ne pouvait même soupçonner.

Lorsque, par suite de complications inattendues et cependant normales, Dupleix se trouva entraîné dans une guerre véritable et de longue durée, il était trop tard pour en faire l’aveu à la Compagnie et lui demander son approbation : les troupes marchaient, le temps aussi et il fallait plus d’un an pour obtenir une réponse de France. Nos succès étaient grands, nos bénéfices considérables : Dupleix continua la guerre.

Amené à justifier cette prolongation des hostilités, Dupleix eut peut-être le tort de ne pas dire à la Compagnie toute la vérité : il ne cessa de lui représenter les événements sous le jour le plus favorable et la paix comme très prochaine. Faut-il le lui reprocher ? C’est moins un problème de morale que de politique. L’Histoire nous apprend que les empires coloniaux de la France et de l’Angleterre ne se sont parfois développés que par une large interprétation des ordres ministériels. Nous nous garderons donc bien de faire un reproche capital à Dupleix d’avoir dissimulé la vérité ; mais, lorsqu’on prend une pareille responsabilité, il faut avoir en main tous les éléments de succès, sinon on doit subordonner sa politique à ceux dont on dispose. En se passant du concours de la Compagnie, à la date du 13 juillet 1749, où tout l’avenir se trouva engagé, Dupleix devait calculer s’il aurait assez de troupes et d’argent pour conduire son entreprise jusqu’au bout. Comme le disait excellemment Sully à Henri IV, à propos de l’expédition de Clèves et Julliers, que ce prince préparait en 1610 : « Il reste à considérer si vous avez des moyens suffisants pour continuer la guerre sur le même pied que vous allez la commencer, tant qu’il sera nécessaire qu’elle dure. » Dupleix le crut sans doute, puisqu’il pensait que la guerre n’aurait qu’un temps très limité, mais il est non moins vrai qu’il se trompa. La guerre, en se prolongeant, épuisa rapidement les revenus des provinces où elle se passait et s’il put continuer d’écrire à la Compagnie que les conquêtes qu’il faisait en son nom non seulement paieraient tous les frais mais lui procureraient encore des fonds pour alimenter le commerce, cela ne pouvait être vrai que dans un état de paix ; en attendant, c’est avec des avances et des emprunts personnels que Dupleix dut entretenir les hostilités. Il ne demanda jamais rien à la Compagnie, qui ne peut être mise en cause pour l’avoir laissé dans le dénuement et c’est un point qu’il semble difficile de contester.

La question des hommes est un peu différente. Dupleix en demanda en France, moins pour continuer la guerre que pour consolider les avantages acquis. Si la Compagnie avait été absolue dans ses principes, elle eût désavoué toutes les conquêtes de Dupleix et lui aurait donné l’ordre de les rendre à leurs premiers possesseurs ; mais flattée par le succès de nos armes, elle n’esquissa qu’une timide défense contre les faveurs de la Fortune et accepta de recevoir d’une main ce qu’elle repoussait de l’autre. Ce n’est qu’après l’affaire de Sriringam qu’elle ordonna d’une façon formelle de faire la paix ; encore ne proposa-t-elle pas de tout restituer. Sa responsabilité dans la politique de Dupleix se trouva ainsi engagée, sans cependant l’être d’une façon absolue, car elle ne cessa à aucun moment de recommander qu’on terminât les affaires de l’Inde, au besoin par une transaction. Sous ce régime de responsabilité limitée, la Compagnie n’osant cependant abandonner Dupleix de crainte que, faute de monde, il ne subit un échec irréparable qui compromettrait l’existence de notre colonie, lui envoya chaque année plus de renforts qu’elle n’avait coutume de le faire et l’empêcha ainsi d’être écrasé après l’affaire de Sriringam, mais elle ne lui en donna jamais assez pour lui assurer une supériorité décidée sur ses adversaires ; elle craignait qu’il ne s’en servit pour faire prévaloir les projets qu’il avait fini par lui soumettre d’établissements au Bengale, au Pégou, à Surate et même en Indochine.

Tel fut le résultat du défaut d’une entente initiale entre les parties intéressées. On peut le regretter et en tirer soit contre la Compagnie soit contre Dupleix tels arguments que l’on voudra, mais par la nécessité où celui-ci se trouva de prendre immédiatement une décision lorsque Chanda S. demanda son appui, toute conversation, toute discussion préalable avec la Compagnie était absolument impossible. Et nous en revenons fatalement au principe que nous avons posé plus haut : avant de partir en guerre, Dupleix devait calculer s’il avait à lui seul les moyens d’être victorieux. S’il ne s’était agi que d’intérêts personnels, il lui était assurément loisible de jouer l’avenir sur un coup de dé ; du moment où il engageait la politique de son pays, il lui fallait jouer à coup sûr. Ses intentions si nobles, si grandioses, si patriotiques qu’elles aient été, ne peuvent prévaloir contre ce raisonnement.

Peut-être pensera-t-on que si, au lieu de n’envoyer que les renforts jugés nécessaires à la conservation de Pondichéry, la Compagnie avait doublé ses effectifs, Dupleix aurait entièrement triomphé ; mais, outre qu’un tel envoi eût supposé l’approbation intégrale des projets de Dupleix, on ne doit pas perdre de vue que les Anglais, tenus au courant de nos préparatifs, eussent aussitôt fait l’effort correspondant, comme ils le firent au moment du départ de Godeheu et qu’ainsi l’équilibre des forces en présence eût été à peu près rétabli. Ces suppositions sont d’ailleurs du domaine de la pure spéculation : la guerre est le théâtre de toutes les vicissitudes et les précautions initiales sont toujours les plus sûres.

Que par le fait des circonstances on puisse être amené à changer d’attitude et de programme, cela est d’usage courant et conforme à la logique, et il est vraisemblable que si les victoires de Dupleix avaient continué, elles eussent été les meilleurs avocats de sa cause. Tout en continuant de prêcher la paix, la Compagnie aurait moins désiré qu’elle se fit et elle aurait vu sans déplaisir l’accroissement de son territoire. Mais, pour l’amener à oublier insensiblement ses traditions, il eût fallu des succès continus dans l’Inde et la sécurité complète en Europe. Or, par suite des événements d’Amérique, on était sous la menace d’une guerre avec l’Angleterre et le roi, qui n’avait pas restauré sa marine, ne la désirait aucunement : en intervenant dans l’Inde, il ne se souciait pas d’ajouter de nouveaux soucis à ceux que lui donnait le Canada. Pour décider la Compagnie à suivre résolument Dupleix, il eût fallu des succès tels que les Anglais eux-mêmes ne pussent les contester et n’eussent aucun moyen de se relever ; surpris, ils auraient sans doute accepté le fait accompli ; eux aussi ne songeaient pas encore à créer un empire dans l’Inde. La prolongation des hostilités leur donna le temps de la réflexion ; de là vint tout le mal. Lorsqu’elle vit qu’au lieu de victoires, c’étaient des défaites répétées et consécutives ; Sriringam, Caveripacom, Chinglepet, Archivac — et nous en passons — et qu’au lieu d’entrer dans la voie des transactions Dupleix s’obstinait dans un optimisme intransigeant, il parut difficile à la Compagnie française de renier ses principes pour courir des aventures. Plutôt que de s’engager à son tour dans une affaire dont elle ne prévoyait pas l’issue, elle préféra rappeler Dupleix qu’elle désespérait de ramener à des idées plus conformes à ses désirs et à ses ordres.

La postérité lui a fait un grief de n’avoir pas mieux soutenu son gouverneur, et très certainement la façon dont elle conduisit les conférences de Londres et se montra prête à faire à nos adversaires les plus humiliants sacrifices, ne mérite aucune admiration ; en ce qui concerne Dupleix, on ne peut lui reprocher de ne pas l’avoir compris, c’est Dupleix lui-même qui ne lui donna pas toujours les moyens d’avoir confiance en ses déclarations ; en ses lettres comme en rapports il lui dit rarement toute la vérité et la contradiction avec les faits ne tarda pas à apparaître. Le remarquable exposé doctrinal de sa politique qu’il envoya le 16 octobre 1753 arriva trop tard pour modifier les décisions prises : Godeheu était embarqué depuis plusieurs mois.

Dupleix joua donc pour ainsi dire un jeu désespéré lorsque, sans l’assentiment de la Compagnie et même contre son gré, il se lança avec Chanda S. dans une entreprise particulière qui devait l’amener peu à peu à l’idée d’un vaste empire dont la France bénéficierait. Sans doute soutint-il la lutte avec une inlassable confiance, une ténacité merveilleuse et une admirable diplomatie ; il ne se découragea jamais, même dans les situations qui paraissaient les plus désespérées et par certains côtés il mérite d’être comparé à Napoléon dont il devança les conceptions gigantesques en s’attaquant au même ennemi sur un autre terrain, aussi vaste que l’Europe elle-même. Cet ennemi les a d’ailleurs exaltés l’un et l’autre dans un même hommage et il les confond encore aujourd’hui dans un même sentiment d’admiration. Hommage tout naturel ; n’ont-ils pas en effet préparé l’un et l’autre la grandeur de l’Angleterre par leurs échecs retentissants ? Il n’en est pas moins vrai que par son défaut d’entente avec la Compagnie au début des opérations puis par leur mésintelligence persistante, Dupleix suscita lui-même les obstacles qui devaient entraver son œuvre et précipiter sa chute. À moins d’abdication, la Compagnie ne pouvait souscrire à ses projets toujours plus vastes et plus audacieux ; pour tenter l’aventure, il eût fallu qu’il n’y eût en Europe aucune complication à redouter avec l’Angleterre. En ne soutenant pas Dupleix, le roi, les ministres et la Compagnie avaient plus qu’une sorte d’instinct des dangers qui nous menaçaient, avec une flotte impuissante à lutter à parties égales à la fois dans les mers de l’Inde et dans celles d’Amérique : l’événement le prouva.

*

À ces causes générales de l’échec de Dupleix, se joignent des causes particulières, nullement négligeables.

D’abord les difficultés financières. En déclarant à la Compagnie que les revenus des provinces suffiraient à couvrir les frais de la guerre. Dupleix s’était condamné d’avance à ne pas lui demander ni argent ni subside et en effet il ne lui demanda jamais rien. Ces revenus eussent été sans doute suffisants, si Chanda S. avait vite triomphé, mais la guerre, en se prolongeant, ruina le pays et souvent fit fuir les habitants. Les contributions rentrèrent mal ou ne rentrèrent pas et Dupleix fut bientôt réduit aux expédients pour entretenir son armée. La régularité des paiements mensuels étant une condition essentielle de la discipline, Dupleix voulut qu’elle fût toujours assurée, et il y parvint sauf de très rares exceptions, mais ce ne fut pas sans de durs sacrifices personnels ; chacun les connaissait et les difficultés sans cesse renouvelées détruisaient au sein des troupes sinon la confiance du moins toute certitude dans l’avenir. On craignait toujours que l’effort donné ne fût un effort perdu. Rien n’était moins propre à entretenir l’entrain et la bonne humeur, qui sont aussi l’une des conditions du succès. La guerre était morose, sous un ciel triste et bas, obscurci par les nuages. Morarao, notre plus puissant auxiliaire, finit par se lasser et, dans les derniers jours du gouvernement de Dupleix, sans se rallier formellement à nos adversaires, il se retira à quelque distance de notre armée, dans un poste d’attente et d’observation. Toutefois ces difficultés ne peuvent être considérées comme une des causes déterminantes de l’insuccès de Dupleix ; les Anglais n’étaient pas mieux partagés que nous ; Mahamet Ali, leur allié, fut vite au bout de ses ressources ; le pays était ravagé pour eux comme pour nous et c’est également par des avances qu’ils durent entretenir les hostilités. Il est vrai que les Anglais ont en matière financière des qualités que nous ne pratiquons pas et qui font leur principale force.

Reste l’armée. Nos troupes mal recrutées et mal exercées n’avaient pas de grandes vertus militaires, mais celles des Anglais ne valaient pas mieux. Il y avait des deux côtés des désertions fréquentes qui ne témoignaient pas que les soldats eussent un haut sentiment de leur devoir ou fussent satisfaits de leur sort. Les effectifs, eux aussi, ne constituèrent pas une différence très appréciable ; au début les nôtres furent plus élevés, puis peu à peu ils se balancèrent ; à la fin du gouvernement de Dupleix, les forces respectives de la France et de l’Angleterre étaient sensiblement équivalentes. Là encore, nulle supériorité décidée pour l’une quelconque des deux nations ; quand l’une recevait des recrues qui pouvaient détruire l’équilibre à son profit, l’autre ne tardait pas à être renforcée.

Les Anglais eurent cependant sur nous l’avantage militaire dans le Carnatic, mais il tint moins aux soldats qu’aux chefs. Tandis qu’à partir de 1751, après le départ de La Touche pour France, nous n’eûmes plus qu’un capitaine digne de ce nom pour conduire nos hommes à la victoire et que ce chef se trouva immobilisé dans le Décan, les capitaines qui servirent dans le Carnatic ne firent preuve d’aucune initiative et peut-être n’avaient-ils pas les qualités suffisantes pour accuser une personnalité. Intimidés et comme paralysés par les ordres de Dupleix qui leur arrivaient trop directement et trop vite, ils n’osèrent jamais complètement substituer leur autorité à la sienne et se virent souvent réduits à exécuter des manœuvres qu’ils ne comprenaient pas et que parfois ils désapprouvaient. Tout ce que put faire le meilleur d’entre eux, Mainville, fut de restaurer notre prestige compromis par l’affaire de Sriringam ; il fit quelques expéditions heureuses et bien combinées. Les Anglais au contraire eurent deux chefs qui furent pour eux dans le Carnatic ce que Bussy fut pour la France dans le Décan ; malheureusement c’est à Trichinopoly et non à Haïderabad que se joua la partie de Dupleix et la nôtre. Ces deux hommes sont Clive et Lawrence et, bien qu’ils aient été pour nous des adversaires qui nous ont tout fait perdre, c’est un devoir de reconnaître que par leurs méthodes, leur sang-froid, leur initiative, leur habileté, leur audace, enfin par cette sorte d’instinct qui caractérise les natures élevées, ils eurent aisément raison de nos chefs timides, discuteurs et irrésolus. Il n’appartenait évidemment pas à Dupleix de produire des génies ; aussi fût-ce une fatalité de sa carrière plutôt qu’une erreur personnelle de n’avoir pas découvert ou suscité le chef qui eût pu contrebalancer la supériorité du commandement anglais ; il n’eut jamais que de la fausse monnaie à opposer à une valeur de bon aloi.

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Les Anglais cependant n’auraient jamais eu l’occasion de faire preuve ou d’user longuement de cette supériorité si, avant même l’affaire de Sriringam, Dupleix avait fait à l’avenir sinon au présent des concessions raisonnables ; il est toujours imprudent d’exiger trop de la fortune et les anciens conjuraient le mauvais sort en offrant quelque partie de leur bien aux génies occultes des destinées. Dupleix ne voulut jamais rien sacrifier. Il eut au moins une fois l’occasion de consolider ses avantages en faisant des concessions utiles sans que personne pût l’accuser de céder à la nécessité ; c’était au lendemain de la mort de Nazer j. et de l’avènement de son neveu au trône du Décan. Il suffisait de reconnaître à Mahamet Ali la possession de Trichinopoly, ce qui avec le Maduré et Tinivelly constituait encore un bel empire. Au lieu de lui faire cette proposition, Dupleix ne lui parla que d’une compensation dans le Décan, sans même le déterminer. C’était jouer la difficulté : le jeu se tourna contre nous. Mahamet Ali rebuté se rallia franchement aux Anglais dont il avait déjà secrètement sollicité le concours et de ce jour ce n’est plus seulement au nabab que nous eûmes affaire, c’est au gouverneur de Madras, représentant du gouvernement anglais. Il est d’ailleurs possible que, si Dupleix avait offert à Mahamet Ali Trichinopoly et le Maduré, l’offre aurait été déclinée ; du moins l’histoire ne pourrait-elle lui reprocher d’avoir tout perdu en voulant tout gagner. En cette nouvelle dignité, Mahamet Ali ne nous aurait peut-être pas témoigné grande reconnaissance ; dans l’Inde les fidélités sont toujours au comptant, rarement à terme ; mais l’expérience méritait d’être tentée.

Faute d’en avoir fait l’épreuve au plutôt parce qu’il ne la fit que dans des conditions insuffisantes et difficilement acceptables, Dupleix se trouva aux prises non seulement avec Mahamet Ali mais encore avec les Anglais. Jusqu’à ce moment, malgré quelques secours occasionnels accordés au nabab, ceux-ci n’avaient pas pris parti dans la lutte, dans la pensée que nous succomberions sous le faix même de nos victoires et que nous en sortirions meurtris et ruinés. L’intronisation au trône du Décan d’un prince dévoué à nos intérêts leur prouva que la partie était plus sérieuse qu’ils ne croyaient et leur fit craindre que, si nous triomphions réellement, leur commerce désormais à notre merci ne fût entièrement ruiné. Perdus pour perdus, autant s’attacher à la fortune de Mahamet Ali : les événements décideraient. Dès le mois de janvier 1751, les promesses les plus formelles furent échangées ; des secours importants furent envoyés à Trichinopoly et quatre mois plus tard la guerre commença.

Là encore Dupleix commit une grave erreur de jugement. Il s’imagina que l’autorité du soubab du Décan, sur laquelle il fondait toute sa politique, suffirait pour déterminer la Compagnie d’Angleterre et la Cour de Londres à désavouer le gouverneur de Madras, qui refusait de la reconnaître en soutenant un rebelle. Il ne se rendit pas compte que le principe de légitimité, que l’Europe n’avait pas encore absolument abandonné, avait encore moins d’assises dans l’Inde. Depuis la mort d’Aureng Zeb, qui avait marqué le commencement du déclin de l’empire mogol, le pouvoir impérial n’était plus qu’un vain mot ; les titres de nababs et de soubabs s’achetaient ou se prenaient de force suivant les circonstances ; les firmans d’investiture étaient souvent délivrés avec des signatures et des contreseings imités et le dernier mot restait toujours à celui qui payait le mieux ou avait la meilleure armée. Le principe légitime, c’était le fait accompli, jusqu’au jour où une révolution créait un autre droit. Pour les Européens ce n’était qu’un élément de discussion ou une couverture à l’usage de l’Europe ; Dupleix pensa qu’on en ferait état à Londres ; il se trompa. Plus éloignée de l’idéologie, la compagnie anglaise ne vit dans la lutte engagée au Carnatic qu’une menace à ses intérêts commerciaux ; elle s’embarrassa peu des principes et, comme après l’affaire de Sriringam elle paraissait disposer du succès, loin de désavouer son gouverneur, elle le couvrit de son autorité et reprit pour son compte la politique de ses adversaires et concurrents. Il est impossible de prévoir ce qui fût advenu si Dupleix s’était moins fié à des considérations juridiques, qui sont d’ordinaire le refuge des vaincus ; aurait-il modifié sa politique ? comment l’aurait-il dirigée ? autant de questions qui demeurent insolubles. En tout cas sa confiance dans l’indépendance du jugement de la cour de Londres ne laisse pas d’être quelque peu déconcertante ; autant qu’on peut juger de ses sentiments à l’égard des Anglais par l’ensemble de sa correspondance, il leur reconnaissait au contraire une hauteur insupportable dans leurs relations, peu de bonne foi dans leurs négociations et un ardent désir d’imposer leur joug à leurs voisins, au moins dans l’Inde. Comment put-il croire un instant qu’ils lui feraient des concessions ?

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La dernière erreur qu’on puisse relever dans la politique de Dupleix fut la division de nos forces au début de l’année 1751, lorsque Bussy partit pour le Décan. En ce temps nous n’avions même pas 2.000 hommes d’effectifs européens ; c’était vraiment tenter la fortune que d’en envoyer 5 à 600 à 400 lieues de Pondichéry, alors que tout restait à régler du côté de Trichinopoly. Le désir de donner et de conserver à nos conquêtes un air de légitimité détermina seul cette séparation hardie, que le succès parut d’ailleurs justifier. Telle était la faiblesse organique du Décan que Bussy y établit son autorité presque sans combattre et l’y maintint pendant plus de sept ans. Il procura à la Compagnie la cession des quatre circars de la côte d’Orissa qui doublait son territoire. La gloire qu’il retira de ses diverses expéditions rejaillit naturellement sur le gouverneur qui avait tout inspiré et ce sont encore les affaires du Décan où nulle faute ne fut commise, qui constituent aujourd’hui le meilleur titre de Dupleix à l’admiration de la postérité.

Et cependant ce sont ces succès qui indirectement ont amené sa chute. Pendant que sous les ordres de Bussy, nos troupes promenaient leur pavillon d’Haïderabad à Aurengabad et d’Aurengabad aux portes de Pouna et de Nagpour, Dupleix usait les forces qui lui restaient et qui n’étaient plus assez nombreuses dans un siège inutile devant Trichinopoly. On perdait ainsi dans le Carnatic ce que l’on gagnait dans le Décan. Bussy ne comprenait pas que Dupleix s’obstinât devant une place aussi excentrique et dont la possession, même aux mains de Mahamet Ali, ne gênait que fort peu notre action dans le Carnatic, où Chanda S. disposait encore d’un territoire assez étendu. Pour se conformer aux ordres de Dupleix, il essaya bien d’envoyer un détachement pour venir au secours de Law, mais par suite d’une révolution de palais à Haïderabad, ce détachement dut revenir sur ses pas. Law ayant capitulé deux mois plus tard, on peut vraiment dire que ce fut cette division de nos forces et l’impossibilité où l’on se trouva de les rassembler en temps opportun, qui fut l’une des causes sinon la cause prépondérante de notre échec devant Trichinopoly, et comme cet échec détermina par contre coup le rappel de Dupleix, on peut encore mieux saisir l’importance et la gravité de la mesure qu’il prit le 15 janvier 1751, en détachant Bussy dans le Décan. C’est Trichinopoly qu’a perdu Dupleix.


Telles furent les diverses causes de l’échec de la politique de Dupleix ; elles peuvent se ramener à deux principales ; le défaut d’entente initiale avec la Compagnie et l’obstination au siège de Trichinopoly. La première se justifie mieux que la seconde, par la nécessité où se trouva Dupleix d’agir vite ou de ne rien faire, puisque, s’il eût consulté la Compagnie, la réponse ne serait arrivée qu’un au plus tard, mais aucune raison, même politique, ne l’obligeait à entreprendre et surtout à continuer un siège dont chaque jour lui montrait les difficultés croissantes. Dans l’un et l’autre cas Dupleix s’engagea sans avoir suffisamment calculé qu’il n’aurait peut-être pas les moyens d’aller jusqu’au bout. L’erreur de Trichinopoly est toutefois la plus grave parce qu’elle révèle un défaut de jugement ou un excès d’amour-propre. C’est d’ailleurs de cette erreur et de cette erreur seulement qu’il fut victime. Jusqu’au début de 1753, la Compagnie lui envoya de nombreux avertissements, mais elle lui continua sa confiance ; après que toutes les conditions de la capitulation de Law furent connues, la confiance tomba et les avertissements cessèrent ; on préféra le rappeler. Que ce rappel ait déterminé la chute de notre empire naissant dans l’Inde, c’est possible, ce n’est pas certain. La mission Godeheu, malgré un désastreux accord provisoire avec le gouverneur de Madras, laissa en fait toutes choses en suspens, comme elles l’étaient au moment du départ de Dupleix ; ce fut la guerre qui éclata deux ans plus tard entre la France et l’Angleterre qui nous fit tout perdre, aussi bien dans l’Inde qu’en Amérique. Les fautes de Lally-Tollendal dépassèrent de beaucoup en importance et en gravité les erreurs ou les faiblesses de Godeheu : ce sont elles véritablement qui nous ont enlevé tout espoir de créer un empire français dans l’Inde.

II

Il était nécessaire de donner ces explications si l’on veut comprendre pourquoi Dupleix, après avoir fait un beau rêve, aboutit à un réveil douloureux. Rejeter toute la responsabilité de son échec sur la Compagnie et sur la Compagnie seulement est un procédé commode mais il n’est pas juste. La Compagnie fut assurément engagée dans la politique de Dupleix par l’acceptation tacite de ses conquêtes, et de ce fait elle contracta implicitement des obligations financières, qu’elle eut le tort et le malheur de répudier, mais elle ne cessa jamais de recommander la paix qu’elle désira sincèrement. La réalité est que Dupleix doit à peu près supporter à lui seul l’honneur de ses conceptions comme il fut la victime la disgrâce qui le frappa.

Il méritait certainement une autre destinée, autant que les fautes commises ne comptent pas. S’il avait comme tout homme quelques défauts, ces défauts lui faisaient plutôt tort à lui-même qu’ils ne nuisirent réellement aux intérêts dont il était chargé. Il était d’une susceptibilité excessive et d’une vanité sans borne, qui s’explique mal en un si grand esprit. Les titres et les honneurs exerçaient sur lui comme une sorte de fascination ; il fut fait marquis et officier de Saint-Louis et, se croyant des aptitudes militaires, demanda sans l’obtenir à être nommé maréchal de camp. Il accepta le titre indien de nabab d’Arcate sans savoir s’il pourrait en exercer les fonctions. Au demeurant, c’était un administrateur attentif, très ménager des deniers de la Compagnie qu’il évita toujours d’employer en dépenses somptuaires. Contrairement à des idées plus modernes, il estimait qu’il n’y avait de bonne administration que celle du détail et il étudiait à fond toutes les affaires. Ses instructions militaires révèlent une conscience très étroite de ses devoirs et une connaissance très sûre de toutes les nécessités du service. Dans le commerce il se montra tout à la fois avisé et entreprenant, et fit faire à la Compagnie des progrès et des bénéfices que la guerre interrompit à peine ; sur ce point du moins il était d’accord avec elle pour reconnaître que le développement des affaires était la première de ses obligations.

Au privé, c’était un homme de relations plutôt distantes ; son principal souci n’était pas de plaire ou de séduire. Disposant d’ailleurs d’un pouvoir presque absolu, il n’avait d’autre frein que son propre tempérament, qui le portait rarement aux extrémités ; avant de se prononcer, il écoutait les avis et même les provoquait ; il estimait qu’un chef ne doit jamais prendre un parti, sans s’être éclairé par plusieurs opinions. Au reste, nulle dureté dans le service ; composant avec le tempérament de ses administrés et les habitudes invétérées de l’Inde, il était plutôt porté à l’indulgence. Les affaires n’en allaient pas plus mal et s’il n’y avait eu la guerre, il n’eût rencontré dans son entourage que des collaborateurs dévoués, confiants et respectueux.

Mais la guerre, en s’étendant sur des régions immenses, développa aussi quelques appétits ; presque tous les officiers firent des fortunes que l’on qualifierait aujourd’hui de scandaleuses, — il en était d’ailleurs de même chez les Anglais — et Dupleix lui-même n’y perdit rien, puisqu’au moment où les revenus du pays manquèrent, il put avancer près de trois millions de ses fonds personnels pour entretenir les hostilités. Ses richesses n’allèrent pas sans éveiller dans le public quelque jalousie et des critiques dont l’écho parvint jusqu’à Paris. Bien que les règles administratives fussent à cet égard moins strictes qu’elles ne le sont aujourd’hui, on ne laissa pas que d’en être défavorablement impressionné.

Ces critiques, il est vrai, n’osèrent pas s’affirmer trop ouvertement devant une entreprise dont chacun, à peu d’exceptions près, sentait la grandeur et la magnificence. Après la victoire d’Ambour et la prise de Gingy, on se rendit compte à Pondichéry que la création d’un empire français n’était nullement une utopie et qu’il suffirait d’oser pour réussir. L’amour-propre national aidant, l’entreprise devint vite populaire. Si l’on fait abstraction de difficultés que Dupleix n’apprécia pas à leur juste valeur, faut-il regretter qu’il ne l’ait pas réalisée ? Si on l’examine avec les idées ou plutôt avec les nécessités de notre temps, on serait peut-être obligé de faire quelques réserves. L’Asie n’est plus un pays ouvert aux ambitions faciles ; dans tous les États de ce vaste monde il s’est créé un sentiment national très vif, et il serait malaisé à une puissance étrangère d’y former de force un établissement : une guerre pour s’emparer de l’Inde serait une formidable aventure. Maintenant ce serait la thèse de la Compagnie qui prévaudrait.

Mais nous sommes au xviiie siècle où ces préoccupations ne troublaient aucun esprit. Les peuples d’Europe se reconnaissaient un droit supérieur à disposer du sort des nations les plus faibles, en raison même de leur faiblesse. Dupleix avait les idées de son temps et il ne considéra pas un instant qu’il pouvait commettre un attentat contre l’Inde en l’assujettissant à la domination française. C’était le droit du plus fort qui s’exerçait dans le sens où l’a formulé La Fontaine. Contrairement à ce qui se passa en d’autres pays et en d’autres temps, il ne fut guidé par aucune préoccupation religieuse ; la conversion à la religion catholique d’un peuple habitué à une foi millénaire ne fut jamais son but ; ce ne fut non plus dans un intérêt de civilisation ou de progrès, ce vocabulaire est d’invention plus moderne ; ce ne fut pas non plus dans une intention politique, nul n’imaginait encore à cette époque que les colonies pussent un jour être associées à la vie et à l’existence même de la métropole ; Dupleix se proposa beaucoup plus simplement de rendre nos opérations commerciales plus faciles en retirant d’un territoire qui ne serait plus limité à la côte des revenus suffisants pour se passer des fonds de France, dont l’envoi était subordonné à des vicissitudes parfois fâcheuses. De là sa théorie du revenu « fixe, constant et abondant » qu’il formula de façon si magistrale en son mémoire du 16 octobre 1753.

Il s’était en effet rendu compte que les frais généraux de nos établissements étaient fort élevés pour un territoire extrêmement restreint et qu’ils ne coûteraient guère plus s’ils étaient répartis dans un pays plus vaste, d’où l’on tirerait tout à la fois de nouveaux revenus plus importants encore que ceux de l’établissement principal et des facilités plus grandes pour notre commerce : les tisserands, blanchisseurs et teinturiers dont on avait besoin pour la confection ou la préparation des marchandises achetées pour la France, seraient désormais sous notre administration directe, avec le bénéfice de l’exclusivité commerciale, qui était la base des théories économiques du xviiie siècle.

Il est possible que ce mémoire très étudié eût produit quelque impression à Paris s’il était arrivé deux ans plus tôt. Dupleix en eut bien quelques lueurs dès 1750 et la doctrine du « revenu fixe, constant et abondant » se trouve déjà esquissée dans quelques lettres de cette époque, mais soit qu’elle ne fût pas encore très claire dans son esprit soit qu’il attendit pour la mieux formuler qu’il disposât en fait des territoires dont il préconisait l’extension, il ne la formula d’une façon complète qu’à la fin de 1753, alors que son rappel était décidé et que Godeheu était sur le point de s’embarquer à Lorient. Que des idées purement politiques de domination, des idées impérialistes, comme on dirait aujourd’hui, se soient aussi glissées dans son esprit, l’homme était trop sensible aux honneurs et à la gloire pour ne pas céder à leurs séductions et à leur charme parfois dangereux ; qu’elles aient été l’inspiration première de ses projets et de son intervention dans les affaires du Carnatic, cela est plus douteux. Le gouverneur de Pondichéry était avant tout un représentant commercial de la Compagnie et lui-même s’entendait trop bien aux affaires pour ne pas sacrifier d’abord à Mercure avant d’honorer Mars ou Bellone. Mais lorsqu’à l’ombre du drapeau, le commerce et l’industrie peuvent prendre un plus grand développement, il y a tout profit. Du moins Dupleix le pensa et conforma à cette idée tout son esprit et toute son activité.

C’est en cela que les conceptions de cet homme furent nouvelles pour son époque. Au Sénégal et à la côte d’Afrique, on négligeait à peu près systématiquement l’intérieur pour ne se livrer qu’au commerce des esclaves et à quelques opérations secondaires sans importance. Les Îles d’Amérique étaient trop petites pour que l’on pût songer à limiter nos établissements à la côte, la souveraineté s’étendait normalement sur tout le pays ; au Canada qui était pour ainsi dire sans habitants et où les tribus n’avaient pas de demeures absolument sédentaires, on put fonder des bourgs et même des villes sans trop se préoccuper du droit de possession des Indiens ni se heurter à des intérêts très directs, mais dans l’Inde où il y avait une population nombreuse et des états constitués, avec une civilisation très ancienne et des traditions séculaires, il était peut-être moins prudent d’intervenir dans les affaires des princes avec l’arrière-pensée de profiter de leurs querelles pour fonder un empire sur la ruine de leur domination. Soucieuses du danger, les compagnies de France et d’Angleterre avaient toujours recommandé à leurs gouverneurs de se limiter à la côte, où elles étaient d’ailleurs sollicitées d’établir des comptoirs pour faire bénéficier les souverains concessionnaires du sol de droits de douanes fort utiles à l’équilibre de leurs budgets. Les gouverneurs de Madras et de Pondichéry s’étaient toujours conformés à ces instructions. En rompant avec ces traditions, Dupleix créa un fait nouveau dont le danger seul apparut à la Compagnie, aux Ministres et même à l’opinion. Il était donc naturel qu’on lui recommandât la paix : c’était la suite logique d’un siècle d’histoire et d’expérience et la direction des destinées d’un pays n’est pas affaire de caprice ou d’impression.

Mieux placé pour juger des réalisations possibles, Dupleix crut que la désorganisation et l’inconsistance des puissances de l’Inde lui permettrait de créer un empire français dont il aurait fait hommage à sa patrie, et peu à peu, entraîné par les événements, il chercha réellement à le constituer sous sa seule et entière responsabilité. Mais, comme l’a fort bien dit un auteur latin du 1er siècle avant notre ère, Publius Syrus :

Bene cogitata sœpe ceciderunt male

Une bonne idée tourne souvent fort mal. Et les plus belles conceptions ne réussissent pas toujours.

Toutefois, malgré la faiblesse et la fragilité des moyens dont il disposa, l’histoire ne peut qu’enregistrer avec reconnaissance et admiration cette entreprise audacieuse et nouvelle qui honore autant l’homme qui l’exécuta que le génie français qui l’inspira. Dupleix n’a pas réussi et, si l’on considère le merveilleux développement pris par la colonisation européenne au cours du xixe siècle, on ne peut que regretter la réserve des pouvoirs publics et des autorités constituées du siècle précédent, mais elle se justifie et qui sait si, dans des temps plus ou moins lointains, ce ne sera pas la Compagnie qui, sans le vouloir, aura été la plus clairvoyante en hésitant à imposer à des populations nombreuses et civilisées une domination dont elles ne veulent pas et dont rien ne garantit la durée ?


  1. Ce volume paraîtra en 1929 sous le titre : Les dernières années de Dupleix. Son procès avec la Compagnie des Indes.