Je suis une chose, mon œuvre en est une autre.
Avant que je parle de mes livres, je veux toucher ici un mot au sujet de la compréhension et de l’incompréhension qu’ils ont rencontrées. Je le fais avec autant de nonchalance qu’il peut convenir, car cette question est encore loin d’être d’actualité. En ce qui me concerne personnellement, je ne suis pas encore d’actualité. Quelques-uns naissent d’une façon posthume.
Il viendra un jour, que je ne saurais préciser, où l’on aura besoin d’institutions qui enseigneront ma doctrine, qui enseigneront à vivre comme je m’entends à vivre. Peut-être alors créera-t-on même des chaires pour l’interprétation de Zarathoustra. Mais je serais en contradiction absolue avec moi-même, si je m’attendais aujourd’hui déjà à trouver des oreilles, à trouver des mains pour mes vérités. Qu’on ne m’écoute pas, qu’on ne veuille rien prendre de moi, cela me paraît non seulement compréhensible, mais juste. Je ne veux pas être confondu avec un autre, je ne me confonds pas moi-même.
Encore une fois, je n’ai rencontré dans ma vie que fort peu de « mauvaise volonté ». Il me serait même difficile de citer un cas de mauvaise volonté littéraire. Par contre, je n’ai été que trop accablé de pure ignorance… Il me semble que c’est un des plus rares hommages que quelqu’un puisse se rendre à lui-même que de prendre en main un de mes livres. J’admets même qu’il se déchausse, ou peut-être ira-t-il encore jusqu’à ôter ses bottes. Un jour le docteur Henri de Stein se plaignit loyalement à moi de ne pas comprendre un mot à mon Zarathoustra. Je lui répondis que c’était tout à fait dans les règles : En comprendre six phrases, ce qui veut dire les avoir vécues, cela suffirait à vous élever parmi les mortels à un degré supérieur à celui que les hommes « modernes » pourraient atteindre. Comment, avec un pareil sentiment de la distance, pourrais-je seulement souhaiter d’être lu par les « modernes » que je connais !
Mon triomphe est l’opposé de celui de Schopenhauer. Je dis « non legor, non legar. » Non point que je veuille estimer trop bas la joie que m’a procurée maintes fois l’innocence que l’on mettait à dénier toute valeur à mes œuvres. Cet été encore, à une époque où, par l’accent sérieux, beaucoup trop sérieux de ma littérature, j’étais capable de déplacer l’équilibre de tout le reste de la littérature, un professeur de l’Université de Berlin me donna à entendre, avec bienveillance, que je ferais mieux de me servir d’une autre forme car, me disait-il, ce que je fais personne ne le lit.
En fin de compte, ce ne fut pas l’Allemagne, mais la Suisse qui fournit les deux cas les plus extrêmes. Un article consacré à Par delà le Bien et le Mal dans le Bund de Berne, par le docteur V. Widmann, sous le titre de le Livre le plus dangereux de Nietzsche, et un compte-rendu général de tous mes ouvrages de la plume de M. Karl Spittler, dans le même Bund, représentent un maximum dans ma vie… Je me garde bien de dire un maximum de quoi. Ce dernier traite par exemple mon Zarathoustra d’« exercice supérieur de style », en souhaitant que, dans l’avenir, je prisse également soin du contenu. Le docteur Widmann m’exprime sa considération pour le courage que je mets à tendre vers l’abolition de tous les sentiments convenables. Par une petite malice de la destinée, chaque phrase, avec une logique que j’ai admirée, semblait être une vérité à rebours. En somme, il suffisait de retourner, de « transmuer toutes les valeurs », pour frapper juste à mon égard, d’une façon même fort remarquable, au lieu de me river mon clou… J’ai d’autant plus de raison pour chercher une explication.
Bref, personne ne peut trouver dans les choses, sans en excepter les livres, plus qu’il n’en sait déjà. On ne saurait entendre exactement ce à quoi des événements antérieurs ne vous donnent point accès. Imaginons dès lors un cas extrême : qu’un livre ne parle que d’événements qui se trouvent complètement en dehors des possibilités qui se présentent fréquemment, ou même rarement seulement, dans la vie de quelqu’un ; que c’est la première fois que le livre en question parle un langage qui prépare une série de possibilités nouvelles. Dans ce cas, il se produit un phénomène extrêmement simple : on n’entend rien de ce que dit l’auteur et l’on a l’illusion de croire que là où l’on n’entend rien il n’y a rien… C’est l’expérience que j’ai faite dans la plupart des cas et c’est, si l’on veut, ce que mon expérience personnelle présente d’original. Celui qui croit avoir compris quelque chose dans mon œuvre s’en est fait une idée à sa propre image, une idée qui, le plus souvent, est en contradiction absolue avec moi-même. On fait de moi, par exemple, un « idéaliste ». Quand on n’a rien compris du tout, on se contente de nier ma valeur, on dit que je n’entre pas en ligne de compte.
Le mot « Surhumain », par exemple, qui désigne un type de perfection absolue, en opposition avec l’homme « moderne », l’homme « bon », avec les chrétiens et d’autres nihilistes, lorsqu’il se trouve dans la bouche d’un Zarathoustra, le destructeur de la morale, prend un sens qui donne beaucoup à réfléchir. Presque partout, en toute innocence, on lui a donné une signification qui le met en contradiction absolue avec les valeurs qui ont été affirmées par le personnage de Zarathoustra, je veux dire qu’on en a fait le type « idéaliste » d’une espèce supérieure d’hommes, à moitié « saint », à moitié « génie »… D’autres bêtes à cornes savantes, à cause de ce mot, m’ont suspecté de darwinisme ; on a même voulu y retrouver le « culte des héros » de ce grand faux monnayeur inconscient qu’était Carlyle, ce culte que j’ai si malicieusement rejeté. Quand je soufflais à quelqu’un qu’il ferait mieux de s’enquérir d’un César Borgia que d’un Parsifal, il n’en croyait pas ses oreilles.
Il faudra me pardonner si je suis sans aucune curiosité à
l’endroit des comptes-rendus de mes livres, surtout en ce qui
concerne ceux qui paraissent dans les journaux. Mes amis, mes
éditeurs le savent et ne m’en parlent jamais. Dans un cas
particulier, il m’est arrivé d’avoir sous les yeux tous les péchés
qui ont été commis au sujet d’un de ces livres. Il s’agissait
de Par delà le Bien et le Mal et je pourrais en conter long à
ce sujet. Croirait-on que la Gazette nationale, un journal
prussien (ceci dit pour mes lecteurs étrangers, pour ma part je
ne lis, avec votre permission, que le Journal des Débats) allait
jusqu’à interpréter sérieusement mon œuvre comme un « signe
des temps », comme la véritable philosophie des hobereaux,
cette philosophie pour laquelle la Gazette de la Croix ne
fait que manquer de courage ?…
Ceci a été dit pour les Allemands, car partout ailleurs qu’en Allemagne j’ai des lecteurs — rien que des intelligences de choix, des caractères, élevés dans des situations et des tâches supérieures, et qui ont fait leurs preuves j’ai même de véritables génies parmi mes lecteurs. À Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Stockholm, à Copenhague, à Paris et à New-York — partout j’ai été découvert je ne l’ai pas été dans le pays plat de l’Europe, en Allemagne… J’avoue que je me réjouis davantage encore de ceux qui ne me lisent pas, de ceux qui n’ont jamais entendu ni mon nom ni le mot philosophie. Mais partout où je vais, ici à Turin, par exemple, chaque visage s’épanouit et s’adoucit en me voyant. Ce qui, jusqu’à présent, m’a le plus flatté, c’est que de vieilles marchandes n’ont de repos qu’elles n’aient choisi pour moi, dans leurs paniers, les meilleurs de leursraisins. Il faut être à ce point philosophe. Ce n’est pas en vain que l’on appelle les Polonais les Français parmi les Slaves. Une charmante Russe ne se trompera pas un instant sur mon origine. Je ne parviens pas à être solennel, c’est tout au plus si j’arrive à paraître embarrassé.
Penser en allemand, sentir en allemand, je suis capable de tout, mais cela dépasse mes forces. Mon vieux maître Ritschl prétendait même que je concevais mes dissertations philologiques comme un romancier parisien — d’une façon captivante jusqu’à l’absurdité. À Paris même on est étonné de « toutes mes audaces et finesses » l’expression est de M. Taine — ; je crains même que jusque dans les formes les plus élevées du dithyrambe, on ne trouve mêlé chez moi de ce sel qui ne perd jamais sa saveur — qui ne devient jamais allemand — : de l’esprit !… Je ne puis faire autrement ; que Dieu m’aide ! Amen.
Tout le monde sait, il y en a même qui le savent par
expérience, quel est l’animal qui a de longues oreilles. Eh bien !
j’ose prétendre que j’ai les plus petites oreilles que l’on puisse
voir. Cela ne manquera pas d’intéresser quelque peu les
petites femmes. Il me semble qu’elles se sentiront mieux
comprises par moi. Je suis l’anti-âne par excellence, ce qui fait de
moi un monstre historique. Je suis en grec — et non pas
seulement en grec — l’anti-chrétien.
Je connais quelque peu mes privilèges, en tant qu’écrivain. Dans des cas déterminés, je me suis aperçu à quel point le goût se « corrompt » au contact de mes écrits. On en arrive à ne plus pouvoir supporter d’autres livres, les livres philosophiques moins que tous les autres. Il y a une distinction sans exemple à être introduit dans ce monde noble et délicat, mais pour le pouvoir il ne faut à aucun prix être Allemand. En fin de compte, c’est une distinction qu’il faut avoir méritée. Celui, pourtant, qui m’est apparenté par la hauteur du vouloir, celui-là sera en proie à de véritables extases dans la compréhension ; car je viens des hauteurs que nul oiseau n’a jamais atteintes, je connais des abîmes où nul pas ne s’est jamais égaré. On m’a dit qu’il n’était pas possible de laisser inachevé un de mes livres, je trouble même le repos de la nuit… Il n’existe nulle part une espèce de livres plus fière et plus raffinée tout à la fois. Ils atteignent çà et là le maximum de ce qui peut être atteint sur la terre : le cynisme. Il faut les conquérir en se servant à la fois des doigts les plus délicats et des poings les plus courageux. Toute décrépitude de l’âme en éloignera nécessairement une fois pour toutes, et même la moindre atteinte de dyspepsie ; il ne faut pas avoir de nerfs, il faut posséder de joyeuses entrailles. Ce n’est pas seulement la pauvreté de l’âme, l’atmosphère des recoins qui interdit l’approche de mes livres, c’est davantage encore, la lâcheté, la malpropreté, le ressentiment secret qui se cachent au fond des intestins. Un mot de moi suffit à faire éclater sur le visage tous les mauvais instincts. J’ai parmi mes relations plusieurs objets d’expérience qui me servent à connaître les réactions différentes et très différemment instructives que produisent mes écrits. Ceux qui ne veulent pas s’occuper de ce que contiennent ceux-ci, mes prétendus amis, par exemple, deviennent aussitôt « impersonnels » : ils me félicitent d’en être de nouveau « arrivé là » et ils me disent qu’il y a progrès, parce que je suis parvenu à une grande sérénité dans le ton… Les « esprits » profondément vicieux, les « belles âmes », ceux qui sont mensongers de fond en comble, ne savent décidément pas ce qu’ils doivent faire de ces livres, par conséquent ils les considèrent comme quelque chose qui est au-dessous d’eux. Voilà la belle logique de toutes les « belles âmes ».
Les bêtes à cornes de ma connaissance — il ne s’agit que d’Allemands, avec votre permission — me donnent à entendre qu’elles ne partagent pas toujours mes opinions, mais que pourtant de ci de là… J’ai entendu dire cela même au sujet du Zarathoustra.
De même, tout « féminisme » chez les hommes et même chez l’homme est pour moi lettre close : jamais les féministes n’auront accès dans ce labyrinthe d’audacieuse Connaissance ! Il faut ne jamais s’être ménagé soi-même il faut que la dureté fasse partie de vos habitudes, pour être joyeux et de bonne humeur au milieu des dures vérités. Quand je veux imaginer le type parfait d’un de mes lecteurs, j’en fais toujours un monstre de courage et de curiosité qui possède en outre quelque chose de souple, de rusé, de circonspect, ce qui constitue l’aventurier et l’explorateur né. En fin de compte, je ne saurais mieux dire que ne l’a fait Zarathoustra, à qui je m’adresse au fond. À qui donc veut-il conter ses énigmes ?
— À vous, chercheurs audacieux, tentateurs, et à tous ceux qui jamais s’embarquèrent avec des voiles astucieuses sur des mers épouvantables, —
à vous qui êtes ivres d’énigmes, contents du demi-jour, dont l’âme est attirée par des flûtes vers tous les gouffres dangereux :
— car jamais vous ne voudrez, d’une main poltronne,
suivre un fil conducteur ; et où vous pouvez deviner vous
n’aimez pas à ouvrir les portes.
Je tiens à dire en même temps quelques généralités au sujet de mon art du style. Communiquer un état d’âme, une tension intérieure, une émotion, par des signes — y compris l’allure de ces signes — voilà le sens de toute espèce de style. Étant donné que la multiplicité des états d’âme est extraordinaire chez moi, il y a chez moi beaucoup de possibilités de style, l’art le plus varié du style qu’homme eut jamais à sa disposition. Tout style est bon qui communique véritablement un état d’âme, qui ne se méprend pas sur l’allure des signes, sur les gestes. (Toutes les lois de la période correspondent à l’art de l’attitude.) Sur ce point, mon instinct est infaillible.
Le bon style en soi est une pure sottise de l’ « idéalisme » pur, à peu près de même que le « beau en soi », le « bon en soi », la « chose en soi »… En admettant bien entendu qu’il y ait des oreilles qui entendent, des hommes qui soient capables et dignes d’une émotion identique, de ceux à qui l’on ait le droit de se communiquer. Mais Zarathoustra, par exemple, les attend toujours. — Hélas ! il lui faudra les chercher longtemps ! Il faut être digne de l’entendre… Et jusqu’à ce moment il n’y aura personne qui comprenne l’art qui a été gaspillé là. Jamais personne n’a eu à jeter au vent plus de moyens inédits, plus de procédés d’art absolument nouveaux et créés véritablement pour la circonstance. Il restait à démontrer qu’une pareille chose fût possible précisément dans la langue allemande : moi-même je l’aurais nié autrefois le plus catégoriquement. On ignorait avant moi ce que l’on peut faire avec la langue allemande, ce que l’on peut faire avec le langage en général. L’art du grand rythme, du grand style dans la période, pour exprimer le formidable mouvement ascendant et descendant d’une passion sublime et surhumaine, a été découvert par moi. Avec un dithyrambe comme celui qui termine la troisième partie de Zarathoustra et qui s’intitule : « Les Sept Sceaux », j’ai volé à mille lieues au-dessus de ce qui s’est jamais appelé poésie.
Que, dans mes écrits, c’est un psychologue qui parle, un psychologue qui n’a pas son égal, c’est peut-être là la première conviction à laquelle arrive un bon lecteur, un de ces lecteurs comme j’en mérite, qui me lisent comme les bons philologues d’autrefois lisaient leur Horace. Les propositions au sujet desquelles tout le monde est d’accord — pour ne point parier des philosophes de tout le monde, les moralistes et autres têtes creuses et têtes de choux[1] — apparaissent chez moi comme les plus naïves des méprises : par exemple cette croyance que les termes « altruiste » et « égoïste » sont des antithèses, alors que l’ego lui-même n’est qu’une « suprême duperie », un « idéal »… Il n’y a ni actions égoïstes ni actions non-égoïstes. Les deux idées sont des contre-sens psychologiques. Il en est de même des maximes « L’homme aspire au bonheur. » Ou bien : « Le bonheur est la récompense de la vertu. » Ou bien encore : « Le plaisir et la peine sont des antithèses »… La morale, cette Circé de l’humanité, a faussé, a envahi de son essence, tout ce qui est psychologie, jusqu’à formuler ce non-sens que l’amour est quelque chose de « non-égoïste ». Il faut presque être assis sur soi-même, il faut se tenir bravement sur ses deux jambes, autrement on ne saurait être capable d’aimer. Les femmes ne le savent, en fin de compte, que trop bien. Elles se soucient comme de leur première chemise des hommes non-égoïstes, des hommes objectifs.
Puis-je affirmer en passant que je crois bien connaitre les femmes ? Cela fait partie de mon patrimoine dionysien. Qui sait ? peut-être suis-je le premier psychologue de l’éternel féminin ?
Elles m’aiment toutes. C’est une vieille histoire. Exception faite des femmes malheureuses, des femmes émancipées, de celles qui n’ont pas l’étoffe pour faire des enfants. Heureusement que je n’ai pas l’intention de me laisser déchirer. La femme parfaite déchire quand elle aime… Je connais ces aimables ménades. Quel dangereux petit fauve qui sait ramper et ronger ! Et si agréable avec cela !… Une petite femme qui court après sa vengeance renverserait même la destinée. La femme est infiniment plus méchante que l’homme, elle est aussi plus maligne. Chez la femme la bonté est déjà une forme de la dégénérescence. Toutes celles que l’on appelle des « belles âmes » souffrent au fond d’elles-mêmes d’un inconvénient physiologique. Je ne dis pas tout, autrement je deviendrais médicynique.
La lutte pour les droits égaux est déjà un symptôme de maladie. Tous les médecins le savent. La femme, plus elle est femme, se défend des pieds et des mains contre toute espèce de droit l’état primitif, la guerre perpétuelle entre les sexes, lui assigne de beaucoup le premier rang. A-t-on prêté l’oreille à ma définition de l’amour ? Elle est la seule qui soit digne d’un philosophe. L’amour, son moyen, c’est la guerre et il cache au fond la haine mortelle des sexes. A-t-on entendu ma réponse à la question comment on guérit une femme, comment on fait son « salut » ? On lui fait un enfant. La femme a besoin d’avoir des enfants, l’homme n’est toujours qu’un moyen vers ce but — ainsi parlait Zarathoustra.
« Émancipation de la femme », c’est le nom que prend la haine instinctive de la femme manquée, c’est-à-dire incapable d’enfantement, contre la femme d’une bonne venue. La lutte contre l’« homme » n’est jamais qu’un moyen, un prétexte, une tactique. En s’élevant elles-mêmes, sous le nom de «femme en soi », de « femme supérieure », de « femme idéaliste », ces femmes tendent à abaisser le niveau général de la femme ; il n’y a pas de plus sûr moyen pour cela que l’éducation des lycées, les culottes etles droits politiques de la bête électorale. Au fond, les femmes émancipées sont les anarchistes dans le monde de l’éternel féminin ». Toute une catégorie de cet « idéalisme » d’espèce maligne — lequel se rencontre du reste aussi chez les hommes, par exemple chez Henrik Ibsen, cette vieille fille typique — a pour but d’empoisonner la bonne conscience, la nature dans l’amour sexuel. Et pour ne point laisser de doute sur mon opinion aussi honnête que sévère en cette matière, je veux encore faire part d’un article de mon code moral contre le vice. Sous le nom de vice je combats toute espèce de contre-nature ou, si l’on aime les beaux mots, toute espèce d’idéalisme. Voici cet article « La prédication de la chasteté est une incitation publique à la contre-nature. Le mépris de la vie sexuelle, toute souillure decelle-ci parl’idée d’« impureté », est un véritable crime contre la vie, le vrai péché contre la vie, le vrai péché contre le Saint-Esprit de la Vie. »
Pour donner de moi une idée en tant que psychologue, je
détache ici une page curieuse qui se trouve dans Par delà le
Bien et le Mal. Je ne permets du reste aucune supposition au
sujet de celui que je décris dans ce passage : « Le génie du
cœur, tel que le possède ce grand mystérieux, ce dieu
tentateur, ce preneur de rats des consciences, dont la voix sait
descendre jusque dans le monde souterrain de toutes les âmes, ce
dieu qui ne dit pas un mot, qui ne hasarde pas un regard où
ne se trouve une arrière-pensée de séduction, chez qui savoir
paraître fait partie de la maîtrise — pour qui ne point paraître
ce qu’il est, mais ce qui, pour ceux qui le suivent, est une
obligation de plus à se presser toujours plus près de lui et de
le suivre plus intimement et plus radicalement... Le génie du
cœur qui force à se taire et à écouter tous les êtres bruyants
et vaniteux; qui polit les âmes rugueuses et leur donne à
savourer un nouveau désir, le désir d’être tranquille, comme un
miroir, afin que le ciel profond se reflète en eux... Le génie du
coeur qui enseigne à la main, maladroite et trop prompte,
comment il faut se modérer et saisir plus délicatement ; qui devine
le trésor caché et oublié, la goutte de bonté et de douce
spiritualité sous la couche de glace trouble et épaisse, qui est une
baguette divinatoire pour toutes les parcelles d’or longtemps
enterrées sous un amas de bourbe et de sable... Le génie du
cœur, grâce au contact duquel chacun s’en va plus riche, non
pas béni et surpris, non pas gratiné et écrasé comme par des
biens étrangers, mais plus riche de lui-même, se sentant plus
nouveau qu’auparavant, débloqué, pénétré et surpris comme
par un vent de dégel, peut-être plus incertain, plus délicat,
plus fragile, plus brisé, mais plein d’espérances qui n’ont
encore aucun nom, plein de vouloirs et de courants nouveaux,
de contre-courants et de mauvais vouloirs nouveaux... »
Pour être juste à l’égard de l’Origine de la Tragédie (1876), il va falloir oublier certaines choses. Elle a fait de l’effet et même fasciné avec, ce qui y était manqué, avec son application à la Wagnérie, comme si celle-ci était le symptôme de quelque chose qui commence. Par là même cet écrit était un événement dans la vie de Wagner. C’est seulement à partir du moment de son apparition que le nom de Wagner représenta de grands espoirs. Aujourd’hui encore on me rappelle parfois, en plein Parsifal, que c’est de ma faute qu’une si haute opinion, au sujet de la valeur culturelle de ce mouvement, ait prévalu.
J’ai plusieurs fois vu citer l’ouvrage sous le titre de la Renaissance de la Tragédie par l’esprit de la Musique ». On n’a prêté l’oreille qu’à une formule nouvelle de l’art, du but, de la tâche chez Wagner. On semblait ne pas s’apercevoir de ce que cet écritcachait de précieux. « Hellénisme et Pessimisme », c’eût été là un titre sans équivoque, vu qu’il est enseigné pour la première fois dans cet ouvrage comment les Grecs parvinrent à en finir avec le pessimisme, comment ils l’ont surmonté... La tragédie précisément est la preuve que les Grecs n’étaient pas des pessimistes. Schopenhauer s’est trompé là comme il s’est trompé partout.
Pris en main avec quelque peu d’impartialité, l’Origine de la Tragédie a l’air très inactuelle. On ne se douterait pas en rêve qu’elle a été commencée sous les coups de canon de la bataille de Wœrth. J’ai réfléchi à ces problèmes sous les murs de Metz, pendant de froides nuits de septembre, alors que j’étais attaché au service de santé. On pourrait croire bien plutôt qu’elle est de cinquante ans plus ancienne. Politiquement, elle est indifférente, « non-allemande », comme on dirait aujourd’hui. Elle sent l’hégélianisme d’une façon assez scabreuse et, seulement dans certaines formules, le parfum de croque-mort particulier à Schopenhauer y est attaché. Une « idée » — l’opposition entre dionysien et apollinien — y est traduite métaphysiquement l’histoire elle-même y est considérée comme le développement de cette idée ; dans la tragédie, l’antithèse avec l’unité est supprimée ; sous cette optique, des choses qui ne s’étaient jamais vues face à face sont opposées l’une à l’autre, éclairées et comprises l’une par l’autre. L’Opéra, par exemple, et la Révolution…
Les deux innovations définitives du livre sont d’abord
l’interprétation du phénomène dionysien chez les Grecs — il en
donne pour la première fois la psychologie, il y voit l’une des
racines de l’art grec tout entier — ; et ensuite l’interprétation
du socratisme : Socrate y est présenté pour la première fois
comme l’instrument de la décomposition grecque, comme le
décadent-type. La « raison » s’oppose à l’instinct. La
« raison » à tout prix apparaît comme une puissance dangereuse,
comme une puissance qui mine la vie. Dans le livre tout entier,
il y a un silence profond et hostile pour tout ce qui touche le
christianisme. Celui-ci n’est ni apollinien ni dionysien ; il nie
toutes les valeurs esthétiques, les seules que reconnaisse
l’Origine de la Tragédie ; il est nihiliste au sens le plus
profond, alors que dans le symbole dionysien la limite
extrême de l’affirmation est atteinte. Une fois il est fait
allusion aux prêtres chrétiens, comme à une « espèce sournoise de
nains », comme à des êtres « souterrains »...
Ce début est singulier au delà de toute expression. J’avais découvert, pour mon expérience personnelle, le seul symbole, la seule réplique que possède l’histoire, et je fus ainsi le premier à comprendre le merveilleux phénomène du dionysien. De même, par le fait que j’ai démasqué Socrate pour reconnaître en lui un décadent, j’ai démontré sans équivoque que la sûreté de mon tour de main psychologique ne courait nul danger du fait d’une idiosyncrasie morale quelconque. La morale elle-même considérée comme un symptôme de décadence, c’est là une innovation, une chose unique et de premier ordre dans l’histoire de la connaissance. Dans les deux cas, j’ai fait un bond formidable par-dessus le plat et triste bavardage qu’est la querelle entre l’optimisme et le pessimisme.
Je fus le premier à voir la véritable antithèse : l’instinct qui dégénère et qui se tourne contre la vie avec une haine souterraine (christianisme, philosophie de Schopenhauer, en un certain sens déjà la philosophie de Platon, l’idéalisme tout entier, comme formules typiques) et une formule de l’affirmation supérieure, née de la plénitude et de l’abondance, une approbation sans restriction, l’approbation même de la souffrance, même de la faute, de tout ce que l’existence a de problématique et d’étrange. Cette dernière et joyeuse confirmation de la vie, confirmation débordante et impétueuse, répond non seulement à l’entendement supérieur, elle répond aussi à l’entendement le plus profond, celui que la vérité et la science ont confirmé et soutenu avec le plus de sévérité. Rien de ce qui existe ne doit être supprimé,rien n’est superflu. Les côtés de l’existence que rejettent les chrétiens et autres nihilistes sont même d’un ordre infiniment supérieur dans la hiérarchie des valeurs que ceux auxquels les instincts de décadence donnent et ont le droit de donner leur approbation. Pour comprendre cela il faut avoir du courage et, ce qui est une condition du courage, un excédent de force car, exactement dans la mesure où le courage peut se hasarder en avant, selon le même degré de force, on s’approche de la vérité. La connaissance de la réalité, l’approbation de la réalité sont pour le fort une nécessité aussi grande que l’est pour le faible, sous l’inspiration de la faiblesse,la lâcheté et la fuite devant la réalité, — l’« idéal »… Il ne leur est pas loisible de connaître : les décadents ont besoin du mensonge, il est une de leurs conditions d’existence.
Celui qui non seulement comprend le terme « dionysien »,
mais encore se comprend dans ce terme, n’a pas besoin d’une
réfutation de Platon, du christianisme ou de Schopenhauer.
— Il flaire la décomposition…
Jusqu’à quel point j’avais trouvé là l’idée du « tragique », la notion définitive de ce qu’est la psychologie de la tragédie, je l’ai exprimé en dernier lieu à la page 139 du Crépuscule des Idoles{{lié}[2] : « L’affirmation de la vie même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus ; la volonté de vie, se réjouissant de faire le sacrifice de ses types les plus élevés, au bénéfice de son propre caractère inépuisable — c’est ce que j’ai appelé dionysien, c’est en cela que j’ai cru reconnaître le fil conducteur qui mène à la psychologie du poète tragique. Non pour se débarrasser de la crainte et de la pitié, non pour se purifier d’une passion dangereuse par sa décharge véhémente c’est ainsi que l’a entendu Aristote —, mais pour personnifier soi-même, au-dessus de la crainte et de la pitié, l’éternelle joie du devenir, — cette joie qui porte encore en elle la joie de l’anéantissement… »
Dans ce sens j’ai le droit de me considérer moi-même comme
le premier philosophe tragique, c’est-à-dire comme l’antithèse
extrême et l’antipode d’un philosophe pessimiste. Avant moi,
cette transposition du dionysien en une émotion
philosophique n’a pas existé. La sagesse tragique faisait défaut. J’en
ai vainement cherché les traces, même chez les grands Grecs
parmi les Philosophes, ceux des deux siècles qui ont précédé
Socrate. Un doute me restait au sujet d’Héraclite, dans le
voisinage de qui je sentais un certain bien-être, une certaine
chaleur que je n’ai rencontrés nulle part ailleurs. L’affirmation
de l’anéantissement et de la destruction, ce qu’il y a de décisif
dans une philosophie dionysienne, l’approbation de la
contradiction et de la guerre, le devenir avec la négation radicale même
de la conception de l’ « être », dans tout cela il faut que je
reconnaisse, en tous cas, ce qui ressemble le plus à mes idées
au milieu de tout ce qui fut jamais pensé. La doctrine de
l’« éternel Retour », c’est-à-dire de la répétition absolue et infinie
de toutes choses — cette doctrine de Zarathoustra pourrait,
en fin de compte, déjà avoir été enseignée autrefois. Les
stoïciens du moins, qui ont hérité d’Héraclite presque toutes leurs
idées fondamentales, en présentent des traces. —
Dans cet écrit s’affirme un espoir formidable. Je n’ai après tout aucune raison de renoncer à l’espoir que je place en un avenir dionysien de la musique. Projetons nos regards à un siècle en avant. Admettons que mon attentat contre vingt siècles de contre-nature et de violation de l’humanité réussisse. Ce nouveau parti, qui sera le parti de la vie et qui prendra en mains la plus belle de toutes les tâches, la discipline et le perfectionnement de l’humanité, y compris la destruction impitoyable du tout ce qui présente des caractères dégénérés et parasitaires, ce parti rendra de nouveau possible la présence sur terre de cet excédent de vie, d’où sortira certainement de nouveau la condition dionysienne. Je promets la venue d’une époque tragique : l’art le plus élevé, dans l’affirmation de la vie, naîtra encore quand l’humanité aura derrière elle la conscience des guerres les plus dures, mais les plus nécessaires, sans qu’elle en ait souffert.
Un psychologue pourrait ajouter que ce que j’ai entendu, dans mes jeunes années, en écoutant de la musique dionysienne, n’a absolument rien de commun avec Wagner ; que, lorsque je décris la musique dionysienne, je décris ce que j’avais entendu, car instinctivement je devais tout traduire et transfigurer en vue du nouvel esprit que je portais en moi. La preuve s’en trouve dans mon livre Richard Wagner à Bayreuth et cette preuve est aussi décisive qu’elle peut l’être. Dans tous les passages qui ont unesignification psychologique il n’est jamais question que de moi: on peut, sans avoir égard à rien, placer mon nom ou le mot « Zarathoustra », là où le texte indique Wagner. L’image que je présente de l’artiste dithyrambique n’est autre chose que l’image du poète préexistant de Zarathoustra, jetée sur le papier avec une singulière profondeur de vue et sans que la réalité wagnérienne soit seulement touchée. Wagner fut seul à s’en rendre compte : il lui fut impossible de se reconnaître dans le volume.
De même l’ « idée de Bayreuth » s’était transformée en
quelque chose qui n’aura rien d’énigmatique pour ceux qui
connaissent mon Zarathoustra.On la retrouve dans ce
Grand-Midi où ceux qui sont élus entre tous se vouent à la plus
sublime de toutes les tâches. Qui sait ? c’est peut-être la vision
d’une fête que je verrai encore... Ce que les premières pages
ont de pathétique appartient à l’histoire universelle ; le regard
dont il est question à la septième page est le véritable regard
de Zarathoustra. Wagner, Bayreuth, cette petite chose
pitoyable et allemande, c’est un nuage où se reflète le palais de la fée
Morgane, l’infini mirage de l’avenir. Même au point de vue
psychologique, tous les traits définitifs de ma propre nature sont
inscrits dans l’image de Wagner — le côte-à-côte des forces les
plus lumineuses et les plus fatales, une Volonté de Puissance,
telle que jamais homme ne l’a possédée ; la bravoure implacable
dans les choses de l’esprit; la force illimitée d’apprendre, sans
que la volonté d’agir soit étouffée. Tout dans cet écrit est
annoncé d’avance le prochain retour de l’esprit grec, la
nécessité d’hommes qui seraient des contre-Alexandre, de ceux
qui lieraient de nouveau le nœud gordien de la civilisation
grecque après qu’il a été tranché… Qu’on écoute l’accent
vraiment universel que je mets à introduire à la page 30[3]
l’idée de « sentiment tragique » ; il n’y a que des accents
historiques dans cet écrit. Ceci est « l’objectivité » la plus étrange
qui puisse exister : la certitude absolue au sujet de ce que
je suis est projetée sur une quelconque réalité du hasard... la
vérité à mon sujet parle au fond d’un gouffre plein
d’épouvante. À la page 71{{lié}[4], le style de Zarathoustra est décrit
par anticipation avec une incisive sûreté de main et jamais
on n’aura trouvé une expression plus grandiose pour
l’événement qu’est Zarathoustra, un acte prodigieux de purification
et de sanctification de l’humanité, que ce que l’on peut lire
aux pages 43 à 46[5]. —
Les quatre Considérations inactuelles sont absolument combatives. Elles démontrent que je n’étais pas un rêvasseur, que je prends plaisir à tirer l’épée, — peut-être aussi que je suis doué d’une singulière habileté du poignet. La première attaque (1873) fut dirigée contre la culture allemande que je considérais alors déjà avec un mépris sans ménagements. Pour moi elle était dépourvue de signification, sans substance et sans but. Elle ne représentait qu’une « opinion publique ». Il n’y a pas de plus dangereux malentendu que de croire que le grand succès des armées allemandes prouve quelque chose qui soit en faveur de cette culture, que ce succès signifie même la victoire de cette culture sur la France.
La seconde Considération inactuelle (1874) met en lumière ce qu’il y a de dangereux, ce qui ronge et empoisonne la vie dans notre façon de faire de la science. La vie est malade à cause de ce rouage inhumain et mécanique, à cause du travail « impersonnel » de l’ouvrier, à cause de la fausse économie dans la « division du travail ». Le but qui est la culture se perd ; le moyen, l’activité scientifique moderne, barbarise… Dans ce traité, le « sens historique » dont ce siècle se montre si fier est pour la première fois présenté comme une maladie, comme l’indice typique de la décomposition.
Dans la troisième et la quatrième Considération inactuelle, on oppose, comme l’indication d’une conception supérieure de la culture, du rétablissement de la « culture », deux images du plus pur personnalisme et de la discipline de soi, deux types qui sont par excellence inactuels, animés d’un mépris souverain pour tout ce qui, autour d’eux, s’appelait « Empire », « Culture », « Christianisme », « Bismarck », « Succès », — Schopenhauer et Wagner, ou, pour mieux dire, en un seul mot Nietzsche…
Parmi ces quatre attentats, le premier eut un succès extraordinaire. Le bruit qu’il fit fut magnifique à tous les points de vue. J’avais touché une nation victorieuse à son point vulnérable, j’avais montré que sa victoire n’était pas un événement dans l’histoire de la civilisation, mais peut-être tout autre chose… Les réponses vinrent de tous les côtés et non pas seulement des vieux amis de ce David Strauss, que j’avais rendu ridicule comme le type d’un satisfait et d’un philistin de la culture allemande, bref comme l’auteur de cet évangile de brasserie qu’est l’Ancienne et la Nouvelle Foi. (Le mot « philistin de la culture » a passé dans le langage courant à la suite de mon livre.) Ces vieux amis, dont je blessai profondément la vanité de Wurtembergeois et de Souabes, lorsque je m’avisai de trouver comique leur prodige, leur Strauss, répondirent d’une façon aussi honnête et grossière que je pouvais souhaiter. Les répliques prussiennes furent plus malignes : on y reconnaissait le « bleu berlinois ». Une feuille de Leipzig, ces Grenzboten tant décriés, se permit d’écrire ce que l’on pouvait imaginer de plus inconvenant. J’eus beaucoup de peine à empêcher les Bâlois indignés de se livrer à certaines manifestations. Seuls, quelques vieux messieurs se décidèrent en ma faveur, pour des raisons très différentes et souvent inexplicables. Parmi eux se trouvait Ewald de Gœttingue, qui donna à entendre que mon attentat avait été mortel pour Strauss. De même le vieil hégélien Bruno Bauer qui fut depuis lors un de mes lecteurs les plus attentifs. Il aimait, durant les dernières années de sa vie, à s’appuyer sur moi, pour indiquer par exemple à M. de Treitschke, l’historiographe prussien, où il pourrait trouver des renseignements sur l’idée de « culture » dont il avait complètement perdu la notion. Celui qui consacra à l’ouvrage et à son auteur les pages les plus graves et aussi les plus longues était un ancien disciple du philosophe von Baader, un certain professeur Hoffmann, à Wurzbourg. Il prévoyait pour moi, d’après cet écrit, une vocation supérieure, celle de provoquer une sorte de crise et d’arrêt décisif dans le problème de l’athéisme, dont il devinait que j’étais un des types les plus instinctifs et les plus radicaux. L’athéisme était ce qui m’avait conduit à Schopenhauer.
Ce qui fut, de beaucoup, écouté avec le plus d’attention, ce à quoi l’on a été le plus amèrement sensible, ce fut un plaidoyer extrêmement vigoureux et courageux de ce Carl Hillebrand, généralement si doux, Carl Hillebrand, ce dernier Allemand humain qui savait tenir une plume. On lisait son article dans la Gazette d’Augsbourg ; on peut le lire aujourd’hui sous une forme un peu atténuée dans ses Œuvres complètes. Là l’ouvrage était présenté comme un événement, un moment critique, une première détermination personnelle, un excellent symptôme, comme le véritable retour du sérieux allemand dans les choses de l’esprit. Hillebrand était plein d’éloges pour la forme du livre, pour son goût mûri, pour son tact parfait dans le discernement des personnes et des choses. Il le considérait comme le meilleur écrit polémique de la langue allemande, le meilleur écrit dans cet art de la polémique, si dangereux pour les Allemands et dont il convient de les dissuader. Il m’approuvait du reste, il allait même plus loin que moi dans ce que j’avais osé dire au sujet de l’aveulissement du langage en Allemagne (–aujourd’hui ils jouent aux puristes et ne sont pas capables de construire une phrase) — ; il méprisait comme moi les « premiers écrivains » de cette nation, et finissait par m’exprimer son admiration pour mon courage, — ce « courage suprême qui mène au banc des accusés les favoris d’un peuple »…
Le contre-coup de cet écrit fut véritablement inestimable
dans ma vie. Personne ne s’est mis, depuis lors, à discuter avec
moi. On se tait maintenant, on me traite en Allemagne avec des
ménagements astucieux. Depuis des années j’ai fait usage d’une
absolue liberté de langage, un privilège dont personne ne jouit
plus, du moins dans l’empire. Mon paradis se trouve
« à l’ombre de mon épée »… Au fond, j’avais mis en pratique une
maxime de Stendhal qui conseille de faire son entrée dans le
monde avec un duel. Et comme j’avais bien choisi mon
adversaire ! C’était le premier libre penseur de l’Allemagne… À vrai
dire, c’était une espèce toute nouvelle de libre-pensée qui
s’exprimait pour la première fois. Jusqu’à présent rien ne m’a été
plus étranger que toute la catégorie des « libres penseurs »,
qu’ils soient Européens ou Américains. Avec ceux-là, qui sont
les têtes creuses et les pantins de l’« idée moderne », je me
trouve même beaucoup plus complètement en contradiction
qu’avec n’importelequel de leurs adversaires. Ils veulent aussi
rendre l’humanité « meilleure », à leur façon et à leur image.
Ils déclareraient une guerre implacable à tout ce que je suis,
à tout ce que je veux, en admettant qu’ils soient capables de
le comprendre. Ils croient tous encore à l’« Idéal »… Je suis
le premier immoraliste.
Je ne voudrais pas prétendre que les deux Considérations désignées par les noms de Schopenhauer et de Wagner pourraient servir particulièrement à l’intelligence de ces deux cas,ni même à en poser le problème psychologique, exception faite bien entendu de certains détails. Cependant, avec une profonde sûreté d’instinct, ce qu’il y a d’élémentaire dans la nature de Wagner était déjà désigné comme un don de comédien qui, dans tous ses moyens et toutes ses intentions, ne tire que ses propres conséquences. Au fond, avec ces deux écrits, je voulais faire toute autre chose que de la psychologie. Un problème d’éducation qui n’avait pas son pareil, une nouvelle conception de la discipline de soi, de la défense de soi, allant jusqu’à la dureté, une poussée vers le sublime et vers la tâche historique, — cherchait à trouver là sa première expression. Tout bien considéré, je me suis emparé de deux types célèbres et nullement encore fixés, je les ai pris aux cheveux, comme on prend une occasion aux cheveux, simplement pour exprimer quelque chose, pour avoir en mains quelques formules, quelques indications, quelques moyens d’expression de plus. Du reste, je fais allusion à cette particularité, avec une sagacité absolument inquiétante, à la 93e page de la troisième Considération inactuelle. Platon s’est servi de Socrate de la même façon, comme d’une sémiotique pour Platon.
Maintenant que je reviens avec un certain recul aux états d’âme dont ces écrits sont le témoignage, je ne voudrais pas disconvenir qu’au fond ils ne parlent que de moi-même. L’ouvrage Wagner à Bayreuth est une vision de mon avenir ; par contre, dans Schopenhauer éducateur, sont inscrits à Ia fois mon histoire intime, et mon devenir. On y trouve, avant tout, le vœu que j’ai fait !
Ce que je suis aujourd’hui, où je suis aujourd’hui — une hauteur où je ne parle plus avec des mots, mais avec des coups de foudre — ô combien loin j’en étais alors encore ! Mais je voyais la terre,… je ne me trompai pas un seul instant sur la route qui restait à parcourir, sur l’état de la mer, sur les dangers et le succès ! Il y a un grand calme dans la promesse, une heureuse perspective dans un avenir qui ne doit pas rester seulement en vain une promesse ! — Ici chaque mot est vécu, profondément, intimement. Il n’y manque pas de choses douloureuses, il y est des mots qui sont véritablement sanglants. Mais le vent d’une grande liberté souffle par-dessus tout cela, la blessure même n’apparaît pas comme une objection.
Comment j’entends le philosophe, comme un terrible
explosif qui met tout en danger ; comment je sépare mon idée du
« philosophe », par une distance de plusieurs lieues, de la notion
que renferme encore la personnalité de Kant, pour ne rien
dire du tout des « ruminants » académiques et autres
professeurs de philosophie au sujet de tout cela cet écrit donne
un enseignement inépuisable, en concédant même que ce n’est
pas, au fond, « Schopenhauer éducateur », mais son antipode,
« Nietzsche éducateur », qui prend ici la parole. En
considérant que mon métier était alors celui d’un savant et aussi
que je m’entendais à mon métier, le morceau de sévère
psychologie du savant qui apparaît soudain dans cet écrit n’est
pas sans importance. Il exprime le sentiment de la distance,
la profonde sûreté de main, pour discerner ce qui peut être
chez moi la tâche, de ce qui n’est que moyen, intermède,
œuvre accessoire. Ce fut ma sagesse d’avoir été beaucoup de
choses, dans des endroits différents, pour pouvoir devenir Un,
pour pouvoir aboutir à un seul. Il était nécessaire que pendant
un certain temps je fusse savant.
Humain, trop humain, avec ses deux continuations, est le
monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé un livre
pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases
exprime une victoire; en l’écrivant je me suis débarrassé de
tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature. Tout
idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci
« Là où vous voyez des choses idéales, moi je vois… des
choses humaines, hélas ! trop humaines ! » — Je connais mieux
l’homme. — Un « esprit libre » ne signifie pas autre chose
qu’un esprit affranchi, un esprit qui a repris possession de
lui-même. Le ton, l’allure apparaissent complètement
changés on trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique.
On dirait qu’un certain « intellectualisme » au goût
aristocratique s’efforce constamment de dominer un courant de passion
qui gronde par en dessous. À cet égard il est dans l’ordre que
ce soit le centenaire de la mort de Voltaire précisément qui
serve, en quelque sorte, d’excuse à une publication de ce
genre en 1878 déjà. Car Voltaire est, par contraste avec tout
ce qui écrivit après lui, avant tout un grand seigneur de
l’esprit ce que je suis moi aussi. — Le nom de Voltaire sur un
écrit de moi, c’est là en réalité un progrès — vers moi-même.
— Si l’on regarde de plus près, on découvre un esprit
impitoyable qui connaît tous les recoins où s’abrite l’idéal, où se
trouvent ses oubliettes et son dernier refuge. Armé d’une torche,
mais dont la flamme ne tremble pas, il projette une lumière crue
dans ce monde souterrain de l’idéal. C’est la guerre, mais la
guerre sans poudre ni fumée, sans attitudes guerrières, sans
gestes pathétiques ni contorsions, — car tout cela serait de
l’« idéalisme ». Tranquillement une erreur après l’autre est
posée sur la glace ; l’idéal n’est pas réfuté, — il est congelé.
— Ici, par exemple, c’est « le génie » qui gèle ; tournez le coin
et vous verrez geler « le saint » sous une épaisse chandelle
de glace gèle « le héros » ; pour finir c’est « la foi », ce qu’on
appelle « la conviction », qui gèle « la pitié » aussi se
réfrigère considérablement, — presque partout gèle la « chose en
soi »…
L’origine de ce livre remonte à l’époque des premières
représentations solennelles de Bayreuth; le sentiment que tout
ce qui m’entourait là-bas m’était foncièrement étranger est
une des conditions préalables de sa naissance. Celui qui se fait
une idée des visions qui à ce moment-là déjà avaient surgi
sur mon chemin devinera sans peine ce que je ressentis, quand
un beau jour je me réveillai à Bayreuth. Il me semblait rêver.
— Où donc étais-je ? Je ne reconnaissais rien, c’est à peine
si je reconnaissais Wagner. En vain je feuilletais mes
souvenirs. Tribschen, — une lointaine Île bienheureuse : — pas
l’ombre d’une ressemblance. Les jours incomparables, lors de
la pose de la première pierre fêtée par un petit groupe
d’initiés qui se trouvaient là à leur place et à qui point n’était
besoin de souhaiter le doigté délicat pourles choses subtiles pas
l’ombre d’une ressemblance. Qu’est-ce qui s’était passé ? On
avait traduit Wagner en allemand. Le Wagnérien s’était rendu
maître de Wagner ! — l’art allemand ! le maître allemand !
la bière allemande !… Nous autres, qui ne savons que trop
bien à quels artistes raffinés, à quel cosmopolitisme du goût,
l’art de Wagner s’adresse seulement, nous étions hors de nous
de trouver Wagner habillé de « vertus » allemandes. — J’ai la
prétention de connaître le Wagnérien. J’en ai « vécu » trois
générations, depuis feu Brendel, qui confondait Wagner avec
Hegel, jusqu’aux « idéalistes » du Journal de Bayreuth, qui confondent Wagner avec eux-mêmes,— j’ai entendu toutes
sortes de confessions de « belles âmes » sur Wagner. Un royaume
pour un mot sensé ! — La prodigieuse société, en vérité ! Nohl,
Pohl et autres « drôles » de cet acabit jusqu’à l’infini ! Toutes
les difformités s’y coudoient, aucune n’y manque, même
l’antisémite. — Le pauvre Wagner ! Où s’était-il fourvoyé ! — Si
du moins il était allé parmi les pourceaux ! Mais parmi les
Allemands ? On devrait bien une fois, pour l’édification de
la postérité, empailler un Bayreuthien authentique, ou mieux
encore le mettre dans l’esprit-de-vin — car c’est l’esprit qui
manque ici — avec l’inscription suivante : Spécimen de
« l’esprit » en vue de qui fut fondé « l’empire allemand ». — Bref,
au milieu des réjouissances, je partis tout à coup pour quelques
semaines, je partis soudain, bien qu’une charmante Parisienne
eût cherché à me consoler. Auprès de Wagner, je m’excusai
seulement par un té)égramme fataliste. Dans un coin perdu du
Bœhmerwald, Klingenbrunn, j’allai porter, comme une
maladie, ma mélancolie et mon mépris de l’Allemand ; — et de
temps en temps, je notais sous le titre général de le Soc de
la charrue quelques phrases dans mon carnet, — de
mordantes remarques de psychologie qu’on retrouverait peut-être
encore dans Humain, trop humain.
Ce qui se décida à ce moment, ce ne fut pas ma rupture avec Wagner. Je pris conscience d’une aberration générale de mes instincts dont mes erreurs de détails — qu’elles eussent nom « Wagner » ou « professorat de Bâle » — n’étaient que des symptômes particuliers. Je fus pris d’une véritable impatience contre moi-même ; je vis qu’il était grand temps de songer à redevenir moi-même. Soudain je m’aperçus, avec une inexorable clarté, combien de temps j’avais déjà gaspillé, combien toute mon existence de philologue se révélait stérile et fortuite en regard de ma véritable mission. J’eus honte de cette modestie mensongère…
J’avais derrière moi dix années de ma vie, dix années où l’alimentation de l’esprit avait été, à proprement parler, suspendue chez moi, où je n’avais rien appris d’utile, où j’avais oublié énormément de choses, absorbé comme je l’étais avec un bric-à-brac d’érudition poussiéreuse. Cheminer à pas de tortue parmi les métriciens grecs, avec minutie et de mauvais yeux — voilà où j’en étais venu ! — Je me voyais avec pitié tout maigre et décharné les « réalités » faisaient absolument défaut dans ma provision de science, et les « idéalités » ne valaient pas le diable ! — Une soif véritablement brûlante me saisit depuis ce moment je n’ai plus rien fait que de la physiologie, de la médecine et des sciences naturelles, — je ne suis même retourné aux études proprement historiques qu’autant que ma tâche m’y contraignait impérieusement. C’est alors que je devinai aussi pour la première fois la corrélation qui existe entre cette activité choisie contrairement à l’instinct naturel, entre ce qu’on appelle une « vocation », encore que rien ne vous y « appelle », et ce besoin d’assoupir le sentiment de vide et d’inanition du cœur à l’aide d’un art qui sert de narcotique — de l’art wagnérien, par exemple. Un regard jeté avec précaution autour de moi m’a fait découvrir qu’une foule de jeunes hommes souffrent du même mal. Une violence faite à la nature en entraîne forcément une seconde. En Allemagne, dans « l’empire allemand (pour éviter toute méprise possible), il n’y a que trop de jeunes gens qui sont condamnés à prendre une décision prématurée, puis à mourir lentement de consomption, écrasés sous le poids d’un fardeau qu’ils ne peuvent plus rejeter. — Ceux-là réclament Wagner en guise de narcotique, — ils s’oublient, ils se débarrassent d’eux-mêmes pendant un instant. — Que dis-je ! — pendant cinq à six heures !
- (À suivre.)
À ce moment-là, mon instinct s’est décidé implacablement contre l’habitude que j’avais prise de céder, de suivre, de me tromper sur moi-même. N’importe quel genre de vie, les conditions les plus défavorables, la maladie, la pauvreté — tout cela me semblait préférable à ce « désintéressement » indigne, où j’étais tombé d’abord par ignorance, par excès de jeunesse, où je m’étais accroché ensuite par indolence, par je ne sais quel « sentiment du devoir ».
C’est alors que me vint en aide, d’une façon que je ne sau rais assez admirer, et précisément au bon moment, ce mauvais héritage que je tiens de mon père et qui est en somme une prédisposition à mourir jeune. La maladie me dégagea lentement de mon milieu ; elle m’épargna toute rupture, toute démarche violente et scabreuse. À ce moment je n’ai perdu aucun des témoignages de bienveillance dont on m’entourait, j’en ai même gagné de nouveaux. La maladie me conféra en outre le droit de changer complètement toutes mes habitudes ; elle me permit, elle m’ordonna de me livrer à l’oubli ; elle me fit hommage de l’obligation de demeurer couché, de rester oisif, d’attendre, de prendre patience... Mais c’est là précisément ce qui s’appelle penser !... Mes yeux seuls suffirent à mettre fin à toute préoccupation livresque, à toute philologie. Je fus délivré des « livres » ; pendant des années je ne lus plus rien et ce fut le plus grand bienfait que je me sois jamais accordé !
Ce « moi » intérieur, ce moi en quelque sorte enfoui et
rendu silencieux, à force d’entendre sans cesse un autre moi
(— et lire n’est pas autre chose), ce moi s’éveilla lentement,
timidement, avec hésitation, mais il finit enfin par parler de
nouveau. Jamais je n’ai eu autant de bonheur à regarder en
moi-même que durant les périodes les plus malades et les plus
douloureuses de ma vie. Il suffit de lire Aurore ou, par
exemple, le Voyageur et son ombre pour comprendre ce qu’était ce
« retour à moi-même » : une forme supérieure de la guérison.
L’autre guérison ne fit que sortir de celle-ci. —
Humain, trop humain, ce monument d’une rigoureuse dis cipline de soi, par laquelle je mis brusquement fin à tout ce qui s’était infiltré en moi de « délire sacré », d’« idéalisme », de « beaux sentiments » et autres féminités, Humain, trop humain, fut rédigé pour l’essentiel à Sorrente ; il reçut sa conclusion et sa forme définitives pendant un hiver passé à Bâle, dans des conditions bien plus défavorables qu’à Sorrente. Au fond c’est M. Peter Gast, lequel faisait alors ses études à l’uni versité de Bâle et m’était très dévoué, qui a ce livre sur la conscience. Je dictais, la tête douloureuse et emmaillotlée de compresses ; il transcrivait, il corrigeait aussi ; il fut, en réalité, le véritable « écrivain », tandis que moi je n’étais que l’auteur.
Quand enfin le volume achevé fut entre mes mains — au
profond étonnement du malade que j’étais, — j’en envoyai
aussi deux exemplaires à Bayreuth. Par un trait d’esprit
miraculeux du hasard, je reçus, à ce même moment, un bel
exemplaire du livret de Parsifal avec cette dédicace de Wagner :
« À mon cher ami Frédéric Nietzsche, avec ses vœux et
souhaits les plus cordiaux. Richard Wagner, conseiller
ecclésiastique. » — Les deux livres s’étaient croisés. Il me sembla
entendre comme un bruit fatidique : n’était-ce pas comme le
cliquetis de deux épées qui se croisent ?… Vers la même
époque parurent les premiers numéros des Feuilles de Bayreuth ;
je compris alors de quoi il était grand temps. — Ô prodige :
Wagner était devenu pieux…
Comment je pensais alors à mon sujet (1876), avec quelle prodigieuse certitude je tenais en main ma tâche et ce qu’elle a d’universel, le livre tout entier en témoigne, et particulièrement un passage très significatif. Pourtant, avec l’instinctive astuce qui m’est coutumière, je pris soin d’y éviter de nouveau le mot « moi », non point pour écrire cette fois-ci encore Schopenhauer et Wagner, mais pour prêter un rayonnement de gloire historique à l’un de mes amis, l’excellent docteur Paul Rée… C’était heureusement une bête beaucoup trop maligne pour tomber dans le panneau. D’autres furent moins subtils. J’ai toujours reconnu ceux de mes lecteurs dont il faut désespérer — par exemple le caractéristique professeur allemand — à ceci qu’en s’appuyant sur ce passage ils croyaient pouvoir interpréter le livre tout entier comme du Réealisme supérieur. À vrai dire, il était en contradiction avec cinq ou six propositions de mon ami. Que l’on lise à ce sujet la préface de la Généalogie de la Morale.
Voici le passage dont je veux parler :
« Qu’est-ce après tout que le principe auquel est arrivé un
des penseurs les plus audacieux et les plus froids, l’auteur du
livre De l’origine des sentiments moraux (lisez : Nietzsche,
le premier immoraliste), grâce à son analyse incisive et
tranchante des actions humaines ? « L’homme moral n’est pas plus
près du monde intelligible que l’homme physique — car il n’y
a pas de monde intelligible… » Cette proposition, née avec
sa dureté et son tranchant, sous le coup de marteau de la
science historique (lisez Transmutation de toutes les valeurs),
pourra peut-être enfin, dans un avenir quelconque, être la
hache qui sera mise à la racine du « besoin métaphysique » de
l’homme, — si c’est plutôt pour le bien que pour la
malédiction de l’humanité, qui pourra le dire ? mais en tout cas
elle reste une proposition de la plus grande conséquence,
féconde et terrible tout à la fois, regardant le monde avec ce
double visage qu’ont toutes les grandes sciences…{{lié}[6]. »
Avec ce livre commence ma campagne contre la morale. Non point que l’on y sente le moins du monde l’odeur de la poudre. On lui trouvera, au contraire, de tout autres sen teurs, un parfum bien plus agréable, pour peu que l’on ait quelque délicatesse de flair. Il n’y a pas là de fracas d’artillerie, pas même de feu de tirailleurs. Si l’effet de ce livre est négatif, ses procédés ne le sont en aucune façon, et de ces procédés l’effet se dégage comme un résultat logique, mais non pas avec la logique brutale d’un coup de canon. On sort de la lecture de ce livre avec une défiance ombrageuse à l’endroit de tout ce qu’on honorait et même de tout ce que l’on adorait jusqu’à présent sous le nom de morale ; et pourtant on ne trouve dans le livre tout entier ni une négation, ni une attaque, ni une méchanceté, — bien au contraire, il s’étend au soleil, lisse et heureux, tel un animal marin qui prend un bain de soleil parmi les récifs. Aussi bien étais-je moi-même cet animal marin : presque chaque phrase de ce livre a été pensée et comme capturée dans les mille recoins de ce chaos de ro chers qui avoisine Gênes, et où je vivais tout seul, échangeant des secrets avec la mer. Maintenant encore, si par aventure je reprends contact avec ce livre, chaque phrase presque est pour moi comme un bout de fil à l’aide duquel je ramène des profondeurs quelque merveille incomparable ; sur sa peau courent partout des frissons délicats de souvenir.
L’art qui distingue ce livre n’est point à dédaigner, il sait surprendre les choses qui passent légèrement et sans bruit, des instants que je compare à de divins lézards, et les fixer un instant, — non pas avec la cruauté de ce jeune dieu grec qui embrochait simplement les pauvres petits lézards, — mais pourtant à l’aide d’une pointe acérée — la plume… « Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui », cette inscription hindoue se dresse au seuil de ce livré. Où l’auteur cherche-t-il cette aube nouvelle, cette rougeur délicate, invisible encore, qui annonce un jour nouveau, — oh ! toute une série, tout un monde de jours nouveaux ? Dans une transmutation de toutes les valeurs, par quoi l’homme s’affranchira de toutes les valeurs morales reconnues jusqu’alors, dira « oui » et osera croire à tout ce qui, jusqu’à présent, fut interdit, méprisé, maudit. Ce livre, tout d’affirmation, répand sa lumière, son amour, sa tendresse, sur toutes sortes de choses mauvaises, et il leur restitue leur « âme », la bonne conscience, leur droit souverain, supérieur à l’existence. La morale n’est pas atta quée, elle ne compte plus… Ce livre se termine par un : « Ou bien ! », — c’est le seul livre au monde qui finisse par : « Ou bien ! »…
Ma tâche de préparer à l’humanité un instant de suprême retour sur elle-même, un grand Midi, où elle pourrait regarder en arrière et regarder dans le lointain, où elle se soustrairait à la domination du hasard et des prêtres et où elle se poserait, pour la première fois, dans son ensemble, la question du pourquoi et du comment, — cette tâche découle nécessaire ment de la conviction que l’humanité ne suit pas d’elle-même le droit chemin, qu’elle n’est nullement gouvernée par une providence divine, que, bien au contraire, sous ses conceptions des valeurs les plus saintes, se cachait d’une façon insidieuse l’instinct de la négation, l’instinct de la corruption, l’instinct de décadence. Le problème de l’origine des valeurs morales est pour moi une question de tout premier ordre, parce que l’avenir de l’humanité en dépend. L’obligation de croire que toutes choses se trouvent dans les meilleures mains, qu’un seul livre, la bible, rassure définitivement au sujet du gouvernement divin et de la sagesse dans les destinées de l’humanité, si on la transcrit dans la réalité, équivaut à la volonté d’étouffer la vérité qui démontrerait exactement le contraire, à savoir cette conviction lamentable que jusqu’à présent l’humanité aëtéen de mauvaises mains, qu’elle a été gouvernée par les déshérités qu’anime la ruse et la vengeance, par ceux que l’on appelle les « saints », ces calomniateurs du monde qui souillent la race humaine.
La preuve décisive, d’où il ressort que le prêtre (— sans en excepter les prêtres masqués, les philosophes) est devenu le maître non seulement dans les limites d’une communauté religieuse déterminée, mais d’une façon générale, que la morale de décadence, la volonté de la fin, passe pour la morale par excellence, c’est la valeur absolue dont on investit partout les actes non-égoïstes et l’inimitié dont on poursuit tout ce qui est égoïste. Celui qui n’est pas d’accord avec moi sur ce point, je le considère comme infecté… Mais c’est le monde entier qui n’est pas d’accord avec moi… Pour un physiologiste une telle contradiction de valeurs ne laisse plus aucun doute. Quand, dans l’ensemble de l’organisme le moindre organe se relâche, fût-ce même en une très petite mesure, et cesse de faire valoir avec une sûreté parfaite sa conservation de soi, son énergie propre, son « égoïsme », l’ensemble aussitôt dégénère. Le physiologiste exige l’ablation de la par tie dégénérée, il nie toute solidarité avec ce qui dégénère, il est loin de le prendre en pitié. Mais le prêtre veut précisément la dégénérescence de l’ensemble, de l’humanité. C’est pour cette raison qu’il conserve ce qui dégénère ; c’est à ce prix qu’il domine l’humanité…
Quel sens ont ces conceptions mensongères, les conceptions
auxiliaires de la morale — « l’âme », « l’esprit », « le
libre arbitre », « Dieu », — si ce n’est de ruiner
physiologiquement l’humanité ?… Lorsque l’on détourne le sérieux de la
conservation de soi, de l’accroissement de la force corporelle,
c’est-à-dire de la vie, lorsque l’on fait de la chlorose un
idéal, du mépris du corps le « salut de l’âme », qu’est-ce
autre chose, sinon une recette pour aboutir à la décadence ?
— La perte de l’équilibre, la résistance contre les instincts
naturels, en un mot le « désintéressement », c’est ce que l’on
a appelé jusqu’à présent la morale… Avec Aurore j’ai
entrepris pour la première fois la lutte contre la morale du
renoncement à soi. —
Aurore est un livre affirmatif, un livre profond, mais clair et bienveillant. Il en est de même, mais à un degré supérieur, de la Gaya Scienza. Presque dans chaque phrase la profon deur et la pétulance se tiennent tendrement par la main. Une strophe qui exprima ma reconnaissance pour le merveilleux mois de janvier que j’ai vécu — le livre tout entier est un présent de ce mois — laisse deviner suffisamment du fond de quelle profondeur la « science » s’est faite gaie ici :
Toi qui d’une lance de flamme
De mon âme as brisé la glace,
Et qui la chasses maintenant vers la mer
De ses plus hauts, espoirs :
Toujours plus clair et mieux portant,
Libre dans une aimante contrainte :
Ainsi elle célèbre tes miracles,
Toi le plus beau mois de janvier ! —
Ce que je veux dire en parlant des « plus hauts espoirs » personne ne saurait en douter qui, à la fin du quatrième livre, voit apparaître, dans un rayonnement, la beauté diamantine des premières paroles de Zarathoustra ! Personne qui lit les phrases de granit à la fin du troisième livre, où la destinée pour la première fois et pour >tous les temps est mise en formules !
Les Chants du prince « Vogelfrei », composés pour une
bonne partie en Sicile, rappellent très expressément la
conception provençale de la Gaya Scienza, avec cette unité du
ménestrel, du chevalier et de l’esprit libre qui différencie cette merveilleuse civilisation précoce des Provençaux de toutes les
cultures équivoques. Le dernier poème, en particulier, Pour le
Mistral, une exubérante chanson à danser, où, avec votre
permission, on danse par-dessus la morale, est parfaitement dans
l’esprit provençal.
UN LIVRE POUR TOUS ET POUR PERSONNE
Je veux raconter maintenant l’histoire de Zarathoustra. La conception fondamentale de l’œuvre, l’idée de l’éternel Retour, cette formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se puisse concevoir, date du mois d’août de 1881. Elle est jetée sur une feuille de papier avec cette inscription : « À 6.000 pieds par delà l’homme et le temps. » Je parcourais ce jour-là la forêt, le long du lac de Silvaplana ; près d’un formidable bloc de rocher qui se dressait en pyramide, non loin de Surlei, je fis halte. C’est là que cette idée m’est venue.
Si, à compter de ce jour, je me reporte à quelques mois en arrière, je trouve, comme signe précurseur de cet événement, une transformation soudaine, profonde et décisive de mes goûts, surtout en musique. Peut-être faut-il ranger mon Zarathoustra sous la rubrique « Musique ». Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il supposait au préalable une « régénération » totale de l’art d’écouter. Dans une petite ville d’eau en pleine montagne, près de Vicence, à Recoara, où je passai le printemps de l’année 1881, je découvris en compagnie de mon maëstro et ami Peter Gast — un « régénéré » lui aussi, — que le phénix musique volait près de nous, paré d’un plumage plus léger et plus brillant qu’autrefois. Si, pourtant, à compter de ce jour, je me transporte en pensée jusqu’à la date de l’enfantement, qui se fit soudainement et dans les conditions les plus invraisemblables au mois de février 1883 — (la partie finale, celle dont j’ai cité quelques passages dans la préface, fut achevée préci sément à l’heure sainte où Richard Wagner mourait à Venise) — je constate que l’incubation fut de dix-huit mois. Ce chiffre d’exactement dix-huit mois pourrait donner à penser — entre bouddhistes tout au moins — que je suis au fond un éléphant femelle. L’intervalle appartient à la composition du Gai savoir, qui contient déjà cent indices annonçant l’approche de quelque chose d’incomparable ; en fin de compte, on y trouve même le début de Zarathoustra, car l’avant-dernière pièce du quatrième livre en contient l’idée fondamentale.
À cette période intermédiaire appartient également la composition de cet Hymne à la vie (avec chœur mixte et orchestre) dont la partition a paru il y a deux ans chez E.-W. Fritsch, à Leipzig. Et ce n’était peut-être pas là un symptôme sans importance pour l’état d’esprit de cette année, où l’émotion affirmative par excellence, appelée par moi émotion tragique, m’animait à son suprême degré. On le chantera plus tard un jour en mémoire de moi. — Le texte, je tiens à le dire ex pressément parce qu’il y a eu malentendu à ce sujet, le texte n’est pas de moi. Il est dû à l’étonnante inspiration d’une jeune Russe avec qui j’étais alors lié d’amitié, Mlle Lou de Salomé.
Pour qui est capable de saisir le sens qui s’attache aux derniers vers de ce poème, il sera facile de deviner pourquoi je leur accordai ma préférence et mon admiration. Ils ont de la grandeur. La douleur n’y est point présentée comme une objection contre la vie : « S’il ne te reste plus de bonheur à me donner, eh bien ! tu as encore ta peine !… »
Peut-être qu’en cet endroit ma musique n’est pas non plus dépourvue de grandeur.
L’hiver suivant je vécus dans cette baie riante et silencieuse de Rapallo, près de Gênes, qui s’incurve entre Chiavari et le cap de Porto fino. Ma santé n’était pas des meilleures ; l’hiver était froid et pluvieux au delà de toute expression. La petite auberge où j’étais descendu était située tout près de la mer, de telle sorte que le bruit des flots rendait la nuit le sommeil impossible. Elle offrait donc, en toutes choses, à peu près exactement le contraire de ce qui m’eût été nécessaire. Malgré cela, et, en quelque sorte pour démontrer que tout ce qui est décisif naît « malgré » les circonstances, ce fut durant cet hiver et dans ces circonstances défavorables que mon Zarathoustra prit naissance.
Le matin je montais généralement la superbe route de
Zoagli, en me dirigeant vers le sud, le long d’une forêt de pin ;
je voyais se dérouler devant moi la mer qui s’étendait jusqu’à
l’horizon ; l’après-midi je faisais le tour de toute la baie,
depuis Santa Margherita jusque derrière Porto fino. Ce lieu, ce
paysage s’est encore rapproché de mon cœur par le grand
amour qu’éprouvait à son égard l’empereur Frédéric III. Le
hasard voulut qu’en automne 1886 je me trouvai de nouveau sur
cette côte, lorsqu’il visita pour la dernière fois ce petit univers
de bonheur, oublié à l’écart. C’est sur ces deux chemins que
m’est venue l’idée de toute la première partie de Zarathoustra,
avant tout Zarathoustra lui-même considéré comme type ;
mieux encore j’ai été surpris[7] par Zarathoustra…
Pour comprendre ce type, il faut d’abord se rendre compte de sa première condition physiologique : elle est ce que j’appelle la grande santé. Je ne saurais mieux expliquer cette idée, l’interpréter d’une façon plus personnelle que je ne l’ai déjà fait dans l’un des derniers morceaux du cinquième livre du Gai Savoir :
« Nous autres hommes nouveaux et innommés, hommes difficiles à convaincre — y est-il dit, — nous qui sommes nés trop tôt pour un avenir dont la démonstration n’est pas encore faite, nous avons besoin, pour une fin nouvelle, d’un moyen nouveau, je veux dire d’une nouvelle santé, d’une santé plus vigoureuse, plus aiguë, plus endurante, plus intrépide et plus joyeuse que ne furent jusqu’à présent toutes les santés. Celui dont l’âme est avide de faire le tour de toutes les valeurs qui ont eu cours et de tous les désirs qui ont été satisfaits jusqu’à présent, de visiter toutes les côtes de cette « méditerranée » idéale, celui qui veut connaître, par les aventures de sa propre expérience, quels sont les sentiments d’un conquérant et d’un explorateur de l’idéal, et, de même, quels sont les sentiments d’un artiste, d’un saint, d’un législateur, d’un sage, d’un savant, d’un homme pieux, d’un devin, d’un divin solitaire d’autrefois : celui-là aura avant tout besoin d’une chose, de la grande santé — d’une santé que l’on possède non seulement, mais qu’il faut aussi conquérir sans cesse, puisque sans cesse il faut la sacrifier !… Et maintenant, après avoir été ainsi longtemps en chemin, nous, les Argonautes de l’Idéal, plus courageux peut-être que ne l’exigerait la prudence, souvent naufragés et endoloris, mais mieux portants que l’on ne voudrait nous le permettre, dangereusement bien portants, bien portants toujours à nouveau, — il nous semble avoir devant nous, comme récompense, un pays inconnu, dont personne encore n’a vu les frontières, un au-delà de tous les pays, de tous les recoins de l’idéal connus jusqu’à ce jour, un monde si riche en choses belles, étranges, douteuses, terribles et divines, que notre curiosité, autant que notre soif de posséder, sont sorties de leurs gonds, — hélas ! que maintenant rien n’arrive plus à nous rassasier !…
« Comment pourrions-nous, après de pareils aperçus et avec
une telle faim dans la conscience, une telle avidité de science,
nous satisfaire encore des hommes actuels ? C’est assez grave,
mais c’est inévitable, nous ne regardons plus leurs buts et leurs
espoirs les plus dignes qu’en tenant mal notre sérieux, et peut-être
ne les regardons-nous même plus. Un autre idéal court devant
nous, un idéal singulier, tentateur, plein de dangers, un idéal
que nous ne voudrions recommander à personne, parce qu’à
personne nous ne reconnaissons facilement le droit à cet idéal :
c’est l’idéal d’un esprit qui se joue naïvement, c’est-à-dire sans
intention, et parce que sa plénitude et sa puissance débordent
de tout ce qui jusqu’à présent s’est appelé sacré, bon, intangible, divin ; pour qui les choses les plus hautes qui servent,
avec raison, de mesure au peuple signifieraient déjà quelque
chose qui ressemble au danger, à la décomposition, à l’abaissement ou du moins à la convalescence, à l’aveuglement,
à l’oubli momentané de soi ; c’est l’idéal d’un bien-être et
d’une bienveillance humains-surhumains, un idéal qui apparaîtra souvent inhumain, par exemple lorsqu’il se place à côté
de tout ce qui jusqu’à présent a été sérieux, terrestre, à côté
de toute espèce de solennité dans l’altitude, la parole, l’intonation, le regard, la morale et la tâche, comme leur vivante
parodie involontaire — et avec lequel, malgré tout cela, le
grand sérieux commence peut-être seulement, le véritable
problème est peut-être seulement posé, la destinée de l’âme se
retourne, l’aiguille marche, la tragédie commence… »
Quelqu’un a-t-il, en cette fin du XIXe siècle, la notion claire de ce que les poètes, aux grandes époques de l’humanité, ap pelaient l’inspiration ? Si nul ne le sait, je vais vous l’expliquer ici.
Pour peu que l’on ait gardé en soi la moindre parcelle de superstition, on ne saurait en vérité se défendre de l’idée qu’on n’est que l’incarnation, le porte-voix, le médium de puissances supérieures. Le mot révélation, entendu dans ce sens que tout à coup « quelque chose » se révèle à notre vue ou à notre ouïe, avec une indicible précision, une ineffable délicatesse, « quelque chose » qui nous ébranle, nous bouleverse jusqu’au plus intime de notre être, — est la simple expression de l’exacte réalité. On entend, on ne cherche pas ; on prend, on ne se demande pas qui donne. Tel un éclair, la pensée jaillit soudain avec une nécessité absolue, sans hésitation ni recherche. Je n’ai jamais eu à faire un choix. C’est un ravissement où notre âme démesurément tendue se soulage parfois par un torrent de larmes, où nos pas, sans que nous le voulions, tantôt se précipitent tantôt se ralentissent ; c’est une extase qui nous ravit entièrement à nous-mêmes, en nous laissant la perception distincte de mille frissons délicats qui nous font vibrer tout entiers, jusqu’au bout des orteils ; c’est une plénitude de bonheur où l’extrême souffrance et l’horreur ne sont plus éprouvés comme un contraste, mais comme parties intégrantes et indispensables, comme une nuance nécessaire au sein de cet océan de lumière. C’est un instinct du rythme qui embrasse tout un monde de formes (la grandeur, le besoin d’un rythme ample est presque la mesure de la puissance de l’inspiration, et comme une sorte de compensation à un excès d’oppression et de tension).
Tout cela se passe sans que notre liberté y ait aucune part,
et pourtant nous sommes entraînés, comme en un tourbillon,
par un sentiment plein d’ivresse, de liberté, de souveraineté,
de toute-puissance, de divinité. Ce qu’il y a de plus étrange,
c’est ce caractère de nécessité par quoi s’impose l’image, la
métaphore : on perd toute notion de ce qui est image,
mé
taphore ; il semble que ce soit toujours l’expression la plus
naturelle, la plus juste, la plus simple, qui s’offre à vous.
On dirait vraiment que, selon la parole de Zarathoustra, les
choses elles-mêmes viennent à nous, désireuses de devenir
symboles (— « et toutes les choses accourent avec des caresses
empressées pour trouver place en ton discours, et elles te
sourient, flatteuses, car elles veulent voler portées par toi. Sur
l’aile de chaque symbole tu voies vers chaque vérité. Pour toi
s’ouvrent d’eux-mêmes tous les trésors du Verbe ; tout Être
veut devenir Verbe, tout Devenir veut apprendre de toi à
parler » —). Telle est mon expérience de l’inspiration ; et je
ne doute pas qu’il ne faille remonter à des milliers d’années
en arrière, pour trouver quelqu’un qui ait le droit de dire :
« C’est aussi la mienne. » —
Je fus malade à Gènes, successivement pendant quelques semaines. Ensuite vint un printemps mélancolique à Rome, où j’acceptai la vie — ce ne fut pas facile. Au fond, j’étais excédé au delà de toute mesure par ce lieu, le plus inconvenant du monde pour le poète de Zarathoustra et que je n’avais pas choisi. J’essayai de me libérer. Je voulus me rendre à Aquila, cet endroit qui incarne l’idée contraire de Rome et qui fut fondé par inimitié contre Rome, de même que je fonderai un jour un lieu, en souvenir d’un athée et d’un ennemi de l’église comme il faut, à qui me lie une parenté très proche, le grand empe reur de Hohenstaufen Frédéric II. Mais, dans tout cela, il y avait une fatalité. Je fus forcé de revenir. En fin de compte, je me contentai de la piazza Barbarini, après que la recherche d’une contrée anti-chrétienne m’eut fatigué. Je crains bien que pour échapper autant que possible aux mauvaises odeurs il ne me soit arrivé de m’enquérir, dans le palais même du Quirinal, d’une chambre silencieuse pour un philosophe.
Dans une loggia qui domine la piazza en question, d’où l’on aperçoit tout Rome et d’où l’on entend mugir au-dessus de soi la fontana, ce chant solitaire fut composé, ce chant le plus solitaire qu’il y eut jamais, le Chant de la Nuit. À cette époque une mélodie d’une mélancolie indicible hantait mon esprit. J’en retrouvai le refrain dans ces mots : « Mort d’immortalité… »
Revenu en été à ce lieu sacré où j’avais été touché par le pre mier éclair lumineux de l’idée de Zarathoustra, j’en trouvai la seconde partie. Dix jours suffirent. Dans aucun cas, ni pour le premier, ni pour le troisième et le dernier je n’ai mis davantage.
L’hiver suivant, sous le ciel alcyonien de Nice, qui, pour la
première fois, rayonna alors dans ma vie, j’ai trouvé le
troisième Zarathoustra — et j’avais ainsi terminé. Beaucoup de
coins cachés et de hauteurs silencieuses dans le paysage de
Nice ont été sanctifiés pour moi par des moments inoubliables.
Cette partie décisive, qui porte le titre : Des vieilles et des
nouvelles Tables, fut composée pendant une montée des plus
péni
ble de la gare au merveilleux village maure Eza, bâti au
milieu des rochers. L’agilité des muscles fut toujours la plus
grande chez moi lorsque la puissance créatrice était la plus
forte. Le corps est enthousiasmé. Laissons l’« âme » hors du
jeu… On m’a souvent vu danser. Je pouvais alors, sans avoir
la notion de la fatigue, être en route dans les montagnes,
pendant sept ou huit heures de suite. Je dormais bien, je riais
beaucoup. J’étais dans un parfait état de vigueur et de pa
tience.
Abstraction faite de ces œuvres de dix jours, les années de la composition de Zarathoustra et surtout les années qui suivirent furent des années de détresse sans égale. On paye chèrement d’être immortel : il faut mourir plusieurs fois durant que l’on est en vie.
Il y a quelque chose que j’appelle la rancune de la grandeur ; tout ce qui est grand, une œuvre, une action, se tourne immédiatement après l’achèvement contre son auteur. Par le fait même qu’il l’a accompli, il devient faible, il n’est plus capable de supporter son action, il ne la regarde plus en plein visage. Avoir quelque chose derrière soi que l’on n’a jamais pu vouloir, quelque chose où s’attache le nœud dans la destinée de l’humanité… et être dès lors forcé à en supporter le poids !… On en est presque écrasé… La rancune de la grandeur !
Autre chose est l’épouvantable silence que l’on entend autour de soi. La solitude est enveloppée de sept voiles, rien ne les traverse plus. On vient parmi les hommes, on salue des amis : ce n’est qu’un nouveau désert, car aucun regard ne vous fait signe. Au meilleur cas, on rencontre une sorte de révolte. J’ai constaté une pareille révolte, en une mesure très variable, mais presque de la part de chacun de ceux qui me touchaient de près. Il semble que rien n’offense plus que de faire observer brusquement qu’il y a une distance. Les natures nobles qui ne savent pas vivre sans aussi vénérer sont rares.
Il y a une troisième chose encore, c’est cette absurde irritabilité de la peau à l’égard des petites piqûres. On éprouve une sorte de détresse devant toutes les petites choses. Cela semble tenir à cet énorme gaspillagede toutes les forces défen sives qui est une des condilions de toute action créatrice, toute action qui tire son origine de ce qu’il y a de plus particulier, de plus intime, de plus profond. Les petites capacités défensives sont ainsi abolies en quelque sorte ; elles ne sont plus alimentées.
J’ose encore indiquer que l’on digère plus mal, que l’on
n’aime pas à se mouvoir, que l’on est exposé aux sensations
de froid et aux sentiments de méfiance, — car la méfiance n’est
dans beaucoup de cas qu’une erreur étiologique. Me trouvant
un jour dans un état semblable, l’approche d’un troupeau de
vaches provoqua chez moi le retour de sentiments plus doux
et plus humains, avant même qu’il ne fût possible de
l’apercevoir. Cela communique de la chaleur…
Cette œuvre est absolument à part. Ne parlons pas ici des poètes. Il se peut que jamais rien n’ait été créé avec une pareille abondance de force. Ma conception du « dionysien » devint ici un acte d’éclat. Évalué à sa mesure tout le reste des actions humaines apparaît comme pauvre et sans liberté. Qu’un Gœthe, un Shakespeare ne sauraient respirer seulement un instant dans cette atmosphère de passion formidable et d’altitude vertigineuse ; que Dante, si on le compare à Zarathoustra, n’est qu’un croyant, et non point quelqu’un qui crée d’abord la vérité, un esprit qui domine le monde, une fatalité — ; que les poètes des Veda sont des prêtres, indignes même de dénouer les cordons des sandales de Zarathoustra : tout cela n’est pas encore grand’chose et ne donne pas une idée de la distance, de la solitude azurée où vit cette œuvre.
Zarathoustra possède un droit éternel à dire : « Je forme des cercles autour de moi et des frontières sacrées ; le nombre diminue sans cesse de ceux qui montent avec moi sur des montagnes toujours plus hautes, — j’élève une chaîne de montagnes avec des sommets toujours plus sacrés. » Que l’on réunisse le souffle et la qualité des âmes les plus hautes, à elles toutes elles n’auraient pas été capables de produire un seul discours de Zarathoustra. L’échelle est immense, où il monte et descend, il a vu plus loin, il a voulu aller plus loin, il a pu aller plus loin qu’aucun homme au monde. Il contredit, avec chacune de ses paroles, cet esprit le plus affirmatif qu’il y ait ; en lui toutes les contradictions sont liées pour une unité nouvelle. Les forces les plus hautes et les plus basses de la nature humaine, ce qu’il y a de plus doux, de plus léger et de plus terrible, jail lit d’une seule source avec une immortelle certitude. Jusque- là on ne savait pas ce que c’était que la hauteur, ce que c’était que la profondeur : on savait encore moins ce que c’était que la vérité. Il n’y a pas un instant, dans cette révélation de la vérité, qui ait déjà été deviné, par anticipation, par un de ceux qui sont les plus grands. Avant Zarathoustra, il n’existait pas de sagesse, pas de recherche de l’âme, pas d’art de la parole ; ce qui paraît le plus proche, ce qui paraît le plus vulgaire parle ici de choses inouïes. La sentence tremble de passion, l’éloquence est devenue musique ; des foudres sont lancés vers des avenirs qui n’ont pas encore été devinés. La plus puissante force imaginative qui a jamais existé est pauvreté et jeu d’enfant, si on la compare à ce retour de la langue à la nature même de l’image.
Voyez comme Zarathoustra descend de sa montagne pour dire à chacun les choses les plus bienveillantes ! Voyez de quelle main délicate il touche même ses adversaires, les prêtres, et comme il souffre avec eux, d’eux-mêmes. — Ici, à chaque minute, l’homme est surmonté, l’idée du « Surhumain » est devenu ici la plus haute réalité. Dans un lointain infini, tout ce qui jusqu’à présent a été appelé grand chez l’homme, se trouve au-dessous de lui. Le caractère alcyonien, les pieds légers, la coexistence de la méchanceté et de l’impétuosité et tout ce qu’il y a encore de typique dans la figure de Zarathous tra, n’a jamais été rêvé comme attribut essentiel de la grandeur.
Zarathoustra se considère précisément, dans ces limites de l’espace dans cet accès facile pour les choses les plus contradictoires, comme l’espèce supérieure de tout ce qui est ; et si l’on veut écouter comment il définit cela, on renoncera à vouloir chercher son égal :
L’âme qui a la plus longue échelle et qui peut descendre le plus bas,
— l’âme la plus vaste qui peut courir, au milieu d’elle- même s’égarer et errer le plus loin, celle qui est la plus né cessaire, qui se précipite par plaisir dans le hasard,
— l’âme qui est, qui plonge dans le devenir ; l’âme qui possède, qui veut entrer dans le vouloir et dans le désir,
— l’âme qui se fuit elle-même et qui se rejoint elle-même dans le plus large cercle; l’âme la plus sage que la folie invite le plus doucement,
— l’âme qui s’aime le plus elle-même, en qui toutes chose s ont leur montée et leur descente, leur flux et leur reflux.
Mais ceci est précisément l’idée même de Dionysos. Une autre considération conduit également à cette idée. Le problème psychologique dans le type de Zarathoustra est formulé de la façon suivante : comment celui qui s’en tient à un suprême degré de négation, qui agit par négation, en face de tout ce qui jusqu’à présent a été affirmé, peut être malgré cela le plus léger et le plus lointain, — Zarathoustra est un danseur — ; comment celui qui procède à l’examen le plus dur et le plus terrible de la réalité, qui a imaginé les « idées les plus profondes » n’y trouve néanmoins pas d’objection contre l’existence et pas même contre l’éternel retour de celle-ci, comment il y trouve même une raison pour être lui-même l’éternelle affirmation de toutes choses, « dire oui et amen d’une façon énorme et illimitée »… « Je porte dans tous les gouffres mon affirmation qui bénit… » Mais, ceci, encore une fois, c’est l’idée même de Dionysos.
Quel langage parlera un pareil esprit, lorsqu’il se parle à lui-même ? Le langage du dithyrambe. Je suis l’inventeur du dithyrambe. Que l’on écoute donc comment Zarathoustra se parle à lui-même, avant le lever du soleil (III, p. 234). Un pa reil bonheur d’émeraude, une pareille tendresse divine, avant moi n’avait pas encore trouvé son expression. Même la plus profonde tristesse, chez un pareil Dionysos, se transforme en dithyrambe. Je veux en donner pour preuve le Chant de la Nuit, — la plainte immortelle d’être condamné par l’abondance de la lumière et de la puissance, par sa propre nature solaire, à ne pas aimer.
Il fait nuit : voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.
Il fait nuit : voici que s’éveillent tous les chants des amou reux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d’amoureux.
Il y a en moi quelque chose d’inapaisé et d’inapaisable qui veut élever la voix. Il y a en moi un désir d’amour qui parle lui-même le langage de l’amour.
Je suis lumière : ah ! si j’étais nuit ! Mais ceci est ma solitude d’être enveloppé de lumière.
Hélas ! que ne suis-je ombre et ténèbres ! Comme j’étancherais ma soif aux mamelles de la lumière !
Et vous-mêmes, je vous bénirais, petits astres scintillants, vers luisants du ciel ! et je me réjouirais de la lumière que vous me donneriez.
Mais je vis de ma propre lumière, j’absorbe en moi-même les flammes qui jaillissent de moi.
Je ne connais pas la joie de ceux qui prennent ; et souvent j’ai rêvé que voler était une volupté plus grande encore que de prendre.
Ma pauvreté, c’est que ma main ne se repose jamais de donner ; ma jalousie, c’est de voir des yeux pleins d’attente et des nuits illuminées de désir.
Ô misère de tous ceux qui donnent ! Ô obscurcissement de mon soleil ! Ô désir de désirer ! Ô faim dévorante dans la satiété !
Ils prennent ce que je leur donne : mais suis-je en contact avec leurs âmes ? Il y a un abîme entre donner et prendre ; et le plus petit abîme est le plus difficile à combler.
Une faim naît de ma beauté : je voudrais faire du mal à ceux que j’éclaire ; je voudrais dépouiller ceux que je comble de mes présents : — c’est ainsi que j’ai soif de méchanceté.
Retirant la main, lorsque déjà la main se tend ; hésitant comme la cascade qui dans sa chute hésite encore : — c’est ainsi que j’ai soif de méchanceté.
Mon opulence médite de telles vengeances : de telles malices naissent de ma solitude.
Mon bonheur de donner est mort à force de donner, ma vertu s’est fatiguée d’elle-même et de son abondance !
Celui qui donne toujours court le danger de perdre la pu deur ; celui qui toujours distribue, à force de distribuer, finit par avoir des callosités à la main et au cœur.
Mes yeux ne fondent plus en larmes sur la honte des suppliants ; ma main est devenue trop dure pour sentir le tremblement des mains pleines.
Que sont devenus les larmes de mes yeux et le duvet de mort, cœur ? Ô solitude de tous ceux qui donnent ! Ô silence de tous ceux qui luisent !
Bien des soleils gravitent dans l’espace désert leur lumière parle à tout ce qui est ténèbres, — c’est pour moi seul qu’ils se taisent.
Hélas ! telle est l’inimitié de la lumière pour ce qui est lumineux ! Impitoyablement, elle poursuit sa course.
Injustes au fond du cœur contre tout, ce qui est lumineux, froids envers les soleils — ainsi tous les soleils poursuivent leur course.
Pareils à l’ouragan, les soleils, volent le long de leur voie ; c’est là leur route. Ils suivent leur volonté inexorable ; c’est là leur froideur.
Oh ! c’est vous seuls, êtres obscurs et nocturnes, qui créez la chaleur par la lumière ! Oh ! c’est vous seuls qui buvez un lait réconfortant aux mamelles de la lumière.
Hélas ! la glace m’environne, ma main se brûle à des contacts glacés ! Hélas ! la soif est en moi, une soif altérée de votre soif !
Il fait nuit : hélas! pourquoi me faut-il être lumière ! et soif de ténèbres ! et solitude !
Il fait nuit : voici que mon désir jaillit comme une source, — mon désir veut élever la voix.
Il fait nuit : voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.
Il fait nuit : voici que s’éveillent tous les chants des amoureux.
Et mon âme, elle aussi, est un chant d’amoureux, —
De pareilles choses n’ont jamais été écrites, jamais été senties, jamais été souffertes : ainsi souffre un dieu, un Dionysos. La réponse à un pareil dithyrambe de l’isolement où se trouve le soleil en pleine lumière pourrait être donnée par Ariane… Qui donc sait en dehors de moi ce que c’est qu’Ariane !… De toutes ces énigmes personne ne pouvait jusqu’à présent donner la clef ; je doute même que quelqu’un y vît jamais une énigme.
Zarathoustra détermine une fois avec sévérité sa tâche et c’est aussi la mienne ! Il ne faut pas se tromper au sujet de la signification précise de cette tâche : Zarathoustra est affirmatif jusqu’à justifier aussi tout le passé, jusqu’à faire le salut du passé.
Je marche parmi les hommes, comme parmi les fragments de l’avenir, de cet avenir que je vois.
Et à cela se réduit mon effort que je parvienne à réunir et à recomposer ce qui est fragment, et énigme et épouvantable hasard ?
Et comment supporterai-je d’être homme, si l’homme n’était pas aussi poète et devineur d’énigme et sauveur du hasard ?
Sauver tout le passé et transformer tout « ce qui était » pour en, faire « ce qui devrait être », c’est cela seul que je pourrais appeler le salut.
En un autre passage Zarathoustra détermine aussi sévèrement que possible ce qui, pour lui, pourrait seul être « l’homme », — non point un objet d’amour ou même de pitié — Zarathoustra s’est aussi rendu maître du grand dégoût que lui inspire l’homme : l’homme est pour lui une chose informe, une matière, une laide pierre qui a besoin du stat uaire :
Ne plus vouloir, et ne plus évaluer, et ne plus créer ! ô que cette grande lassitude reste toujours loin de moi.
Dans la recherche de la connaissance, ce n’est encore que la joie de la volonté, la joie d’engendrer et de devenir que je sens en moi, et s’il y a de l’innocence dans ma connaissance, c’est parce qu’il y a en elle de la volonté d’engendrer.
Cette volonté m’a attiré loin de Dieu et des Dieux ; qu’y aurait-il donc à créer, s’il y avait des Dieux ?
Mais, mon ardente volonté de créer me pousse sans cesse vers les hommes ; ainsi le marteau est poussé vers la pierre.
Hélas ! ô hommes, une statue sommeille pour moi dans la pierre, la statue des statues ! Hélas ! pourquoi faut-il qu’elle dorme dans la pierre la plus affreuse et la plus dure ?
Maintenant mon marteau frappe cruellement contre cette prison. La pierre se morcelle : que m’importe ?
Je veux achever cette statue : car une ombre m’a visité — la chose la plus silencieuse et la plus légère est venue auprès de moi !
La beauté du Surhumain m’a visité comme une ombre. Hélas, mes frères ! Que m’importent encore — les Dieux !…
Je fais ressortir un dernier point de vue. Le passage que j’ai souligné m’en fournit le prétexte. Pour une tâche dionysienne, la dureté du marteau, la joie même de la destruction, font partie, de la façon la plus décisive, des conditions premières. L’impératif « devenez durs ! », la certitude fondamentale que tous les créateurs sont durs, voilà le véritable signe distinctif d’une nature dionysienne. —
La tâche qui incombait aux prochaines années était prescrite aussi sévèrement que possible. Après avoir accompli la partie affirmative de cette tâche, c’était le tour de la partie négative, où il fallait dire non, agir non. Il fallait entreprendre la transmutation de toutes les valeurs qui avaient eu cours jusqu’à présent, la grande guerre, révocation du jour où la bataille serait décisive. Pendant ce temps je me suis aussi enquis lentement de natures semblables à la mienne, de celles qui, appuyées sur leur réserve de force, prêteraient la main à l’œuvre de destruction.
Depuis cette époque tous mes écrits sont des hameçons que
je lance. Peut-être que je m’entends mieux que n’importe
qui à pêcher à la ligne ?… Si rien ne se laissa prendre, ce
n’était pas de ma faute. Les poissons faisaient défaut…
Le livre (1886) est dans ses parties essentielles une critique de la modernité, les sciences modernes, les arts modernes, sans en exclure la politique moderne. Je donne également des indications au sujet du type contraire qui est aussi peu moderne que possible, un type noble, un type affirmatif. Considéré ainsi, mon livre est l’école du gentilhomme, le mot pris dans un sens plus intellectuel et plus radical qu’il n’a été fait jusqu’à présent. Rien que pour tolérer cette interprétation, il faut avoir du courage, il ne faut pas avoir appris la peur.
Toutes les choses dont notre époque est fière sont envisagées comme l’opposé de ce type ; j’y vois presque l’indice de mauvaises manières. Je citerai, par exemple : la fameuse « objectivité » ; la « compassion avec tout ce qui souffre » ; le « sens historique » avec sa soumission devant le goût étranger, sa platitude devant les petits faits ; l’« esprit scientifique ».
— Si l’on considère que le livre est écrit après Zarathoustra, on devinera peut-être aussi le régime diététique d’où il tire son origine. L’œil qui, sous l’empire d’une nécessité formidable, a pris la mauvaise habitude de voir dans le lointain — Zarathoustra possède une plus longue vue que le tsar — est forcé à saisir ici d’un regard aigu ce qu’il y a de plus proche, le temps, ce qui se trouve autour de lui. On verra dans tous les détails, mais avant tout dans la forme, un pareil éloignement despotique des instincts qui rendirent possible la création d’un Zarathoustra. Au premier plan il y a le raffinement dans la forme, dans l’intention, dans l’art du silence ; la psychologie est maniée avec une cruauté et une dureté voulues. Le livre tout entier ne contient pas un seul mot de bonté.
Tout cela repose. Qui donc saurait deviner en fin de compte
quelle espèce de récréation rend nécessaire un tel gaspillage
de bonté comme celui qui se trouve dans Zarathoustra ?…
Pour parler théologiquement — écoutez, car je parle rare
ment en théologien — ce fut Dieu lui-même qui, sous la forme
du serpent, se coucha sous l’arbre de la Connaissance,
lorsqu’il eut accompli son œuvre : il se reposait ainsi d’être Dieu.
Tout ce qu’il avait fait, il l’avait fait trop beau… Le diable
n’est que l’oisiveté de Dieu, à chaque septième jour…
Les trois dissertations qui composent cette généalogie sont peut-être, pour ce qui concerne l’expression, l’intention et l’art de la surprise, ce qu’il a été écrit jusqu’à présent de plus inquiétant. Dionysos, on ne l’ignore pas, est aussi le dieu des ténèbres. Il y a là chaque fois un début qui doit induire en erreur ; ce début est froid, scientifique, ironique même ; il est mis en relief avec intention ; il est dilatoire à dessein. Peu à peu l’agitation augmente ; çà et là il y a des éclairs à l’horizon ; des vérités très désagréables viennent de loin avec de sourds grondements, jusqu’à ce qu’un tempo feroce soit atteint, où tout se presse en avant avec une tension formidable. À la fin, l’on aperçoit chaque fois, au milieu de détonations absolument terribles, une nouvelle vérité, visible parmi d’épais nuages.
La vérité de la première dissertation, c’est la psychologie du christianisme : la naissance du christianisme dans l’esprit du ressentiment, et non point, comme on pourrait le croire, dans l’« esprit »… De par toute son essence, c’est un mouvement de réaction, la grande insurrection contre la domination des valeurs nobles.
La seconde dissertation présente la psychologie de la conscience : celle-ci n’est pas, comme on pourrait le croire, « la voix de Dieu dans l’homme ». C’est l’instinct de la cruauté qui se dirige en arrière, après qu’il ne lui a plus été possible de se décharger à l’extérieur. La cruauté, considérée comme un des plus anciens et des plus nécessaires fondements de la civilisation, est ici mise en lumière pour la première fois.
La troisième dissertation résout le problème de l’origine de l’idéal ascétique et de sa puissance énorme, la puissance de l’idéal du prêtre, bien que cet idéal soit l’idéal nuisible par excellence, une volonté de la fin, un idéal de décadence. Cette puissance du prêtre provient non point du fait que Dieu est derrière lui, comme on pourrait le croire, mais du fait que l’idéal ascétique a été jusqu’à présent, faute de mieux, le seul idéal, un idéal qui n’avait pas de concurrence. « Car l’homme préfère vouloir le néant que de ne point vouloir du tout… » Avant tout un contre-idéal faisait défaut, jusqu’à l’apparition de Zarathoustra.
On m’a compris. Trois études préparatoires et déterminantes
d’un psychologue, en vue d’une transmutation de toutes les
valeurs. Ce livre contient la première psychologie de prêtre.
COMMENT ON PHILOSOPHE À COUPS DE MARTEAU
Cet écrit qui n’a pas 150 pages, avec son allure à la fois
sereine et fatale — un démon qui rit — est la tâche de si peu
de jours que j’ai des scrupules à en dire le nombre. Parmi
tous les livres, il représente une exception ; il n’existe rien de
plus substantiel, de plus indépendant, de plus révolutionnaire
— de plus méchant. Si l’on veut se faire rapidement une idée
à quel point avant moi tout était placé la tête en bas, il faut
commencer par la lecture de cet ouvrage. Ce qui, sur la page
de titre, est appelé idole, c’est précisément ce qui jusqu’à
présent a été appelé vérité. Crépuscule des idoles, cela signifie :
la fin des vérités anciennes commence…
Il n’y a pas de réalité, il n’y a pas « d’idéalité » qui ne soient
touchées dans ce livre (— touché ! quel euphémisme
circonspect !) Non seulement les idoles éternelles, mais encore les
plusjeunes,parconséquent les plus séniles, « l’idée moderne »
par exemple.Un grand vent souffle à travers les arbres, et, de
tous les côtés, les fruits tombent sur le sol — ce sont des
vérités. Il y a dans ce livre le gaspillage d’un automne trop
abondant. On trébuche sur les vérités, on en écrase même
quelques-unes, — elles sont trop !… Mais ce que l’on finit par prendre
dans la main, ce n’est plus rien de problématique, ce sont des
choses décisives. Moi seul, je tiens la mesure pour les
« vérités », moi seul je suis capable de juger. C’est comme si une
deuxième conscience s’était éveillée en moi, c’est comme si la
« volonté » avait allumé en moi une lumière qui éclaire la
pente oblique sur laquelle elle est descendue jusqu’à présent
toujours plus bas… Cette pente oblique, on l’appelait le
chemin de la « vérité »… C’en est fini de l’« obscure impulsion ».
L’homme bon avait précisément le moins conscience du bon
chemin… Et, très sérieusement, personne ne connaissait avant
moi le bon chemin, le chemin qui mène en haut. Ce n’est qu’à
dater de moi qu’il existe de nouveau des espoirs, des tâches,
des voies vers la culture dont le tracé est indiqué. Je suis le
joyeux messager de cette culture… Par là même je suis
aussi une fatalité. —
Immédiatement après avoir terminé l’œuvre susdite, et sans même perdre un seul jour, j’attaquai la tâche formidable de la Transmutation, animé d’un sentiment de souveraine fierté que rien n’égale, certain à chaque minute de mon immortalité et inscrivant, un signe après l’autre, sur les tables d’airain, avec la certitude d’une fatalité.
La préface fut écrite le 3 septembre 1888. Lorsque, le matin, après l’avoir rédigée, je sortis en plein air, je trouvai devant moi la plus belle journée que la Haute-Engadine m’eût jamais montrée, un jour transparent, ardent dans ses couleurs, recélant en lui tous les intermédiaires entre la glace et le midi. Je ne quittai Sils-Maria que le 20 septembre, retenu comme je l’étais par des inondations, n’étant bientôt et pour plusieurs jours que le seul hôte de ce lieu merveilleux à qui ma reconnaissance fera le don d’un nom immortel. Après un voyage plein d’incidents, où je fus même en danger de mort, atteignant tard dans la nuit Come envahi par l’eau, je parvins à Turin le 21. Turin est mon lieu démontré et je l’ai choisi dès lors pour résidence. Je repris le même logement que j’avais déjà habité au printemps, Via Carlo Alberto 6III, en face du puissant palais Carignano, où est né Victor-Emmanuel, mes fenêtres ayant vue sur la place Charles-Albert et au sud sur un horizon bordé de collines. Sans hésitation, et sans me laisser distraire un moment, je me remis de nouveau au travail. Il ne me restait plus qu’à terminer le dernier quart de l’ouvrage. Le 30 septembre, grande victoire ; septième jour ; oisiveté d’un dieu qui se promène le long du Pô. Le même jour j’écrivis encore la préface du Crépuscule des Idoles, dont la correction d’épreuves m’avait servi de récréation durant le mois de septembre.
Je n’ai jamais vécu un semblable automne, jamais je n’aurais
cru qu’une chose pareille fût possible sur la terre, — un Claude
Lorrain transporté dans l’infini, chaque jour d’une égale
perfection effrénée. —
UN PROBLÈME MUSICAL
Pour pouvoir rendre justice à cette œuvre, il faut souffrir de la fatalité de la musique comme d’une plaie ouverte. — De quoi je souffre, lorsque je souffre de la fatalité de la musique ? Je souffre de ce que la musique ait perdu son caractère affirmateur et transfigurateur du monde, je souffre de ce qu’elle soit une musique de décadence et non plus la flûte de Dionysos… En admettant cependant que l’on considère la cause de la musique comme sa propre cause, comme l’histoire de sa propre souffrance, on trouvera que cet écrit est plein d’égards et qu’il est indulgent au delà de toute mesure. Être joyeux dans ce cas et se persifler soi-même avec bonté — ridendo dicere severum, alors que le verum dicere justifierait toutes les duretés — c’est l’humanité même. Qui donc douterait que je ne sois capable, en vieil artilleur que je suis, de mettre en batterie contre Wagner mes lourdes pièces ? — Tout ce qu’il y avait de décisif en cette affaire, je l’ai réservé à part moi… J’ai aimé Wagner…
En fin de compte, il y a dans le sens que j’ai donné à ma tâche, dans la voie qu’elle suit, une attaque contre un subtil « inconnu » qu’un autre devinerait malaisément. Il me reste à démasquer encore bien d’autres « inconnus » qu’un Cagliostro de la musique. À vrai dire, il me reste aussi à tenter une attaque contre la nation allemande qui, dans les choses de l’esprit, devient de plus en plus paresseuse et pauvre dans ses instincts, de plus en plus honorable, cette nation allemande qui continue, avec un appétit enviable, à se nourrir de contradictions, qui avale la « foi » aussi bien que la science, la « charité chrétienne » aussi bien que l’antisémitisme, la volonté de puissance (de l’« Empire ») aussi bien que l’évangile des humbles, sans en éprouver le moindre trouble de digestion. Ne jamais prendre fait et cause au milieu des contradictions ! Quelle neutralité romantique ! Quel désintéressement ! Quel sens juste du gosier germanique qui confère à toutes choses des droits égaux, qui trouve que tout a du goût ! Il n’y a pas à en douter, les Allemands sont des idéalistes…
Lorsque je me rendis en Allemagne pour la dernière fois, je trouvai le goût allemand préoccupé de rendre également justice à Wagner et au Trompette de Saekkingen[8]. Moi-même je fus témoin de l’hommage que l’on rendit à Leipzig à l’un des musiciens les plus sincères et les plus allemands (le mot allemand pris dans son sens ancien, qui ne signifiait pas seulement allemand de l’Empire), le maître Henri Schütz. On fonda en son honneur une… Société Liszt, ayant pour but de cultiver et de répandre de la musique d’église rusée[9]… Il ne saurait y avoir aucun doute à ce sujet, les Allemands sont des idéalistes…
Mais ici rien ne m’empêchera d’être brutal et de dire aux Allemands quelques dures vérités : qui donc le ferait autrement ? Je parle de leur impudicité en matière historique. Non seulement les historiens allemands ont perdu complètement le coup d’œil vaste pour l’allure et pour la valeur de la culture, non seulement ils sont tous des pantins de la politique (ou de l’église), — ils vont même jusqu’à proscrire ce coup d’œil vaste. Il faut être avant tout « allemand », il faut être de la « race », alors seulement on a le droit de décider de toutes les valeurs et de toutes les non-valeurs en matière historique — on les détermine… « Allemand », c’est là un argument ; « l’Allemagne, l’Allemagne par-dessus tout », c’est un principe ; les Germains sont « l’ordre moral » dans l’histoire ; par rapport à l’Empire romain ils sont les dépositaires de la liberté ; par rapport au XVIIIe siècle les restaurateurs de la morale, de l’« impératif catégorique »… Il y a une façon d’écrire l’histoire conforme à l’Allemagne de l’Empire ; il y a, je le crains, une façon antisémite d’écrire l’histoire, — il y a une façon d’écrire l’histoire pour la Cour, et M. de Treitschke n’a pas honte…
Récemment une opinion d’idiot en matière historique, un mot de l’esthéticien souabe Vischer, heureusement décédé depuis, fit le tour des journaux allemands, comme une « vérité » que tout bon Allemand devrait approuver. Voici ce mot : « La Renaissance et la Réforme, toutes deux réunies, forment un tout ; elles constituent une régénération esthétique et une régénération morale. » — Quand j’entends de pareilles choses, ma patience est à bout, et j’ai envie de dire aux Allemands tout ce qu’ils ont déjà sur la conscience, je considère même que c’est un devoir de le leur dire. Ils ont sur la conscience tous les grands crimes contre la culture des quatre derniers siècles !…
Et ceci toujours pour la même raison, à cause de leur profonde lâcheté en face de la réalité, qui est aussi la lâcheté en face de la vérité, à cause de leur manque de franchise qui chez eux est devenu une seconde nature, à cause de leur « idéalisme »… Les Allemands ont frustré l’Europe de la moisson qu’apportait la dernière grande époque, l’époque de la Renaissance, ils ont détourné le sens de cette époque, à un moment où une hiérarchie supérieure, où les valeurs nobles qui affirment la vie et qui garantissent l’avenir, étaient devenues triomphantes, au siège même des valeurs opposées, des valeurs de décadence, — devenues triomphantes dans les instincts mêmes de ceux qui s’y trouvaient !
Luther, ce moine fatal, a rétabli l’Église et, ce qui est mille fois plus grave, il a rétabli le christianisme, au moment où il succombait. Le christianisme, c’est cette négation de la volonté de vivre érigée en religion… Luther est un moine impossible qui, à cause de son « impossibilité », attaqua l’église et — par conséquent — provoqua son rétablissement… Les catholiques auraient des raisons pour célébrer des fêtes de Luther, pour composer des drames en son honneur… Luther… et la « régénération morale » ! Le diable soit de toute psychologie ! — Sans aucun doute, les Allemands sont des idéalistes !
Deux fois déjà, lorsque, avec une bravoure extraordinaire et un formidable effort sur soi-même, un mode de penser absolument scientifique parvenait à se réaliser, les Allemands ont su trouver des voies détournées, pour revenir à l’ancien « idéal », pour réconcilier la vérité et l’ « idéal » et ce n’étaient, en somme, que des formules pour le droit de décliner la science, le droit au mensonge. Leibniz et Kant — ce sont les deux plus grands entraveurs de la véracité intellectuelle en Europe !
Enfin, lorsque, sur le pont entre deux siècles de décadence,
une force majeure de génie et de volonté apparut enfin, une
force assez grande pour faire de l’Europe une unité politique
et économique qui eût dominé le monde, les Allemands ont,
avec leurs « guerres d’indépendance », frustré l’Europe
de la signification merveilleuse que recélait l’existence de
Napoléon. De ce fait, ils ont sur la conscience tout ce qui
est venu depuis lors, tout ce qui existe aujourd’hui ; ils ont
sur la conscience cette maladie, cette déraison, la plus
contraire à la culture qu’il y ait, le nationalisme, cette névrose nationale dont l’Europe est malade, cette prolongation à
l’infini des petits États en Europe, de la petite politique. Ils ont
enlevé à l’Europe sa signification et sa raison, ils l’ont poussée
dans un cul-de-sac. — Qui donc connaît, en dehors de moi,
le chemin qui la fera sortir de ce cul-de-sac ?… Une tâche
assez grande pour lier de nouveau les peuples ?…
Et, en fin de compte, pourquoi ne formulerais-je pas mon soupçon ? Dans mon cas particulier, les Allemands essayeront de nouveau tout ce qui est en leur pouvoir pour qu’une des tinée formidable accouche d’une souris[10]. Jusqu’à présent, ils se sont compromis avec moi, et je doute fort qu’il ne fassent pas mieux dans l’avenir. Hélas ! combien il me serait doux d’être ici un mauvais prophète !…
Mes lecteurs et mes auditeurs naturels sont maintenant déjà des Russes, des Scandinaves et des Français. Le seront-ils toujours davantage ? — Les Allemands ne sont représentés dans l’histoire de la Connaissance que par des noms équivoques, ils n’ont jamais produit que des faux monnayeurs « inconscients » (cette épithète convient à Fichte, Schelling, Schopenhauer, Hegel, Schleiermacher aussi bien qu’à Kant et à Leibnitz ; ils ne sont tous que des faiseurs de voiles)[11]. Les Allemands ne doivent jamais avoir l’honneur de voir l’esprit le plus droit dans l’histoire de l’esprit, l’esprit dans lequel la vérité fait justice des faux monnayeurs de quatre mille ans, se confondre avec l’esprit allemand. L’« esprit allemand » est pour moi une atmosphère viciée. Je respire mal dans le voisinage de cette malpropreté en matière psychologique, qui est devenue une seconde nature, de cette malpropreté que laisse deviner chaque parole, chaque attitude d’un Allemand.
Les Allemands n’ont jamais traversé un dix-septième siècle de sévère examen de soi-même, comme les Français. Un La Rochefoucauld, un Descartes sont cent fois supérieurs en loyauté aux premiers d’entre eux. Les Allemands n’ont pas eu jusqu’à présent de psychologues. Or, la psychologie est presque la mesure pour la propreté ou la malpropreté d’une race… Et, dès lors que l’on n’est pas propre, comment pourrait-on avoir de la profondeur ? Il en est de l’Allemand, presque comme de la femme, on n’arrive jamais à atteindre le fond, parce qu’il n’y en a pas, voilà tout. Mais, quand il en est ainsi, on n’est même pas plat. — Ce que l’on appelle en Allemagne « profond », c’est précisément cette malpropreté d’instinct à l’égard de soi-même, dont je viens de parler. On ne veut pas voir clair au fond de son propre être. Me permettra-t-on de proposer le mot « allemand », comme monnaie internationale, pour désigner cette dépravation psychologique ?
Voyez, par exemple, l’empereur allemand. Il dit qu’il croit
que c’est son « devoir de chrétien » de délivrer les esclaves de
l’Afrique. Parmi nous autres Européens on appellerait cela
simplement « allemand »… Les Allemands ont-ils seulement
produit un seul livre qui ait de la profondeur ? Ils ne possèdent
même pas le sens de ce que c’est qu’un livre profond. J’ai
connu des savants qui considéraient Kant comme profond ; je
crains fort qu’à la Cour de Prusse on ne tienne M. de
Treitschke pour un écrivain profond. Et quand, à l’occasion, je vante
Stendhal comme un psychologue, il m’est arrivé que des
professeurs d’université allemande me demandent d’épeler ce
nom…
Et pourquoi n’irais-je pas jusqu’au bout ? J’aime à faire table rase. Je m’enorgueillis même de passer pour le contempteur des Allemands par excellence. La méfiance que m’inspirait le caractère allemand je l’ai déjà exprimée à l’âge de vingt-six ans (troisième Considération inactuelle, page 71). Les Allemands sont pour moi quelque chose d’impossible. Quand je veux imaginer une espèce d’homme absolument contraire à tous mes instincts, c’est toujours un Allemand qui se présente à mon esprit. La première chose que je me demande, lorsqueje scrute un homme jusqu’au fond de son âme, c’est s’il possède le sentiment de la distance, s’il observe partout le rang, le degré, la hiérarchie d’homme à homme, s’il sait distinguer. Par là on est gentilhomme. Dans tout autre cas on appartient sans rémission à la catégorie si large et si débonnaire de la canaille. Or, les Allemands sont canaille — hélas ! ils sont si débonnaires… On s’amoindrit par la fréquentation des Allemands : les Allemands placent sur le même niveau.
Si je fais abstraction de mes rapports avec quelques artistes, avant tout avec Richard Wagner, je n’ai pas vécu une seule heure agréable avec des Allemands… Admettons que l’esprit le plus profond de tous les siècles apparaisse parmi les Allemands, une créature quelconque, de celles qui sauvent le Capitole, s’imaginerait que sa vilaine âme a au moins autant d’importance que lui…
Je ne saurais tolérer le voisinage de cette race qui ne possède aucun doigté pour la nuance — malheur à moi, je suis nuance ! de cette race qui ne possède aucun esprit dans les pieds et qui ne sait même pas marcher… Tout compte fait, les Allemands n’ont pas du tout de pieds, ils n’ont que des jambes… Les Allemands n’ont aucune idée à quel point ils sont vulgaires, et ceci est le superlatif de la vulgarité, — ils n’ont même pas honte de n’être que des Allemands… Ils veulent dire leur mot à propos de tout, ils considèrent eux-mêmes leur opinion comme décisive, je crains même fort qu’ils n’aient décidé de moi… Toute ma vie est la démonstration rigoureuse de ces affirmations. C’est en vain que j’ai cherché une preuve de tact, de délicatesse à mon égard. Je l’ai trouvée chez des juifs, jamais chez des Allemands.
C’est dans ma nature d’être doux et bienveillant à l’égard de tout le monde. J’ai le droit de ne pas faire de différence. Cela ne m’empêche pas d’avoir les yeux ouverts. Je n’excepte personne et, moins que personne, mes amis. J’espère, en fin de compte, que cela n’a pas nui aux preuves d’humanité que je leur ai données. Il y a cinq ou six choses dont j’ai toujours fait une question d’honneur. Malgré cela, il demeure certain que presque chaque lettre qui m’est parvenue depuis des années m’a fait l’effet de quelque chose de cynique. Il y a plus de cynisme dans la bienveillance dont on fait preuve à mon endroit que dans une haine quelconque. Je le dis en plein visage à tous mes amis, aucun d’eux n’a pensé qu’il valait la peine d’étudier n’importe laquelle de mes œuvres. Je devine aux plus légers indices qu’ils ne savent même pas ce qui s’y trouve. Pour ce qui en est même démon Zarathoustra, lequel de mes amis aurait pu y voir autre chose qu’une présomption illicite, heureusement inoffensive ?…
Dix années se sont écoulées, et personne en Allemagne ne s’est fait un devoir de conscience de défendre mon nom contre le silence absurde dont on l’a enveloppé. Ce fut un étranger, un Danois, qui le premier eut assez de subtilité instinctive et assez de courage pour se révolter contre mes prétendus amis… À quelle université allemande serait-il possible de faire aujour d’hui des cours sur ma philosophie, comme ceux que fit au printemps dernier le docteur Georges Brandès, à Copenhague, qui par là démontra une fois de plus qu’il est psychologue ?
Moi-même, je n’ai jamais souffert de tout cela. Ce qui est
nécessaire ne me blesse pas ; amor fati, c’est là ma nature la
plus intime. Mais cela n’exclut pas que j’aime l’ironie et même
l’ironie universelle. Et c’est ainsi que, deux ans environ avant
le coup de fondre destructeur que sera la Transmutation et
qui fera tomber la terre en convulsions, j’ai envoyé dans le
monde le Cas Wagner. Il était dit que les Allemands se
tromperaient encore une fois sur mon compte et qu’ils
s’immortaliseraient ainsi ! Ils en ont encore le temps ! — Y sont-ils
parvenus ? C’est à ravir, messieurs les Germains ! Je vous fais
mon compliment…
- ↑ Jeu de mot intraduisible sur Hohltöpfe et Kohlköpfe.
- ↑ Page 239 de l’édition française.
- ↑ Page 67 de la traduction française.
- ↑ Ib., id., page 123.
- ↑ Ib., id., pages 36 à 90.
- ↑ Humain, trop humain, aph. 37.
- ↑ Jeu de mot sur er fiel ein et er überfiel mich.
- ↑ Opéra de Nessler, d’après un poème de Scheffel, très en vogue en Allemagne il y a vingt ans. — h.a.
- ↑ Jeu de mot intraduisible sur Liszt et listig (rusé).
- ↑ Les prescriptions de la récente « fondation Nietzsche » montrent que les soupçons du philosophe n’étaient que trop justifiés. — h.a.
- ↑ Jeu de mot sur le nom de Schleiermacher, qui signifie « faiseur de voiles ».