El Arab, l’Orient que j’ai connu/La Kroumirie

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Lugdunum (p. 58-71).

La Kroumirie

Dans cette diligence, rebut de France qui, certainement, date de l’époque de Flaubert, au bruit joyeux des grelots, sur une déserte route toujours plus montante et toujours plus sylvestre, nous cahotons depuis des heures en plein romantisme.

Le cocher, un Maltais comme tous les cochers de la région tunisienne à cette époque, porte, malgré la chaleur de septembre, un bonnet de fourrure qu’il ne quitterait pour rien au monde car cette coiffure paradoxale représente la marque distinctive de sa corporation. Les quatre rosses qu’il conduit sont si misérables qu’on voit les os percer la peau de leurs pauvres hanches.

Dans cette guimbarde trop basse où l’on peut à peine redresser le buste, seul un couple de vieux coloniaux, mari et femme, nous fait face.

Le pays des Kroumirs vers lequel nous allons se situe à l’extrême ouest de la Tunisie, aux confins de la province d’Alger. C’est une région montagneuse entièrement recouverte de chênes-lièges et de chênes zéens. On nous a dit que nous y trouverions un hôtel à peu près possible et le climat même de la France. Nous y finirons donc l’été, cure bienfaisante après la brûlure de Carthage.

La journée s’avance. Bientôt la fin du parcours. La diligence est maintenant en pleine forêt. Retrouver de l’ombre et des ronds de soleil étonne mes yeux déjà déshabitués. À des tournants commencent à se dessiner les hauts et les bas de cette Kroumirie qui n’est que montagnes rondes et vallées harmonieuses, creux verdoyants et courbes frisées de chênes, au bout de quoi, reculée jusqu’à d’incalculables horizons, s’allonge en teinte plate une mer couleur d’indigo.

Pour toujours m’est restée présente notre arrivée à l’Hôtel des Chênes. Le cocher fait claquer son fouet ; les grelots s’entrechoquent ; blancs de sueur, les chevaux s’arrêtent. Une voix bien française s’écrie : « Salut, Papillon ! », et nous mettons pied à terre ; seuls voyageurs (le couple colonial étant descendu dans un village de la route), nous nous trouvons devant un patron marseillais et son modeste personnel indigène, tous fort étonnés de recevoir deux clients dans un hôtel entièrement vide. La saison est finie déjà, les quelques Tunisiens de l’été sont repartis.

… C’est à l’Hôtel des Chênes que commença, dès le lendemain de notre arrivée, cette vie à cheval qui devait être la nôtre à travers la fraîche et sauvage Kroumirie. Un jeune Kroumir fut sans attendre notre domestique et guide, maigre montagnard à profil de mulet, du reste borgne, qui joua pour moi le rôle de méthode Berlitz puisque ce fut à force d’entendre mon mari parler et Salah lui répondre que la langue arabe commença de se faire jour dans mon entendement.

C’est à l’Hôtel des Chênes également que nous arriva cette aventure de manger à nous deux seuls, en une dizaine de jours, un sanglier tué par des chasseurs musulmans, lesquels n’en pouvaient goûter une bouchée, la chair du sanglier n’étant pas autre chose que du porc, viande défendue par le Coran.


Découvrir une contrée dont nulle lecture, aucun renseignement ne donnèrent l’idée à l’avance, c’est le charme le plus excitant des voyages, — un charme désormais presque disparu de la surface du globe. Il ne restera bientôt plus que le fond ténébreux des mers pour tenter les chercheurs d’imprévu. Je crois voir d’ici ce qu’est devenue ma Kroumirie : autocars, touristes, hôtels à la page, réclames, T. S. F., cinéma, tout ce qu’il faut pour qu’on ne se dérange plus puisqu’il s’agit d’aller voir ce que chacun, sous toutes les latitudes, connaît déjà jusqu’à la nausée.


Que de surprises, jadis, au hasard de nos longues chevauchées ! Du haut de ma monture sellée d’un bât incommode, je continuais à ouvrir des yeux immenses sur tout ce qui se révélait à mon ardente curiosité.

Avais-je jamais imaginé que des humains pouvaient encore loger sous des tentes de branchages, coucher sur des lits de feuilles mortes, vivre dans une pauvreté telle que deux sous qu’on leur donnait représentaient une petite fortune ?

Ces gourbis dont n’eût pas voulu Robinson grouillaient pourtant d’un monde magnifique.

La noble vêture arabe, sur des fonds sahariens, recompose les plus célèbres hauts-reliefs de l’antique ; en forêt, dans le tremblement des ombres de feuilles et celui des taches de lumière, elle prend des aspects de fête royale. Les burnous baignés de clair-obscur mais ourlés de soleil, ses turbans de couleur surgis de la nuit verte des chênes se doublent d’apparitions qui rappellent les trouvailles les plus réussies de Sarah Bernhardt dans ses rôles d’apparat. Étroitement serrées dans le bleu catégorique des Bédouines, les hanches féminines se meuvent fermement parmi l’ampleur des plis du même bleu qui se sculptent naturellement autour du buste et des jambes. Les chevilles à découvert sont cerclées d’anneaux d’argent, les pieds nus ont leurs talons et orteils teints au henné. Sonores de bracelets aussi d’argent sont les bras et les mains également au henné. Et voici cette tête de musée lourdement chargée d’étoffes souvent rouges, d’amulettes, de bandelettes, de verroteries qui, passant et repassant sous le menton, isolent un visage foncé dont les tatouages remplacent le voile, où les yeux noirs et la bouche violette conservent la netteté de leur dessin malgré les complications d’un accompagnement pareil.

Voir des créatures à ce point ornementales porter sur leurs dos des fagots trop lourds ou tirer la charrue attelées à côté de l’âne, ce contraste me confondait à chaque fois.

Il faut du temps pour comprendre. Équivalent de son inflexible protocole, le goût inné de l’Orient pour le faste et les cérémonies explique l’habillement recherché des femmes esclaves de la Kroumirie, explique les compliments, saluts et bénédictions dont s’émaillent les moindres propos des musulmans de toutes castes, le lyrisme de leurs colères, et comment, même plus dénués que nos pires mendigots, ils montrent dans leur manière d’être tant de séculaire majesté. Chez eux, le balayeur d’ordures pourrait du jour au lendemain devenir sultan sans rien révéler de sa condition première. Pas de gens communs en Islam, non plus que de mufles. Ils ne sauraient le devenir qu’une fois occidentalisés.


Sur les pistes sinueuses qui contournaient les montagnes, nous avancions à cheval, l’abîme d’un côté, de l’autre une haute muraille de roches et de verdures. Nous écartions des myrtes, nous passions sous des bruyères aussi grandes que des arbres, sous des fougères géantes. Les arbousiers offraient leurs petits fruits rouges et grenus. Dans les vallées nous trouvions des grenades, des figues, des oliviers, des vignes ; nous faisions des bouquets de cyclamens et de narcisses ; et les oueds, rivières souvent presque à sec, nourrissaient des jardins entiers de lauriers roses.

Partout notre passage était signalé fort longtemps à l’avance. Un Kroumir nous a croisés. Derrière notre dos, les mains en cornet devant sa bouche, il crie par trois fois vers la montagne d’en face : « Ya ouahed ! Ô quelqu’un ! » Une voix inconnue traverse les espaces et répond aussi par trois fois : «Je suis là ! Je suis là ! Je suis là ! » Le renseignement, alors, vole par-dessus les distances et se répète au besoin jusqu’au bout du pays. Et bien plus vite que par télégraphe ou téléphone. « Il y a deux Roumis, il y a deux Roumis, il y a deux Roumis qui se dirigent à cheval, qui se dirigent à cheval, qui se dirigent à cheval — etc. »

Quand nous arrivions à proximité des tentes, les habitants étaient déjà sur pied, les femmes comme les hommes (car la claustration du harem n’existe pas en dehors des villes), et chacun avait des pierres dans les mains pour éloigner les sloughis dangereux (leurs gardiens), qui nous eussent attaqués. Ces maigres chiens ne connurent jamais une caresse de leurs maîtres. Le chien est pour le musulman la bête ignoble par excellence. On sait que l’injure « fils de chien ! » est de celles qu’il ne tolère pas.

Le jour ne tarda guère où, pour la première fois, nous rencontrâmes une noce kroumire. Juchée sur le seul mulet du cortège, la mariée n’était qu’une toute petite fille — pas plus de sept ans. On nous montra le mari de cette frêle poupée bariolée. Il avait la barbe grise.

Ayant voulu voir dans son gourbi l’une de ces enfants sacrifiées, je la trouvai qui pétrissait déjà son pain comme une grande. À la question posée par J. C. Mardrus : « Oh non ! je n’ai pas encore de bébé. Je suis trop petite… »

Dans ces gourbis que nous visitions, l’accueil qui nous attendait était celui de tout l’Islam pour l’étranger qui passe. On nous faisait entrer avec empressement, on nous offrait du lait, du pain. Pas une question. L’hôte inconnu qu’on reçoit ainsi ne doit pas être interrogé (s’il s’attarde), avant trois jours accomplis. Les questions, c’était de nous seulement qu’elles venaient. Invariablement les mêmes, et dictées par la politesse arabe que connaissait si bien mon mari, toujours elles commençaient par : « As-tu des enfants ? » Le père de famille répondait. S’il disait : « Je n’en ai qu’un » alors qu’on en voyait cinq autour de lui, c’est qu’il ne mentionnait pas ses quatre fillettes. Dans tout l’Islam enfants veut dire garçons et rien d’autre. J’ai connu dans le sud saharien, plus tard, un caïd qui déplorait de n’avoir pas d’enfants. Cependant il était le père de treize filles.

Nous sûmes très vite que les Kroumirs, peuplade fixée dans ces montagnes depuis des âges, y pratiquaient quand même le nomadisme, mais sur place. Ici le gourbi d’été, quatre pas plus loin le gourbi d’hiver. Obéissance à quelque instinct qui ne se trompait certainement pas. Mais impossible de déchiffrer cette énigme : sur le front de chaque Kroumir, bien visiblement tatouée, une croix.


Nous quittons l’Hôtel des Chênes, un matin, pour le village d’Aïn Draham encore plus enfoncé dans la forêt, tout petit centre qui vit surtout de la présence des « joyeux », ces exilés qui, certains soirs, se réunissent pour chanter les deux ou trois chansons de France qu’ils connaissent encore. L’auberge où nous nous installons suffira pour la vie que nous allons continuer à mener loin de tout, et qui n’aurait presque plus rien d’européen sans le docteur et Mme  Emile Julia devenus si vite nos amis.

Le docteur Julia, médecin militaire, sa femme et leur jeune enfant sont logés tout près de nous. Bientôt deux cavaliers se joindront fort souvent à nos incursions.

J’avais pris le parti, puisque toujours à cheval, de m’habiller carrément en petit garçon. Mme  Julia finit à la longue par m’imiter. Deux docteurs et deux faux petits garçons le long des pistes et dans les vallées où l’automne n’allait pas tarder. Mais retenus chez eux par obligations inévitables, je ne revois pas toujours nos inséparables figurer sur les diverses images qu’ici projette mon souvenir.

Ils ne se trouvaient pas avec nous ce matin où toute la Kroumirie en rumeur parvint jusqu’à nous qui venions à peine de nous lever. Nouvelle transmise en quelques instants par l’appel des montagnes : un chêne, à moitié déracine sous les pluies du dernier hiver, vient de tomber sur un marmot et l’a écrasé.

En selle derrière Salah qui nous précédait, nous nous dîmes, sur sa prière, au gourbi du malheur.

Le corps du petit mort était allongé dans un coin sur des feuilles sèches. Trois ou quatre vieilles, accroupies autour de lui, le veillaient, la main droite levée et pointant l’index vers le ciel, ce qui est la manière de prier des musulmans. Le milieu du tableau se composait ainsi : un trou dans le sol, quelques tisons brûlant dans ce trou. Tout autour, endormis, quatre chevreaux noirs, sans doute la fortune de la famille. Malgré la catastrophe leur sommeil avait été respecté.

Cependant, à courte distance, on entendait monter un hurlement rauque et continu, sauvage comme un cri de bête et scandé comme un poème. Et, cela, c’était le chagrin de la mère, dans le gourbi presque mitoyen.

J. C. Mardrus me dit qu’il fallait y entrer seule. D’après la voix de contralto qui se plaignait de la sorte, je m’attendais à quelqu’une de ces maigres femelles déjà finies avant trente ans, dont le visage meurtri, perdu dans les drapés et les bimbelotteries, est d’un pathétique si saisissant. Je ne vis, complètement seule sous cette seconde tente, qu’une fille d’environ quinze ans, toute menue dans ses tuniques, ses bracelets et ses bandelettes, et qui, reculée, recroquevillée, tenant le moins de place possible, tirait son appel de louve d’une bouche d’enfant, ouverte jusqu’à la gorge et montrant des dents admirables. Sur ses joues de cuivre roulaient et rebondissaient les larmes. Son cri, — une longue et deux brèves suivies de quatre syllabes précipitées — répétait en rythme et en mesure, déchirante et toujours la même, la lamentation exigée par l’étiquette funèbre de sa tribu. Simplement ceci : « Ô enfant ! Ô enfant ! » suivi de : « Ô enfant le tout petit ! »

Comme je me penchais vers elle, très émue par cette douleur cadencée, je vis son regard, celui même de la jeune opérée à l’hôpital Sadîki, me parcourir des pieds à la tête et compter un à un les boutons de ma veste, sans que pour cela s’arrêtât son lamento.


En rentrant à l’auberge nous pouvions penser que la pauvre histoire n’avait pas d’autre suite.

Que si !

Le père du petit mort, soldat à Tunis, allait être prévenu par les soins de la diligence. « Il va tout de suite monter à cheval, nous informa Salah ; et, cette nuit, il sera là. »

À peine eus-je le temps d’imaginer la mère adolescente un peu consolée par ce retour de son compagnon, que Salah se dépêcha d’ajouter : « Et sa maison va être bien battue !»

Battue, cette malheureuse petite ? Oui, pour n’avoir pas su garder de la mort un mâle, un petit musulman, et, par surcroît, son premier né.

Le lendemain qui, justement, était le jour du marché à Aïn-Draham, nous aperçûmes au passage le père en deuil de son unique enfant. Assis en plein centre du marché grouillant, il recevait les condoléances de tous. Vêtu d’une robe jaune citron, chaussé de babouches rouges, coiffé d’un turban blanc, il arborait plus de morgue, certes, qu’un caïd en tournée d’inspection.

Ce n’était pas seulement le long des pistes rétrécies ou sous les immenses chênes-lièges et zéens des clairières que le monde indigène se révélait à nous. Les Kroumirs avaient fini par savoir que le Roumi qui parlait si magnifiquement l’arabe était en outre médecin, et ne se faisait pas payer.

Quelle féerie ! Chaque jour quelqu’un frappait aux deux chambres que nous occupions dans l’auberge. C’était un groupe de femmes aux yeux allumés d’espoir qui demandaient un remède pour se faire pousser de très longs cheveux ou pour devenir « blanches comme ta madame. » C’était un vieil Arabe qui se plaignait d’avoir « des coliques venteuses de mauvaise qualité ». Et ainsi de suite.

Je fabriquais consciencieusement la drogue toujours la même, à prendre par gouttes, et qui serait remise le lendemain soir : une larme de teinture d’iode, trois larmes d’eau de Cologne, une once de crème de toilette, le tout soigneusement introduit dans un petit flacon plein d’eau. Cette pharmacie gratuite était reçue avec bonheur.

Un après-midi de pluie où tous deux, chacun à sa table, nous écrivions, un nouveau coup dans la porte vint nous déranger. Le cadi lui-même entra, multiplia saluts, souhaits et compliments en évitant par bienséance de me regarder, et, sur un signe, finit par s’asseoir pendant que nous reprenions nos places devant nos tables.

Le silence s’étant établi : « Nous pouvons continuer à travailler, me dit mon mari. Ça ne le formalisera pas du tout. » Et il se remit aussitôt à écrire. Je me décidai malgré ma gêne à l’imiter. Bientôt il me fallut me rendre compte que le cadi, lui, trouvait la chose toute naturelle.

Une heure passa. De temps en temps, mû par un déclic, notre visiteur se soulevait de sa chaise, portait sa main à son cœur et à son front et murmurait des « louange à Allah ! » ou autres clichés islamiques. À chaque fois nous nous soulevions comme lui, mon mari répondait ; puis le silence reprenait, égratigné par le bruit de nos plumes.

Cette visite-là dura trois heures. Au bout de ce temps le cadi se leva pour de bon, nous de même, et ce fut enfin le départ, dans un flot renouvelé de formules, vœux et félicitations.

La porte refermée, je commençais à rire quand quelques nouveaux coups frappés m’arrêtèrent. J. C. M. va ouvrir. C’est encore le cadi. Il n’entre pas. Je n’ai su qu’ensuite ce qu’il chuchotait.

— Ya saïed el toubib, j’ai oublié de te dire une chose. (Il paraît qu’il n’a fait sa visite de trois heures que pour ce post-scriptum.) Voilà ! La fille de l’oncle (sa femme) n’est pas satisfaite de moi la nuit. Je ne suis plus assez jeune pour elle, et je ne puis être le maître que deux ou trois fois, alors qu’il en faudrait six ou sept. Peux-tu me donner le remède qui convient contre ce ventre froid ?

— Reviens demain soir !

Je fis une fois de plus l’apothicaire. Et, chose impressionnante, ma panacée universelle réussit tellement bien que le cadi, Sa dose épuisée, vint un mois plus tard en demander le renouvellement.

La somptueuse décomposition de l’automne était venue à son heure transformer notre forêt, chaque jour y apportant sa merveille. Les feuilles ne tombaient pas encore mais un vaste camp du drap d’or s’étendait à perte de vue autour de nous et devant nous, parmi quoi les troncs des chênes-lièges faisaient de violents contrastes de par les couleurs fantastiques qu’ils prenaient, allant du gris violet au vert le plus électrique.

J’avais maintenant mon petit étalon à moi, joueur comme une chèvre, et qui, doué de cette intelligente sensibilité qui distingue les chevaux arabes, comprenait et suivait toutes mes humeurs sans que j’eusse à lui faire le moindre signe. Sur une bonne selle européenne je pouvais, pendant des heures, aux côtés de mon mari, courir la grande aventure sylvestre, sans avoir, comme les premiers temps, à remettre les mêmes ecchymoses dans les mêmes boucles ou nœuds de ficelles qui les avaient produites sur le bât arabe.

J. C. Mardrus cherchait des sources. (Il goûte les différents crus de l’eau comme d’autres ceux du vin). Quand il en avait découvert une nouvelle, nous descendions de nos chevaux pour boire. C’était dans une écorce creuse ou bien dans une longue feuille d’arum roulée en cornet, l’un ou l’autre de ces récipients sauvages laissés là par les Arabes pour que ceux qui viendraient à la source après eux pussent y boire comme eux.

Et nous faisions quelquefois des quatre-vingt kilomètres par jour, aller et retour, en pleine forêt, pour ces découvertes-là.

Notre rude vie équestre s’accompagnait à l’auberge d’un inconfort auquel je repense souvent pour m’étonner d’en avoir alors si peu souffert. Il vaudrait mieux dire pas souffert du tout.

Les repas qu’on nous servait n’avaient d’à peu près possible qu’une soupe de chien chaque soir engloutie avec un appétit joyeux. Le reste n’était que gibiers brûlés, œufs amers, légumes à moitié crus. Les chambres que nous occupions, petites et primitives, moisissaient dans l’humidité que ne cessait d’exhaler la forêt universelle. Rien de tout cela n’importait. Seuls importaient nos chevaux et les hasards de chaque journée.

De quoi se plaindre au milieu des décors les plus beaux, des épisodes les plus inattendus ? Je m’amuse et m’étonne encore à l’heure qu’il est d’avoir vu J. C Mardrus, au cours de plusieurs semaines de Kroumirie, rendre la justice sous un chêne, exactement comme le roi Saint-Louis. Certes, il n’avait pas cherché cette royale attitude. La force de sa réputation seule en était responsable. Sans même s’être donné le mot, les tribus kroumires avaient pris l’habitude de ne s’en référer de leurs différends compliqués qu’au seul chef choisi par leur sûr instinct.

Au débouché du sentier qui nous éloigne du village, un vieillard se détache de la petite foule masculine et bigarrée qui le suit. Il s’élance avec toutes sortes de saluts vers J. C. M., baise son étrier et le supplie de venir s’asseoir sous le chêne. Pour moi qui ne suis que « la mara », la femme, il s’agit seulement de ne pas avoir l’air de me voir.

Nous nous installons à l’ombre, grande comme une île, du zéen magnifique qui devient du même coup salle de tribunal.

— Qu’y a-t-il ?… interroge le suprême juge, mon mari.

— Ya Sidi, répond le vieillard, depuis hier soir la jument a disparu.

Là-dessus tous les autres se mettent à parler à la fois. C’est « l’histoire arabe » dans toute sa confusion, dans toute sa prolixité, dans tous ses gestes véhéments et drapés.

Il faut un certain temps et l’impériosité même d’un sultan pour obtenir le silence. Inutile d’entendre tout cela. Le roi Saint-Louis a compris d’emblée l’affaire.

— Qu’on m’amène à l’instant le plus âgé de la tribu voisine !

Et quand le vieux est là, tout tremblant dans sa barbe blanche :

— Écoute, ô mon père ! Si, ce soir au coucher du soleil, la jument n’est pas revenue à sa place…

Une seconde de terreur et d’espoir, toutes les respirations arrêtées. Puis :

— Je n’en dis pas plus long !

Et, le soir, mystérieusement, la jument perdue réapparaît autour du gourbi lésé.

… Nous attendions d’être assez loin pour rire à notre aise. « Je n’en dis pas plus long », c’était cela la suprême trouvaille. Derrière cette formule menaçante, en effet, il n’y avait rien de valable, sinon la seule autorité reconnue officiellement, c’est-à-dire celle du contrôleur civil ou celle du caïd, lesquels deux ne pouvaient que se désintéresser impérialement d’une si misérable querelle.

Je terminerai mes souvenirs de cette première période kroumire par la singulière histoire de Marzoug et de sa Bédouine.

Rentrés sous une averse furieuse, nous venions, après nous être changés et séchés, d’allumer nos lampes à pétrole, et commencions tout juste à écrire. Coup dans la porte. Cette fois c’est un Arabe assez particulier, et qui n’a pas craint d’amener avec lui la pauvre femme tatouée qui le suit.

Tout de suite, aux longs cheveux qui tombent jusqu’aux épaules de cet homme, mon mari m’annonce à mi-voix : « charmeur de serpents ! »

Grands saluts muets. Après quoi, de sous le burnous trempé de pluie sort une lourde liasse de papiers ficelés grossièrement, qu’un geste sans hésitation pose sous la lampe de mon mari.

Celui-ci, dans le silence total qui continue, détache les ficelles et se met à lire. L’Arabe s’est assis en face de lui sur une chaise, la Bédouine s’est recroquevillée dans un angle, installée sur ses talons.

Trois quarts d’heure passent. Aucune parole n’a encore été dite. Mon mari continue d’étudier le dossier présenté. Sa tête se relève enfin. Il interroge :

— Alors ?…

Aussitôt c’est un torrent d’explications embrouillées, de redites, de détails incompréhensibles, « l’histoire arabe » encore un coup.

Interruption au bout d’un moment.

— Voyons ! Tu t’appelles Marzoug… tu es, de ton état, sorcier. Tu montres des serpents. Tu as eu maille à partir avec des Européens du village. Le contrôleur t’a interdit d’y exercer ta profession. Il faut que tu ailles ailleurs, et tu ne veux pas. Et tu viens me trouver pour que je fasse lever l’interdiction. C’est bien ça ?

De tout cet arabe je peux déjà saisir quelques mots qui ne suffisent pas cependant à m’éclairer. Mais je sais que J. C. M. m’expliquera tout quand ces gens seront partis.

En attendant, Marzoug s’est levé brusquement, et le voilà qui recommence à dévider son inextricable écheveau.

Juste à cet instant, coup de théâtre. La Bédouine à son tour s’est levée. Toute cliquetante d’amulettes et de colliers, elle s’approche de la table, avance sa figure tatouée jusqu’à l’orbe de la lampe, et, dans le plus pur français, sans la moindre trace d’un accent quelconque et d’une voix étrangement distinguée :

— Écoutez, docteur ! Si vous le permettez, je vais vous mettre au courant en deux mots. Car Marzoug est si bête qu’il n’en sortira jamais sans moi !

Je n’ai pas besoin de dépeindre la stupéfaction qui suivit ces mots. Je ne veux retenir de cette séance incroyable que, raconté par elle-même, le roman de Mlle  de R., fille d’un général français en garnison dans l’Afrique du Nord, laquelle, séduite par la beauté d’un Marzoug alors tout jeune sous ses longs cheveux, s’éprit romanesquement de lui, s’enfuit avec lui, l’épousa malgré l’épouvante de la famille, et, pour toujours arrachée des siens, vécut désormais la vie des femmes kroumires, gourbi, lit de feuilles sèches, tatouage, henné, bracelets de pied et fagots sur le dos.

Je mentirais si je disais qu’elle mit le moindre drame dans son tranquille récit. Elle avait accepté l’existence qui maintenant était la sienne, et, vraiment, ne semblait rien regretter de son passé français.

Peu de temps après cette étonnante rencontre, nous quittions la Kroumirie, comme finissait octobre, pour nous diriger vers les forêts de l’Edough, en Algérie, où certaine école de marabouts pouvait fournir quelque élément intéressant à la documentation coranique du docteur Mardrus.