El Arab, l’Orient que j’ai connu/Utique

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Lugdunum (p. 54-57).

Utique

Utique, dans ma mémoire, c’est toute une ville romaine sous un océan de céréales.

Notre ami, le comte de Chabannes-La Palice, colon, n’exploite que ses blés et renonce à la moindre fouille. Le hasard seul a fourni le petit musée qu’il possède : statuettes, bustes, vases, lampes, une splendide table de marbre où sont sculptés en haut relief les signes du zodiaque, et cette incompréhensible réunion de sept vases d’argile, le plus grand contenant les suivants, chacun enfermé dans le vide du précédent jusqu’à ce que la série se termine par ce dernier, tout petit, qu’on aperçoit dans le fond, six fois enveloppé par le galbe des autres. Et le tout sans une fêlure.

C’est la charrue, en retournant la terre pour les semailles, qui se chargea de ces découvertes.

Mme  de Chabannes, outre la direction du borj (ou vaste maison d’habitation sans étage) et l’éducation de ses deux petits garçons, a entrepris de soigner le monde arabe qui gravite autour de l’exploitation de son mari. La médaille des épidémies prouvera qu’elle s’est bien acquittée de sa tâche.

De notre séjour enchanteur au borj d’Utique je ne veux retenir que trois souvenirs.


Nous revenons, J. C. Mardrus et moi, d’une course à Tunis, dans l’auto conduite par Jacques de Chabannes. À moitié chemin de ce retour, panne. Pendant que notre ami fouille les entrailles de sa machine, nous nous sommes tous deux patiemment assis sur le bord du talus. L’interminable route, feutrée et rousse, n’est que vide et silence.

— Si seulement vous pouviez rentrer, vous deux, Marie ne s’inquiéterait pas. Car j’ai bien peur d’en avoir pour très longtemps !

Au bout de trois quarts d’heure apparaît, venant aussi de Tunis, un Arabe monté sur un âne, et qui en tient un autre par la bride.

Il n’a pas fallu longtemps.

— Inzel !… ordonne mon mari. (Descends !)

Il m’installe sur un des ânes, monte sur l’autre, et en route pour le borj. L’Arabe, sans autres explications, nous suit au pas de gymnastique.

Pendant le parcours qui fut long, comme on pense, la conversation s’engagea.

— Vois, dit mon mari dans la langue originelle des Mille Nuits et Une Nuit, quelle est la magnanimité des Roumis ! Avec cette voiture qui marche toute seule, ils pourraient, s’ils te rencontrent sur la route, t’écraser, toi, ton harem, tes enfants et tes ânes. Mais leur générosité est une grande générosité. Car ils possèdent, pour te prévenir afin que tu te ranges, une trompette qu’ils ont la bonté de te faire entendre à temps et qui t’évite et aux tiens de mourir de la mort rouge !

Et, pénétré de reconnaissance, l’autre, les bras au ciel et ne trouvant plus de mots pour s’exprimer, tout en courant derrière ses ânes, répète, signe de l’émerveillement chez ceux de sa sorte : « Ba ! Ba ! Ba !… Esch ! Esch ! Esch ! »

Car une pareille démonstration est de celles qu’il peut le mieux comprendre, étant donné sa race que des siècles de tyrannie orientale ont pliée aux plus énormes injustices.


Autre panne. Ce jour-là c’est tout un rassemblement d’Arabes qui s’est mis en demi-cercle autour du capot soulevé. Leurs réflexions n’en finissent plus. Ils ne comprennent pas comment une voiture pareille peut marcher sans chevaux, mulets ou ânes. (Ils doivent être habitués, à présent.)

Au plus fort de leurs commentaires, J. C. Mardrus prend la parole. Comme toujours, c’est le coup de foudre de la surprise. Un Roumi qui parle un si bel arabe !

Mon mari, patient, leur explique en termes compréhensibles pour eux ce que c’est qu’un moteur, etc. Quand il a fini son petit cours, écouté dans un silence avide :

— Féhemtou ?… demande-t-il. Avez-vous compris ?

— Aïoua !… répondent-ils tous ensemble (oui !)

Alors le plus vieux se charge de résumer, approuvé par un hochement de tête général. Il pointe un doigt prudent vers le capot et dit :

— Djenoûne, fîh ! (Il y a des djinns, là-dedans !)


Enfin, troisième souvenir, voici la fête nocturne donnée par Jacques de Chabannes à son peuple de travailleurs indigènes.

Mon mari ayant proposé de leur raconter un des contes des Mille et Une Nuits le maître du borj a voulu qu’un si rare événement fut entouré de quelque apparat. On a donc fait servir aux Arabes le méchouis (mouton rôti), le couscouss et des gâteaux ; et, leur festin terminé, nous nous avançons avec nos hôtes à travers les moissons, paysage sans contours ni limites où le couchant vient de se terminer.

Les crépuscules d’Afrique ne traînent pas en longueur comme les nôtres. Quelques minutes après la disparition du soleil, c’est la nuit. Pas de transitions. Il n’y en a pas non plus dans l’âme arabe, je finirai par le savoir un jour.

Comment oublier cette soirée ! Dans la pénombre lumineuse, groupés sur un léger renflement du terrain, les auditeurs s’étaient d’instinct distribués par races. Ici les Kabyles, là les Arabes, les nègres au milieu. Troublé par la présence de deux Roumias, ce public n’osait pas manifester tout son sâoul. Mais quels « ah ! » étouffés, quels fou-rires contenus ! En face d’eux, juste à bonne distance et seul debout, J. C. Mardrus racontait l’histoire d’Abdallah de la mer et d’Abdallah de la terre. L’ayant lue dans sa traduction, je pouvais à peu près suivre et comprendre les réactions de tant de silhouettes entassées. Mais le plus beau moment fut celui, mystérieux, où, toute blanche dans sa plénitude, la lune, lentement montée de l’horizon, apparut derrière les nègres.