El Arab, l’Orient que j’ai connu/Le Figuig

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Lugdunum (p. 114-117).

Le Figuig

Avant même le recul du temps (mise au net des brouillons du voyage), ce fut sur place, immédiatement, que je sentis, en passant à cheval cette haute porte cintrée, combien notre cavalcade devait ressembler à l’entrée des Croisés dans une ville sarrasine.

Figuig… Ce nom qui fait penser à un fruit mûr ou aux belles feuilles lisses des figuiers printaniers (bien qu’en arabe il signifie en réalité de l’eau qui jaillit), ce nom frais, ce nom charmant, ce nom lointain nous tentait depuis bien longtemps, et, dans notre esprit patient, reposait comme une promesse.

Promesse bien tenue, car, à nos yeux ardents, la république de Figuig s’avéra d’emblée cette magnifique oasis où s’éparpillaient, autour de la ville du gouverneur, de petits villages inattendus aux maisons d’argile. Et quel exotisme !

Nous allions enfin visiter des Arabes chez eux.

Franchie la porte féodale qui vient de tant m’impressionner, nous trouvons une ville ferme et saine, remarquable par son extrême propreté bâtie de ces constructions en terre cuite si caractéristiques et dont certaines, bien que tellement primitives, ne craignent pas d’avoir deux et même trois étages. Et, partout, ces palmes croisées au-dessus de la tête, et à travers lesquelles se découpe le ciel le plus beau du monde.

Quelquefois, dans des rues voûtées, l’obscurité se fait complète. Sur telle place publique, dans l’ombre des branchages, s’étale une grande pièce d’eau verte où s’ébattent de turbulentes grenouilles. Et, à travers le tout, une population en plis blancs ou roux, grave. Des petits garçons jouent, courent. Ce sont des burnous hauts de quatre pouces, le capuchon fatidique et formel de l’Islam rabattu sur des enfants de lait. Ou bien la tête est nue et rasée, avec le seul toupet coranique au vent.

Présentés par les deux officiers qui nous accompagnaient, nous fûmes introduits près du pacha gouverneur. C’est chez lui que je pus, de mes oreilles, entendre courir en rigoles souterraines l’eau dont s’alimentait chaque maison et la ville ; héritage de la conquête romaine sans doute, comme beaucoup de choses en Afrique Mineure. Eau courante, tout-à-l’égout, rien ne manquait à ces demeures pour en assurer l’exquise netteté.

Le pacha nous fit passer la revue de ses troupes, soit cent hommes. Leur uniforme, pour copier ceux de nos soldats, était d’un rouge militaire. Leurs mouvements s’accomplissaient, ou presque, avec l’exactitude de chez nous.

Ces guerriers si ridicules et si touchants n’étaient-ils pas la manifestation d’une anxiété ? Essai d’équipement à l’européenne. Donc possible attaque à l’européenne ?…

Certes ! Un peu plus d’un an auparavant il y avait eu des représailles de notre part : un bombardement de la mosquée principale. C’est pourquoi force était au gouverneur, en dépit de « ses troupes », de tolérer nos visages d’infidèles dans ce coin de Maroc — un Maroc qu’on ne reverra plus.

Cependant, comme nous passions dans les rues avec nos six goumiers et nos deux officiers, il ne nous fut pas difficile de constater la sourde hostilité qui nous accueillait. Quelques patriarches assis devant leurs maisons et devisant avec des gestes salomoniques affectèrent de ne pas nous voir. De même fit la fillette de quelque sept ans qui lavait à la fontaine, robe retroussée, et trempant ses bracelets de cheville dans l’eau. Cette gamine eut la fierté de ne pas même lever la tête. Les femmes, elles, si bien voilées que la moitié d’un de leurs yeux tout juste brillait à travers les étoffes blanches, nous tournaient brusquement le dos, la face contre le mur. Leurs longues loques pâles leur faisaient des traînes dans la poussière. Et, longtemps après que nous étions passés, je pouvais de loin les voir, en me retournant sur mon cheval, garder, immobiles, leur attitude ennemie. Enfin, aux abord de la mosquée principale, un subit rassemblement d’hommes se forma sur la place, tous parlant à voix basse, avec des regards qui ne pouvaient tromper sur leurs sentiments et peut-être leurs intentions à notre égard.

— Il vaut mieux ne pas approcher plus près… dit simplement un des officiers.


Dans les villages, toujours ces maisons en argile séchée au soleil. Bien irrigués étaient les jardins. Des arbres fruitiers dépassaient en désordre les murs fauves que nous longions. Paix et prospérité. Mais, de temps à autres, une tour crénelée, faite aussi de terre cuite, s’élevait, médiévale et méfiante. Jour et nuit se tenait dedans un guetteur. Son rôle, pendant des âges, avait été d’observer l’horizon d’où peut surgir quelque horde en quête de razzia, tentée par la richesse des eaux, des vergers et des moissons. À présent il guettait peut-être pire…

Je ne sais plus comment J. C. Mardrus et moi nous trouvâmes isolés tous deux sur cette hauteur d’où l’on découvrait tant d’espace. Je n’avais jamais vu, ne revis jamais pareille oasis, véritable, épaisse forêt de dattier de toutes tailles. Un collier de montagnes l’entourait, et le mot collier est celui qu’il faut pour dépeindre de telles pierreries géantes. Ces montagnes, une bleue, une rose, une mauve, une verte, une d’or, formaient un cercle magique, nuances et contours de féerie.

Nous restâmes longtemps silencieux devant cela. Rien d’humain ne venait gâter notre admiration. Malgré la ville et les villages, pas un bruit, pas une fumée. La paix dans les palmes.

Mais il fallait songer à retrouver nos compagnons. En redescendant vers la ville soupçonneuse : « Voilà donc, me disais-je, la genèse d’une colonie. De bien près nous l’aurons vue se disposer à naître. Quand le Maroc sera sur nos cartes, ânonné par les enfants des écoles, je serai fière d’avoir, même d’un si rapide coup d’œil, connu quelque peu de ce que pouvait être ce pays au temps de sa liberté, de sa virginité. »