El Arab, l’Orient que j’ai connu/Béni-Ounif

La bibliothèque libre.
Lugdunum (p. 110-113).

Béni-Ounif

De ce bureau arabe de Béni-Ounif et aussi d’autres milieux militaires du Sud, je conserve des impressions qui deviennent représentatives d’époques périmées, aujourd’hui qu’est partout abolie la solitude de l’être humain. Car, fût-il Robinson Crusoë, dès l’instant qu’il possède un poste de T. S. F. l’isolement complet de l’exilé cesse d’exister, les voix de la terre entière étant à portée de son oreille.

La pathétique pièce de René Lenormand, Le Simoûn, je puis dire que j’en ai vu vivre les éléments pendant ce voyage sévère entre notre Algérie et le Maroc encore libre.

Certes, il ne s’agissait plus de palaces, de touristes et d’Ouled Naïl. Curieux de tout voir, nous n’avions permission de circuler qu’escortés de six goumiers bien armés, et, dès le crépuscule annoncé, ces cavaliers arrêtaient d’un mot n’importe quelle silhouette rencontrée. « Achkoûn ?… » (Qui va là) ? Et le questionnaire commençait.

Les Arabes, dans les villages, n’allaient au marché que le fusil au dos. Les pauvres gares, quand un semblant de chemin de fer descendait jusque-là, braquaient un canon à chaque angle de leurs terrasses. Dans un des petits postes que nous visitions, une négresse pas très jeune circulait parmi les spahis. « La seule femme de la région », nous apprit-on. Ailleurs, un vieil Arabe d’Alger, devenu fou, grommelait de sombres incohérences à l’adresse d’on ne savait qui, mais, chose déconcertante, en français. Nulle part la moindre trace de gaieté ; mais la concentration des esprits de tous ordres sur une donnée unique.

À l’intérieur du bureau, la table des officiers était plus que frugale. Des conserves surtout. Et j’entends encore la voix ironique de Lyautey :

— Voulez-vous de notre dessert en bois ?

C’était la poignée de vieilles noisettes dont la plupart creuses.

La tenue de ces officiers avait de quoi surprendre. Dans l’armée, il n’était pas encore question d’uniformes kaki. On était au rouge, au noir, au bleu, à des plumets de couleur, dolmans soutachés et dorures. Que restait-il de tout cela dans ce poste du bout du monde ? Chaussés de bottes arabes en filali rouge, ayant troqué la culotte réglementaire contre du gros velours brun, portant la plupart du temps le casque colonial, à peine si ces messieurs figuraient encore des officiers français. Le général m’ayant par jeu nommée lieutenant de spahis, mon costume de petit garçon fantaisie était tout juste un peu moins militaire que les leurs.

Ils s’amusèrent à me faire tirer au fusil Lebel (aïe dans l’épaule !), une distraction tout à fait dans le style de l’endroit. Mon plus grand souci, d’ailleurs, était de rester vraiment ce petit garçon qui n’entrave pas les évolutions du masculin guerrier. L’évanouissement et les manches de tulle étaient déjà loin. Je possède les photos prises par J. C. Mardrus pendant ces séjours plutôt rudes. J’ai l’honneur de porter sur l’une d’elles le manteau de commandement de Lyautey, prêté pour la circonstance. Après cela pouvais-je ne pas suivre gaillardement les officiers qui nous emmenaient avec eux ?

Un jour, l’unique jument de la chevauchée ayant été placée en tête (c’est pour mieux entraîner les étalons qui la suivent), le mien, surexcité, m’envoya dans la figure un tel coup de tête que je crus toutes mes dents de devant cassées. Ne voulant pas arrêter notre élan, je pris sur moi de ne rien dire, de sorte que personne ne s’aperçut de ce petit accident. Je ne le révélai que le soir, après des heures sous le dur soleil, avec la bouche tuméfiée et bien douloureuse.

Après mes voyages à travers sables ou montagnes, illustrés de bien d’autres aventures passées également sous silence, j’ai pu pendant des années me vanter de savoir changer à volonté de monture, affronter des chevaux dont j’ignorais tout, monter des selles impossibles, raccommoder avec de la ficelle l’étrier ou la sangle arabe qui vient de casser sous soi. De même, lors de notre passage dans le Sud, appliquée à n’être jamais gênante, je ne protestais nullement quand il fallait prendre de ces trains au ralenti comme il en traînait quelques-uns dans l’Atlas, ou même cette drésine, machine à transporter les cailloux, qui se faisait parfois attendre jusqu’à trois heures du matin.

Je me souviens d’avoir demandé par hasard un jour : « Pour combien de temps sommes-nous dans ce drôle train ?…

« Pour quarante heures », me répondit mon mari.


Le jour même où nous quittions Béni-Ounif pour nous diriger vers le Figuig, on vit arriver dans le bureau arabe, retour de six mois de reconnaissance dans des régions peu sûres, ce petit lieutenant français dont le visage, devenu presque noir, s’enveloppait harmonieusement de mousseline musulmane.

Combien je fus et reste frappée par celui-là ! Hébété de se retrouver parmi ses compatriotes et dans un milieu qui sentait tout de même la civilisation européenne, on aurait dit qu’après ses six mois de vie nomade en la seule compagnie d’Arabes, il ne parvenait plus à parler sa langue maternelle. Les muscles de ses joues, je me rappelle, avaient des frémissements nerveux, ses yeux bleus se détournaient, ses paroles s’embarrassaient. Brusquement il s’assit devant le vieux piano qu’on oubliait dans ce coin, geste comme involontaire, et se mit à chanter en s’accompagnant l’Ich grolle nicht de Schumann avec une inspiration déchirante, comme s’il eût voulu sangloter dans cette musique tout ce qu’il ne pouvait pas dire de ses nostalgies pendant son trop long déracinement.

Nous dûmes partir. J’ai regretté longtemps de n’avoir pu que pendant quelques minutes assister à la réadaptation du petit lieutenant tragique.