El Arab, l’Orient que j’ai connu/Tunis

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Lugdunum (p. 13-38).

I

Premier Islam

Tunis

En 1904, à Marseille, je m’embarquais avec le docteur J. C. Mardrus pour Tunis. Ce n’était pas de tourisme qu’il s’agissait. Outre certains documents coraniques que mon mari projetait de chercher dans les milieux musulmans, nous souhaitions tous deux oublier pour un temps Paris et la littérature.

J. C. Mardrus, avant notre mariage, avait déjà fait ce qu’on appelle le tour du monde ; cependant il ne connaissait pas l’Afrique du Nord. Moi je ne connaissais rien du tout. De part et d’autre nous levions l’ancre pour de la nouveauté.

Tunis sait fort habilement ménager ses surprises. Le port, le parcours vers les hôtels, la ville française tout entière, cette arrivée ne laisse rien deviner. Aucune émotion. Mais Bab-el-Bahr ou « Porte de la Mer » sépare le monde arabe du monde européen. Passée cette porte, après quelques pas à travers le quartier maltais, on se trouve en plein Islam. Je ne crois pas qu’on ait rien changé, depuis, à ce contraste sensationnel.

En 1904, pénétrer dans les souks, étroites rues couvertes, ombre fraîche étoilée de ronds de soleil, c’était faire tout éveillé ce rêve : se trouver transplanté sans transition dans un monde embaumé de jasmin et de rose. Même en dehors du souk des parfums, ces essences imprégnaient la succession de boutiques de toutes couleurs, disons plutôt d’échoppes, où chaque marchand était assis en tailleur à même son étalage, les plus âgés, à force de macérer, immobiles, dans ce clair-obscur odorant, devenus de cire sous leur turban blanc, moins blanc que leur barbe blanche.

La foule serrée qui circule comme elle peut dans les deux sens, animée et gutturale, est, de même que les marchands, vêtue de ces robes masculines aux nuances tendres qui sont la marque particulière de la Tunisie. Du rose au jaune pâle et du jaune pâle au vert amande, sans parler d’autres douceurs, ce sont les coloris mêmes de la pâte de verre. Ces beaux personnages ont les yeux fardés au Kohl et portent à l’oreille une fleur très longue de tige, œillet, jasmin ou rose, qui n’a d’autre destination que d’encenser leurs narines pendant qu’ils vaquent indolemment à leurs affaires.

Le féminin est beaucoup moins enthousiasmant. Les Musulmanes de Tunis sont en général trop grasses, ce qui fait, d’ailleurs, l’admiration de tous, et c’est fort lourdement que les enveloppe le sévère voilage de la région. Ceci veut dire, émergé d’un sombre paquet sans forme, ce visage en toutes lettres muselé par une épaisse et courte étoffe noire, visage où les yeux ont juste de quoi vivre entre un tel bâillon et le voile de tête dont est barré le front presque jusqu’aux sourcils.

Il s’agit là de femmes de la classe inférieure. Les autres, je le constaterai par la suite, ne se risquent pas volontiers dehors. Elles ne sortent presque toujours que dans des landaus fermés dont les stores aux tons vifs sont baissés, et, si elles ont à marcher dans la rue, doivent pour se diriger et, par conséquent, regarder leurs pieds, soulever à deux mains un long voile (encore et toujours du noir) qui va de leur front jusqu’à leurs chevilles.

Je ne tardai pas à savoir que, pour atteindre à l’idéal rêvé, certaines de ces dames se résignaient à vivre dans les ténèbres qui blanchissent le teint, à s’y gaver de nourritures qui font obtenir le maximum d’obésité.

Au bout de dix minutes, sollicités sinon harcelés par les marchands, nous avions choisi de nous arrêter à la boutique de celui-ci, dans le souk des tapis. Il nous fit aussitôt entrer avec paroles et saluts, offrit des sièges, et, sur un signe, le café nous fut apporté.

On connaît le café turc, les petites tasses dans lesquelles il est servi, la mousse brûlante dont se recouvre sa surface, la poudre accumulée au fond. Mon mari m’enseigna la manière de le boire, c’est-à-dire en humant avec bruit cette mousse tout en évitant les secousses qui feraient remonter cette poudre. Les cigarettes vinrent à leur tour. Le marchand ne se taisait plus. Il faisait en français l’éloge de ses tapis, déroulés devant nous par deux employés qui me semblaient un conte de Schahrazade.

Dehors, le va-et-vient du souk continuait à chatoyer. Souvent, dans la lente bousculade, des jeunes hommes en belles robes, ornés d’une rose, passaient à deux, accrochés par le petit doigt, démarche balancée et paresseuse. Écartés l’un de l’autre, ils ne causaient pas, ne se regardaient pas. Une paire d’amis en promenade.

Tout à coup J. C. Mardrus se décida. C’était la première fois que je l’entendais parler arabe. Je tressaillis. Dans ce décor qu’on eût dit suscité par lui-même, il devenait brusquement un autre homme, un autre mari.

Le marchand avait tressailli comme moi. Je ne pouvais encore m’en rendre compte à ce moment : J. C. Mardrus parle un arabe magnifique, sortilège pour les musulmans si profondément atteints par la beauté du verbe. (C’est peut-être à cause de sa langue éblouissante que le Coran s’est enraciné pour toujours dans les cœurs islamiques.) Il était donc naturel qu’au pays barbaresque, qui ne connaît qu’un assez mauvais arabe, entendre un tel parler dans la bouche d’un Roumi produisît l’effet magique que je vis pendant tant d’années se renouveler devant moi.

Cependant, tandis que la conversation se poursuivait, aussi merveilleuse pour moi qu’inintelligible, les tapis s’étalaient de plus belle à nos pieds. Le marchand se doutait fort bien que nous n’en achèterions aucun. Mais, comme tous ses collègues, il avait l’habitude de multiplier pour rien ses peines et ses grâces. Cela fait partie du commerce comme les cigarettes et le café. Sait-on jamais ? La réussite est peut-être au bout de toute cette affabilité.

Le client, s’il est oriental aussi, répond à l’étalage de la marchandise, nonobstant un si bel accueil, par des mines dégoûtées, surtout s’il a l’intention d’acheter. Jeux de félins… S’il est Européen, à nous la bonne affaire !

Les Arabes ont en eux ce que ma longue expérience me fait maintenant appeler, comme je l’ai dit dans mes mémoires, « la case du merveilleux ». Le pêcheur qui jette son filet dans la mer ne serait pas tellement étonné d’en ramener le vase de cuivre du roi Salomon, lequel contient un génie enfermé là-dedans depuis des siècles, et qui deviendra son esclave. Le laboureur, de même, ne cesse d’espérer confusément que sa charrue va déterrer le sac de perles qui le fera riche en un jour. Alors, un tapis qui ne vaut pas cent francs, pourquoi pas essayer de le faire payer mille francs à des Parisiens qui passent ? C’est peut-être aujourd’hui qu’Allah m’a écrit le commencement de la fortune ?

« Canaille ! » pense le Roumi. Je réponds, moi : « Poète ! » Entre ces deux appréciations se place toute la psychologie que trop de colons et d’administrateurs ne comprennent pas. S’ils connaissent l’âme arabe, ils sauraient que, sur l’horloge orientale, même quand elle avance outrageusement, on a tout de même l’heure exacte — avec un petit calcul.

La suite de mes souvenirs montrera par ailleurs que cette poésie innée qui sert quand il le faut la duplicité des Arabes a parallèlement ses noblesses, élégances et générosités, grandeur naturelle à cette race sur laquelle l’Occident ferait si bien de prendre quelquefois modèle.

En sortant du souk des tapis, ce tout premier jour, nous voici visitant celui des savetiers, puis celui des bijoutiers, puis…

Après avoir voyagé dans quatre parties du monde, je suis obligée d’en convenir : ce n’est que dans les souks de Tunis que j’ai, quand c’était dimanche, jour ennuyeux par toute la terre, oublié que c’était dimanche.

Au bout de quelques semaines j’avais pris peu à peu l’habitude, mon mari restant à l’hôtel pour travailler, de me promener sans lui tous les matins dans la blanche Tunis arabe, cette coquille compliquée. C’est une impression assez extraordinaire que d’errer complètement seule dans une ville non européenne dont on ne connaît rien, dont on ignore et la langue et les coutumes. Je crois bien que, dans ces petites rues tortillées, je me perdais presque tous les jours. Peut-être était-ce ce que je cherchais.

De ces pérégrinations au hasard je n’ai bien retenu que ceci : je le revois, l’étroit carrefour éclatant de chaux fraîche et de lumière où je tombai, par un matin d’avril sans chaleur, sur quelque trente mendiants en burnous entassés dans le même angle de muraille. Pas d’autre humanité que celle-là.

Comme je m’arrêtais à regarder curieusement ces êtres blancs, aussi serrés les uns contre les autres que des moutons dans un parc, je les vis, pour déranger le moins possible leur repos accroupi, se traîner insensiblement et non sans coups de coude d’un seul côté de cet angle. Je compris alors qu’ils étaient tous les trente aveugles et que, ce qu’ils faisaient, c’était quitter leur pan d’ombre pour chercher à tâtons le soleil.

Pendant tout le temps qu’il faudrait, peut-être des heures, sans impatience ils attendraient en se chauffant que s’entrouvrît enfin la porte dérobée de ce palais, simple cube de blancheur, que je n’avais pas d’abord remarqué. C’était des habitués. Quand le moment viendrait l’aumône descendrait sur eux, je le sais à présent, cette aumône musulmane si large en même temps que si cachée, seule magnificence orientale qui ne soit pas ostentatoire parce qu’elle est dispensée aux pauvres, comme parle le Coran, « rien que pour le visage d’Allah. »

Cette période d’investigations solitaires dans les petites rues à la chaux de Tunis m’a permis de découvrir quel monde sépare ceux qui parlent l’arabe de ceux qui ne le parlent pas. Bien avant mon initiation à la langue de Mohammad, initiation qui ne commença qu’après plusieurs mois de séjour, j’étais à même d’établir la différence entre mes matinées toute seule et mes après-midi dans la compagnie de J. C. Mardrus. Car nous ne sortions pas une fois ensemble qu’il n’y eût pour moi quelque singulière ou charmante chose à retenir de nos courses à travers cet Islam auquel, sans mon mari, je n’eusse évidemment rien compris.

Le magique docteur des Mille Nuits et une Nuit, sitôt en pays arabe, y suscite, rien qu’en passant, de l’inattendu. Subjugués par son autorité, par l’écrasant avantage qu’il a de parler mieux qu’eux, peut-être aussi par je ne sais quel fluide de grand poète oriental émané de lui, les musulmans non européanisés sont d’instinct prêts à l’écouter, à le suivre, et j’ai bien souvent pensé qu’en d’autres époques il eût, sur un signe, déchaîné la guerre sainte en pays d’Islam.

Que de fois j’ai vu, dans les diverses géographies par nous parcourues, des bandes d’Arabes marcher derrière lui, tapant dans leurs mains et criant : « Pourquoi celui-là n’est-il pas notre gouverneur ? »

Dans les rues indigènes de Tunis, cela donnait quantité de petites aventures qui, sans attendre, m’éclairèrent et sur la mentalité musulmane et sur celle de mon mari, mentalité que je n’avais pas tout à fait saisie tant que nous étions restés en France. De sorte que je puis dire que, si c’est lui qui m’a fait comprendre les Arabes, ce sont les Arabes qui me l’ont fait comprendre.

Ici je rapporterai, tels qu’ils se présentent à ma mémoire, mes plus caractéristiques souvenirs de Tunis, échelonnés sur deux ans de résidence en cette inoubliable ville.

Sur la place Halfaouïne que j’ai particulièrement aimée pour sa gaieté, son grouillement, son aspect éminemment arabe, nous passons un moment de notre après-midi dans un petit café maure. Parmi la foule des clients aux yeux peints, aux oreilles fleuries, aux vêtures nuancées, vient s’installer un sidi visiblement peu riche qui, plein de précautions, place tout près de lui ce pot à fleurs où s’épanouit un plant de jasmin. Information prise : « J’emporte toujours mon jasmin avec moi pour qu’il respire l’air et regarde l’univers. »


Autre café maure, le soir. C’est le jour du conteur. À lui seul il représente, pour les musulmans, concert, théâtre et toutes autres attractions. (Je me doute que le pickup et la T. S. F. se chargent désormais de le remplacer.)

Monté dans une sorte de chaire, un sabre de bois à la main, environné soit de rires soit d’une attention palpitante, il raconte. Et, ce qu’il raconte, ce sont les Mille et une Nuits. La version de cet humble rhapsode est sienne comme est sienne celle de J. C. Mardrus, les contes arabes, de même que jadis les épopées d’Homère, continuant, en dépit de l’imprimerie, à se transmettre en Orient par tradition parlée.

Je n’ai jamais, mieux que ce soir-là, compris ce qu’était l’œuvre de mon mari.

Nous avons aujourd’hui l’autorisation de visiter la prison — celle des indigènes s’entend.

Dans un étroit et noir couloir à odeur de cave, c’est une succession de véritables cages, fermées devant par des barreaux. Dans chacune un Arabe est accroupi.

On nous apprend que cette ménagerie humaine n’est nourrie que par les soins des familles auxquelles les prisonniers appartiennent.

Interrogés, ceux-ci ne demandent pas mieux que de nous répondre. L’un après l’autre, avec une monotonie impressionnante, ils commencent tous par la même exclamation : « Ana mazloûme ! » c’est-à-dire : « Je suis un opprimé ! »

Ce mot-là, même en dehors des prisons, les musulmans sont toujours prêts à le dire. Souvenir atavique de longues tyrannies exercées par les puissants de leur race ? Fatalisme invétéré ? Même convaincus publiquement de leurs fautes, ils préfèrent, quand arrive le châtiment, n’en référer qu’à cette fatalité, la même qui leur fait vivre si royalement le mieux, supporter sans se révolter le pire. N’est-il pas arrivé que des condamnés à la potence aient, à Tunis même, aidé de leurs propres mains ceux qui, gênés par une malfaçon quelconque dans le maniement de la corde, ne parvenaient pas à la leur mettre au cou ?

D’autre part, avoir fait de la prison ne semble représenter, du moins chez les humbles, rien du tout d’infamant. Je me souviens, alors que je pouvais déjà comprendre ce qu’il disait, avoir entendu ce jeune serviteur arabe à qui, ne l’ayant pas vu depuis longtemps, nous demandions de ses nouvelles, nous raconter d’une seule haleine, avec le plus tranquille sourire : « Je me suis marié, mon père a été malade, ma sœur est fiancée, j’ai fait trois mois de prison, on m’a promis une place chez des Roumis. »

… À la dernière cage, un mouvement de recul me vint devant la sorte de tigre à figure d’homme qui se recroquevillait sauvagement tout au fond. « Il a tué son frère… » nous murmura notre guide.

Allait-il vraiment oser, celui-là, déclarer comme les autres qu’il était un opprimé ?

Certes !

Dès qu’il nous aperçut : « Ana mazloûme !… » gronda-t-il sans bouger de sa place.

Question :

— Et pourquoi es-tu un opprimé ?

Réponse :

— Parce que mon frère est mort.

J’étais un matin à l’hôpital Sadîki, beau comme une belle mosquée avec ses fines colonnes, ses arcs outrepassés à raies noires et blanches, institution française réservée aux Arabes.

Le chirurgien chef, un Parisien, a pensé qu’il serait intéressant pour moi d’observer la réaction musulmane devant son scalpel.

Après avoir vu chloroformer deux pauvres types pleins de terreur et de résignation, je vis entrer, calfeutrée dans ses longs voilages noirs, une jeune fille de bonne maison à laquelle il fallait enlever les amygdales.

Sortir du harem pour se voir dans un endroit pareil, devoir retirer son voile de visage devant un homme, subir une opération jugée effrayante, le tout ne faisait plus pour elle qu’une unique catastrophe. Que de temps et de patience pour la décider ! Dissimulée dans un coin, je suivais ses mimiques désespérées avec une pitié qui ne servait à rien. Cocaïnée, elle ne souffrit pas. Mais, à la vue du sang qui lui sortait de la bouche, elle se mit à pousser des hurlements d’égorgée. Or, m’étant avancée pour essayer de la réconforter de mon mieux par gestes à défaut de pouvoir lui parler, je vis dans son regard la plus ardente curiosité se juxtaposer à sa terreur convulsive. Ses yeux examinèrent un à un les boutons de ma veste de velours avec une avidité sans contrôle, malgré les larmes qu’elle continuait à verser, malgré les spasmes qui la secouaient. Et je jure que pas un détail de mon habillement ne fut oublié. Le tout sans cesser de hurler.

La capacité de concentration des enfants d’Ismaël ne comporte pas de longue durée. Même s’il s’agit de la chose la plus grave, ils ne résistent pas à ce qui vient les en distraire, fût-ce une futilité ; réaction simiesque propre aux Sémites, et qu’on retrouve, identique, dans l’autre branche de la descendance d’Abraham.

La période la plus brillante de ce que j’appellerai Tunis intrinsèque, c’est-à-dire arabe, est certainement (était, en tout cas) la période du Ramadan.

Tout le monde sait, je pense, que le Ramadan est le mois où l’Islam jeûne. Ce n’est pas le carême de chez nous. C’est strictement ne rien manger ni boire du lever du soleil à son coucher, et cela tant que dure le mois. Seulement quand la nuit est venue sont permises nourritures et boissons ; et si, dans le désert, le monde bédouin s’arrange de quelques dattes et d’un peu d’eau (répondant de la sorte à l’esprit du Coran), on se doute de ce que les villes, elles, déploient de fêtes et de festins pendant ces heures nocturnes où l’appétit et la gourmandise ont enfin le droit de se satisfaire après une interminable journée d’inanition.

Combien j’adorais ces nuits, leur joyeuse foule exclusivement mâle, burnous blancs ou robes colorées, les petits enfants amoureusement portés sur le bras paternal, tendant leurs mignonnes mains vers tous les clinquants dont brillait l’obscurité, et la rumeur rauque des voix surexcitées, et la chanson des marchands, et le nasillement d’une flûte primitive, et les souffles du vent poivré par les épices, et les petites boutiques illuminées de bougies où la pâtisserie arabe, gorgée de miel, étageait tant de gâteaux lourdement façonnés, chacun surmonté d’un œillet ou d’une rose !

L’annonce des réjouissances avait, à l’heure du couchant, rempli les cafés maures d’une foule impatiente aux yeux creusés de faim, de soif et de fatigue. La tasse de café déjà dans leur main droite, une fleur dans la gauche, on voyait tous ces hommes attendre la seconde imminente où le canon français, par un seul coup plein de solennité, ferait savoir à l’Islam que l’instant venait de sonner où, selon la formule consacrée, les yeux, dans le crépuscule à peine terminé, ne peuvent plus distinguer un fil blanc d’un fil noir.

Cette tasse brûlante ! Ce supplice de Tantale !

Un « ah ! » unanime et sourd salue le coup de canon. Toutes les bouches hument à la fois, tous les yeux rient. Et, maintenant, à nous la récompense de notre long héroïsme !

Une des grandes curiosités de Tunis pendant le Ramadan : Karagheuz. C’est le guignol arabe ou plutôt turc. Il faut, pour assister aux représentations, s’entasser avec les Arabes dans un étroit et long habitacle où, comme toujours, assimilés les uns aux autres, ils peuvent tenir cent cinquante alors que les Européens n’y trouveraient pas assez de place pour vingt personnes.

Pas de femmes là plus qu’ailleurs. Elles ne sauraient, de nuit, sortir des ombres du harem. Les enfants, auxquels ce guignol s’adresse exactement comme chez nous, sont collés à deux ou trois dans le giron de leurs pères. Et voilà la représentation. Elle est à peine racontable.

Ce sont des ombres chinoises. Karagheuz, grande vedette, est un petit personnage tout nu qui, formidablement armé par la nature, se jette sur tout ce qui passe à sa portée, femmes, hommes ou enfants. Si c’est une femme, elle se relève du rapide colletage, se secoue, et met au monde à l’instant même un nouveau-né criard.

Le reste de l’histoire ou plutôt des histoires est à l’avenant. Les enfants rient, leurs pères avec eux. Les uns ont cinq ans, les autres sont des hommes ; mais leur amusement est le même. Et, pas plus les uns que les autres, ils ne sont gênés par l’impudeur énorme projetée devant leurs yeux. Il n’y a pas d’innocence enfantine en pays d’Islam.

Le lendemain de telles nuits, c’était la cendre après la flambée. Le Ramadan diurne est assez lamentable à voir. Ce ne sont que gens qui, l’estomac creux, bâillent ou bien ont le hoquet, ouvriers en plein travail qui se couchent par terre pour dormir, figures de mauvaise humeur, regards mornes, intelligences refermées. La vie ne reprend son cours que venu le soir, tous les désirs de nouveau tendus vers la disparition du soleil.

Ce quartier maltais qu’on trouve à la Porte de la Mer vaut que je m’y arrête à cause des choses fantastiques qui s’y passaient et peut-être s’y passent encore.

Un avocat français de la ville me raconte. Il eut plusieurs fois entre les mains de ces procès qui tous se ressemblent avec quelques variantes, et dont voici le schéma presque toujours le même.

Famille maltaise. Petites économies péniblement amassées. Taudis grouillant d’enfants. Un matin, on frappe à la porte. C’est un Marocain, de ceux qu’on appelait jadis Maugrabins, aisément reconnaissables à leur type aux traits serrés, aux yeux rapprochés, au regard austère. La barbe régulière semble plus noire encore dans la lumière du capuchon blanc. Silhouette presque monacale, celle même des charmeurs de serpents qu’on voit sans cesse opérer place Halfaouïne ou ailleurs.

Celui-ci, du reste comme tous les Maugrabins, est sorcier et ne s’en cache pas, au contraire.

— Je sais, dit-il au père de famille, que, dans ta maison, existe un trésor dont tu ne te doutes pas. Il est à toi si tu m’écoutes.

À ces mots tous les yeux de la maisonnée se sont dilatés d’émerveillement.

— Que les enfants sortent ! Je dois rester seul avec vous deux.

La marmaille éliminée, commence la séance. Le lit ayant été repoussé, le couple ébaubi voit apparaître, et pour la première fois, une dalle munie d’un anneau de bronze. Le Marocain soulève la dalle et découvre un escalier qui s’enfonce vers des profondeurs insoupçonnées. Descente de cet escalier. Au bas des marches s’ouvre une caverne. Dans la caverne un amas, une montagne de pièces d’or. Deux nègres nus, brandissant une épée de feu, gardent le trésor.

— Je puis faire disparaître ces nègres, dit le Marocain. Mais il me faut trois jours de prières et d’incantations, et des encens coûteux. Il est juste aussi de me payer mes peines. Si vous avez de l’argent, donnez-le ! Dans trois jours le trésor est à vous.

Les Maltais, on s’en doute, donnent avec empressement leurs économies. Les trois jours se passent. De Marocain, point. Sous le lit, plus de dalle et plus d’anneau. Une semaine… Un mois… Toujours rien.

Et voici venir enfin l’heure du procès, si, par chance, on a pu mettre la main sur le sorcier, sur le puissant hypnotiseur qui peut faire voir à ses dupes tout ce qu’il lui plaît de leur faire voir.

Pour en finir avec la vie des rues :

À l’époque où nous y vivions, l’Islam de Tunis possédait deux marabouts que j’ai vus bien des fois de mes yeux stupéfaits.

Les marabouts représentent, pour les musulmans, des sortes de saints. Les uns, fort lucides, ne sont que particulièrement pieux. D’autres sont ou des idiots ou des fous, et leurs bizarreries se voient considérées comme un mystérieux souffle d’Allah. D’où l’immense respect dont on les entoure.

Les deux dont je parle exerçaient, chacun dans son rayon, une très grande influence religieuse sur le menu peuple. L’un habitait la rue du Pacha, l’autre une rue dont j’oublie le nom.

Celui de la rue du Pacha logeait dans une sorte d’armoire ménagée à même la muraille, quelque chose qui ressemblait assez au lit clos des Bretons.

Dos heures entières il y restait enfermé, parfaitement invisible derrière ses vantaux de bois rejoints avec soin. Puis, tout à coup, il les ouvrait à grand fracas et bondissait dans la rue.

Ainsi, fit-il, un jour que, justement, nous passions par là.

C’était un grand et maigre vieillard à longue barbe grise, aussi nu qu’un homme peut être nu, mais coiffé d’un magnifique et crasseux turban.

À peine surgi de son armoire, il jeta tout autour de lui des regards flamboyants, accompagnés de gestes qui semblaient des malédictions. Nous vîmes alors les passants, hommes et femmes, s’incliner très bas devant cet être, tout en faisant le simulacre de baiser l’ourlet de sa robe inexistante. Après quoi, toujours inclinés, ils reprirent leur marche avec des yeux remplis de vénération ; à quoi le vieux répondit furieusement par le mot Khara vingt fois répété, ce qui signifie M… — parfaitement !

Un peu plus tard seulement nous sûmes que ce mot était le seul et unique vocabulaire de ce saint, sa prédication et sa prophétie.

Il est vrai qu’on peut mettre tout dans ce mot-là, surtout en arabe où il sonne encore mieux qu’en français.


Le second marabout en disait un peu plus long, C’était un fanatique. Il avait fait serment, tant que les Français seraient en Tunisie, de ne jamais changer de vêtements ou plutôt d’en remettre à mesure un par-dessus les autres. C’est pourquoi les quelque vingt-cinq robes juxtaposées sur son corps finissaient par une pièce de calicot cousue avec peine autour de l’amas énorme d’étoffes qui l’habillaient et sous lesquelles il était impossible de reconnaître une forme humaine.

Je verrai toujours s’avancer entre les blanches demeures de cette rue dont je ne sais plus le nom, l’espèce de colossal édredon ambulant sous lequel marchaient deux pieds qui semblaient tout petits, tandis qu’en haut une tête minuscule s’enfonçait, branlante, dans le véritable nid d’hirondelles bavé par le saint sur l’épais rebord que formaient les vingt-cinq robes de son serment. Un homme et une femme le précédaient à chacune de ces sorties, marchant à reculons tout en balançant devant lui des encensoirs.

… L’un tout nu, l’autre trop vêtu, comment a fini cette paire extravagante, c’est ce que je n’ai jamais su.

Et nous voici dans les harems.

Pour commencer, entendons-nous une fois pour toutes au sujet de ce harem sur lequel, depuis tant de lustres, s’hypnotisent les Occidentaux.

Le harem n’est ni un décor d’opérette ni le mystérieux royaume de toutes les voluptés. Harîm, en arabe, veut dire ce qui est sacré. Traduisons : l’élément féminin d’une maison. Car le respect du musulman pour la femme est incommensurable.

Par ailleurs les lois coraniques ont prévu, pour sa protection, certaines choses que nous serions bien heureuses de voir édicter chez nous.

C’est ainsi qu’en Islam, la dot, contrairement à nos mœurs, est fournie non par la femme, mais par le mari. Nous le connaissons, ce petit sourire dont s’accompagne le vieux cliché « chez les Arabes le mari achète sa femme ». Ceci veut donc dire que, chez les Roumis, c’est la femme qui achète son mari. Quel est le mieux ?

Cette dot, de plus, reste acquise, même après divorce, à la famille de l’épousée, laquelle, tant qu’elle n’est pas remariée, touche également, et de droit, une pension alimentaire.

Aucune complication pour l’obtenir, ce divorce. Il suffit, devant le cadi, de prononcer la formule : « je te divorce par les trois fois » et c’est tout. S’il y a des enfants, le père, alors, prend les garçons et la mère les filles, solution fort logique puisque chacun conserve ce qui est à sa ressemblance.

Évidemment on voit, dans le bas peuple mahométan, des hommes frapper leurs femmes ou leur imposer des travaux d’esclave. N’avons-nous pas l’équivalent dans nos familles ouvrières où, trop souvent, la femme est un héros de courage et de labeur, alors que le mari n’est qu’un triste ivrogne qui boit sa paye et maltraite et sa compagne et ses petits ?

Mais regardons le monde musulman qui correspond à notre classe bourgeoise. Là, jusqu’à ces derniers temps du moins, l’épouse était non pas le coq mais la poule en pâte qui n’a qu’à se laisser vivre sans connaître aucun souci matériel. Et jamais de célibataires. De vieilles filles, point. Seules les chanteuses, parce que telle est leur fantaisie, déclarent avoir épousé la musique, et ne se marient pas.

Ces conditions de l’existence féminine, l’Islam évolué d’aujourd’hui ne les connaîtra forcément plus. Aux musulmanes qui votent, écrivent dans les journaux, font des conférences, sont féministes, la dure nécessité, désormais, de connaître nos responsabilités, nos difficultés ; à elles cet enfer qui s’appelle gagner sa vie.

N’ont-elles pas perdu quelque chose au change ? Elles ne sont plus « ce qui est sacré », l’être précieux et bien caché pour lequel la jalousie masculine voulait le mystère du harem et du voile de visage. Du reste, on ne nous l’a pas dit, mais, au moment de la vague de libération ordonnée par Kémal-Pacha, certaines dames turques ont préféré se suicider qu’entrer dans cette ère nouvelle qui les épouvantait.

Sait-on, pour un musulman resté de l’ancien régime, que la femme est si réellement « ce qui est sacré » qu’on ne doit même pas, entre hommes, se permettre de parler d’elle ? « Ta femme » est un mot qui ne se prononce pas, la dernière des grossièretés. En cas de maladie, par exemple, s’il demande à son intime ami des nouvelles de sa compagne, le musulman, tout en détournant les yeux, murmurera : « Comment va ta maison ? », ou encore : « Comment vont-ils. »

On comprend alors pourquoi chaque musulman se fait d’autorité le surveillant farouche en même temps que le protecteur de toute musulmane, même celle qui ne fait que passer dans la même rue que lui.

À Constantinople, avant Kémal Pacha, le moindre passant s’arrogeait le droit de gourmander vertement toute femme, voire de la plus haute caste, si son voile n’était pas assez strict ou sa tenue pas assez réservée.

… Élément féminin d’une maison. Donc, sans le savoir, les Roumis en ont tous, des harems. C’est l’épouse d’abord, ensuite les filles, la mère, la belle-mère, les sœurs, les tantes, même les servantes, tout un monde familial, qui n’a rien à voir avec l’imagination européenne.

Le harem peut également ne représenter qu’une unique femme. Quand on dit en arabe : « J’ai vu passer trois harems », cela veut dire tout simplement trois dames.

Il est vrai, selon le Coran, qu’un musulman a le droit d’avoir quatre femmes légitimes. Mais il est extrêmement rare qu’il en ait même deux, pour plusieurs raisons dont la principale est qu’il lui faudrait être bien riche pour s’offrir un tel luxe (c’est la même chose en Occident, d’ailleurs,) la première épouse n’admettant pas, dans les classes aisées, de vivre en commun avec la seconde. Donc deux installations, deux trains de maison. Que serait-ce s’il en fallait quatre ! Et quelles jalousies, en outre ! Il ne faut pas croire qu’une musulmane, dans son intérieur, soit si commode que ça.

Quand la première femme est reconnue stérile, il peut arriver pourtant que le mari s’en adjoigne une plus jeune. Mais c’est surtout dans le bas peuple qu’il use de ce droit, et alors tout s’arrange.

En effet il arrive presque toujours que la première épouse, si l’autre devient mère, adore et soigne l’enfant comme si c’était le sien. Car, la maternité, c’est, et dans toutes les classes, le souci majuscule, l’orgueil, la vanité des femmes de l’Islam. La première question par elles posée à l’étrangère qui vient les voir : « As-tu des enfants ? »

Que de mines consternées, que de hochements de tête apitoyés j’ai vus chaque fois que je leur répondais par la négative !

Les harems !… Ils sont loin de se ressembler tous à travers l’Islam, j’en ai su quelque chose. Ceux de Tunis, à l’époque où je les ai visités, avaient gardé bien de la saveur. Les femmes y portaient encore l’habillement légué par le passé. Pas de noir et pas de voiles quand on est à la maison. De larges et ballonnantes culottes de soie tombées jusqu’aux pieds, surmontées par un petit boléro brodé ; sur la tête un joli mouchoir multicolore. Femmes et jeunes filles évoluent dans ces pièces sombres, ces loggias prévues pour les chaleurs et qui s’ouvrent largement sur le patio, cour intérieure où quelque fraîche fontaine chante dans sa faïence aux vives couleurs, parmi les fleurs et dans l’ombre des arbres. En général, un vaste salon à l’européenne dans lequel on me faisait entrer était l’ornement principal et la fierté de la demeure. Là-dedans régnaient la symétrie la plus protocolaire, la plus réfrigérante atmosphère. Jusqu’à quatre immenses canapés se faisaient face, tendus de peluche écarlate ou vert cru, dont le bois doré, qu’on entretenait à l’état flamboyant de neuf, se contournait en lourdes sculptures ; et j’ai vu dans un de ces terribles salons douze armoires à glace identiquement pareilles et dorées aussi, sans rien dire des oiseaux mécaniques et boîtes à musique qui faisaient déjà prévoir la vogue des phonos et des postes de radio.

Pour me faire pénétrer au milieu de ces splendeurs, la dame qui me recevait, tout comme dans le reste de sa maison, entrait délibérément la première, forme pour nous déconcertante des us et coutumes de l’Orient, et qui correspond exactement à la loi grammaticale qui veut qu’on dise en arabe « moi et toi » et non pas « toi et moi ».

Comme je ne savais pas encore un mot de la langue, après les saluts, les sourires, la tasse de café, les douceurs sucrées, plus rien ne restait à faire que s’entre-regarder.

Des touristes françaises m’ont autrefois raconté qu’elles avaient été, dans les harems tunisiens, positivement déshabillées par les femmes, tant ces dernières avaient envie de voir comment étaient les dessous d’une Roumia. Je soupçonne que leurs façons d’être, sans doute effrontées, avaient, à mes compatriotes, valu cette mésaventure — qui ne m’arriva jamais.

J’en ai connu cependant une, et qui me laissa sur le moment assez suffoquée.

Dans un de ces harems se trouvait un piano. Les dames me demandèrent par signes de leur jouer quelque chose, et j’abordai sans me faire prier ce choral de César Franck où l’ampleur des accords arpégés force parfois la main gauche à passer par-dessus la droite pour atteindre la note la plus aiguë. Or j’avais à peine commencé ce geste qu’avec des éclats de rire unanimes toutes les femmes se précipitèrent sur moi, me prenant les mains et les tapant à tort et à travers sur les touches.

Prêté pour un rendu. Car, en réponse aux savantes modulations du chant arabe, combien d’Occidentaux manifestent par la plus inconvenante hilarité !

C’est une soirée de fiançailles dans le palais d’un saïed important.

Rien qui ressemble à ce qui se passerait chez nous en pareille occasion. Les fiancés de l’Islam ne se sont jamais vus, ne se verront qu’une fois le mariage accompli. Chacun est pour l’autre un être parfaitement inconnu.

Pourquoi se sont-ils choisis ? Question de convenances pour les familles, nécessité de se marier en vue la descendance — et même, quelquefois, amour, surtout de la part du fiancé.

Comment ?

Ce sont en général de vieilles parentes qui se chargent préparer l’union. Elles s’en vont, dans la famille du jeune homme, chanter les louanges de la jeune fille. Et quelle qu’elle soit, même grêlée ou mal faite, elles la dépeignent une petite merveille, portrait ratifié par la future belle-mère (qui l’a vue) si c’est l’intérêt de sa maison. Le jeune homme, alors, finit par devenir, selon le mot de l’Orient, « amoureux par l’oreille » et, de celle qu’on lui destine, fait l’invisible dame de ses pensées. Tant pis pour lui si le soir des noces est une déception.

Depuis que les Roumis s’en sont mêlés, la fiancée, elle, peut se documenter quelque peu sur son promis, puisqu’il n’est pas défendu (sans que soit vraie la réciproque), de lui montrer sa photographie. Et, même avant l’indiscret objectif, car la ruse féminine est en tous pays ingénieuse, la petite musulmane étant bien cachée derrière son moucharabieh, des yeux dévorants, sans qu’il puisse s’en douter, ont d’avance épluché des pieds à la tête celui qu’adroitement quelque vieille servante complice attira sous la fenêtre qu’il fallait.

Arrive enfin le soir des noces, l’instant follement désiré, si dangereux, où le bouillant mari va se présenter devant l’élue dont il ignore tout, regarder son visage, ce mystère dont il a nourri ses rêves.

Immobile, droite, hiératique sur son siège, elle l’attend, entourée seulement des femmes âgées de sa famille, un long voile multicolore et diamanté cachant une dernière fois sa petite figure d’enfant de onze ou douze ans, âge où les filles se marient. L’époux s’approche, relève ce voile, regarde, dissimule sans sourciller ou son désappointement ou sa joie, fait un pas de plus vers sa femme, et lui marche sur le pied.

Simple étiquette. Il montre ainsi qu’il sera le maître. La mariée répond en lui baisant la main, à quoi, respectueusement, il répond à son tour en l’embrassant sur le front.

Le reste ne regarde plus personne.

Et pourtant si ! La fête des noces continuant au sélamleck (élément masculin de la maison, contraire du harem), l’heure sonne, plus ou moins tard dans la nuit, où l’on présente à l’assemblée des hommes ce qui se nomme « l’honneur de la mariée », soit un linge où se voit la preuve péremptoire de sa virginité depuis un instant perdue.

…Dans ce palais où j’étais priée, la fête des fiançailles, comme toujours, était double, le sélameck réuni dans les jardins, le harem à l’intérieur.

Pour les hommes, musique, chants, boissons douces, cigarettes ; pour les femmes, les mêmes réjouissances, exactement.

Après saluts et bénédictions, mon premier étonnement, en pénétrant dans la grande salle où se passait la fête, fût de la voir encombrée de matelas jetés par terre n’importe comme, certains occupés par des dormeuses qu’éventaient lentement leurs négresses accroupies.

La Roumia qui m’accompagnait, bien que ne parlant presque pas l’arabe mais ayant longtemps pratiqué la Tunisie indigène, pouvait me donner quelques explications. J’appris donc que ces matelas n’étaient là qu’afin de permettre aux invitées d’y faire un somme quand elles en avaient envie ; car, pour assister à ces fastes nocturnes, celles qui demeuraient loin de Tunis étaient arrivées dès cinq heures du matin.

Dans un angle de la salle se groupaient les musiciens. Des hommes ?

— Oui, me dit ma compagne, mais regardez-les mieux. Ce sont tous des aveugles.

Au milieu d’eux, prépondérante, la chanteuse, une célébrité. Tel était son stupéfiant embonpoint qu’elle débordait de partout les coussins sur lesquels elle était installée.

— Est-il possible !… murmurai-je.

— Qu’est-ce que vous dites ? Le désespoir de sa vie est de n’être pas encore plus grosse : car, malgré tous ses efforts, elle n’a jamais pu parvenir à l’énormité de sa mère, une chanteuse comme elle.

Cependant les pâtisseries et les sirops circulaient. À la place d’honneur, les princesses beylicales. Mal à l’aise sur des fauteuils européens (peluche voyante et bois doré comme il sied), elles étaient trois, jambes de ci, jambes de là dans leurs pantalons bouffants, genoux remontés haut, pieds au-dessus du sol, babouches tombées par terre. Bien qu’ayant l’air de s’ennuyer à mort elles s’amusaient au contraire beaucoup, me fût-il affirmé. Leurs précieux habillements étincelaient de bijoux magnifiques. Elles avaient un rond de rouge vif à chaque joue ; leurs sourcils, rejoints par un trait de peinture, ne formaient plus qu’un seul immense sourcil au-dessus des yeux à l’antimoine ; leurs dents avaient été soigneusement enduites d’un brillant vernis noir.

Comme allait commencer la musique, je m’informai de la fiancée. Pourquoi ne l’avait-on pas encore aperçue ?

— Venez la voir !

Dans une toute petite pièce, en haut, elle était enfermée en pleine obscurité, les deux mains enfoncées dans des sacs de velours froncés aux poignets.

— C’est pour que le henné prenne sur ses ongles…

— Mais pourquoi seule dans l’obscurité ?

— Parce que c’est comme ça.

La Roumia n’en savait pas plus long. Il me fallut bien des mois, mais je finis un jour par connaître la vraie réponse à ma question.

La fille qui va se marier bientôt doit manifester une sorte de pudique honte qui, de même qu’elle l’éloigné des fêtes, lui commande, entre autres choses, de détourner la tête ou de baisser les yeux chaque fois qu’elle se trouve devant son père. Question de bienséance.

Ainsi, de toute cette soirée donnée en son honneur, la pauvre fillette ne voyait rien, sinon les silhouettes mal distinguées des invitées qui, de temps en temps, venaient comme nous la saluer. Victime consentante, elle acceptait sans en souffrir cet éternel protocole musulman dont, partout, sans cesse, se retrouve la rigueur séculaire, et sous les formes les plus inattendues.


Dans bien des harems j’ai connu bien des fêtes depuis cette toute première-là. Je crois qu’aucune ne me parut plus singulière.

Et Dieu sait pourtant ce que me réservait l’Égypte !

Pour terminer mes surprises de novice à travers les gynécées de Tunis, ce contraste plutôt violent.

Un jour que je me promenais seule parmi les tombes de Bab-el-Gorjani, l’adorable cimetière arabe dont je ne pouvais me lasser, des femmes, dans la rue qui le côtoie, me firent, avec sourires et salams, signe d’entrer chez elles.

Logis de pauvres. Murs à la chaux, terre battue, quelques coussins de cuir, un kanoûn ou petit fourneau de terre cuite. Au beau milieu de la pièce exiguë, un berceau, c’est-à-dire, suspendue au plafond par quatre cordes rejointes en une seule, une boîte carrée de bois qu’un seul effleurement suffit à balancer.

Un nouveau-né vagit dedans, emmailloté jusqu’au cou dans des couleurs brutales, du kohl aux yeux et deux ronds de fard sur les joues.

Devant la ravissante petite idole, mon enthousiasme s’exhale par l’un des seuls mots arabes que je connaisse déjà : « Djémîl !… » (Beau !)

À peine l’ai-je prononcé que, sans y rien comprendre, je vois les sourires et les salams se muer brusquement en regards et gestes de haine, le tout constituant de toute évidence une invitation à sortir le plus vite possible de ce harem.

J’avais à peine passé le seuil que des pierres, ramassées dans la poussière, m’avertirent qu’il fallait disparaître un peu plus rapidement que ça.

À la longue seulement j’eus le mot de l’énigme, n’ayant pas osé raconter mon aventure à J. C. Mardrus.

La vérité c’est qu’on ne doit jamais dire d’un enfant qu’il est beau. C’est attirer sur lui le mauvais œil. Si l’on veut exprimer son admiration, féliciter la mère, on murmure simplement : « Que Dieu te le conserve ! » Et tout monde a compris.

Cette terreur du mauvais œil, principalement en Égypte, a pour conséquence… les mauvais yeux. Car, à seule fin que la jalouse voisine ne puisse justement dire « il est beau ! » l’enfant (je parle de l’humble classe des Fellahines), reste, tant qu’il est en bas-âge, d’une saleté repoussante, et les yeux dévorés par les mouches. D’où l’ophtalmie purulente dont la terre des Pharaons est (ou fut, car tout a changé sans doute) affligée depuis des siècles, jusqu’à permettre cette constatation que j’ai connue courante : « Il n’y a pas d’yeux sains en Égypte. »

L’Égypte, le pays des beaux yeux s’il en fut, pourtant !


Je quitte à présent Tunis, mais non la terre tunisienne. Car voici Carthage.