El Arab, l’Orient que j’ai connu/Encore la Kroumirie

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Lugdunum (p. 82-86).

Encore la Kroumirie

Le mois de mai débutait à peine que nous étions déjà retournés en Kroumirie, une Kroumirie qui recommençait à devenir crépue, milliers de petites feuilles naissantes aux branches des chênes illimités.

Le coucou nous accueillait de ses deux notes moqueuses, appel mystérieux de la forêt. Toutes les fraîcheurs venaient en même temps au monde. La vie sentait bon. Nos chevaux étaient gais.

À l’une de nos premières sorties, comme nous arrivions au pas sur une petite prairie vallonnée, nous entendîmes, avant de rien voir, une voix arabe, masculine et fâchée, qui scandait on ne savait quelle violente réprimande du côté de ces buissons épineux. Deux bergers enfantins, un garçon et une fille, assis côte à côte sur un rebord de l’herbe, ne semblaient en rien s’émouvoir de cette colère si proche. Ils ne nous entendaient pas venir. Tunique courte, corde aux reins et turban blanc dont un coin retombait sur son épaule, le gamin jouait un instant sur la flûte de roseau qu’il venait de fabriquer comme ils font tous, puis s’arrêtait pour écouter la réponse de la seconde flûte, également son œuvre, qui roucoulait sur les lèvres de l’autre, une fillette déjà chargée de bracelets, amulettes et voiles tout comme les femmes adultes de sa tribu.

Cette églogue virgilienne ainsi surprise au cœur même du printemps s’interrompit à notre vue. C’est alors qu’ayant poussé mon cheval je pus, et avec quelle surprise, me rendre compte que l’Arabe en colère n’était pas autre chose qu’un bouc. Pendant que le berger et la bergère concouraient innocemment sur la flûte, ce mâle furieux, avec de véritables syllabes prononcées, et frappant du pied jusqu’à déraciner l’herbe, essayait de convaincre ou plutôt d’obliger une certaine chèvre du troupeau, celle de son choix, à céder à ses objurgations. Mais la chèvre, nymphe effrayée, s’était si bien enchevêtrée dans les buissons qu’elle en devenait inaccessible.

Ce matin-là, je le jure, outre la géorgique qui nous attendait, j’ai vu, barbe tremblante, œil de feu, sabot furibond, se profiler devant moi le terrible dieu Pan lui-même.

Voici, parallèlement à cette mythologie printanière, l’orage jupitérien qu’il nous fallut subir dans la montagne, un après-midi d’été que nous étions montés trop haut malgré les noirceurs accumulées d’un ciel sourcilleux.

Pour tout dire, nous fûmes tout à coup au centre, exactement, de cet orage, environnés d’éclairs dans un nuage de soufre, assourdis par le tonnerre qui nous bombardait sans une seconde de répit. Arrêtés d’eux-mêmes, braqués, nos deux chevaux couchaient les oreilles. Une décharge de grêlons plus gros que des noix nous attaqua si furieusement que force nous fut, pour éviter cent ecchymoses, de nous réfugier sous le ventre des chevaux.

Au moment où la foudre, à deux pas, tomba sur ce chêne, je revois mon mari me tendant la main sans un mot.

Étonnés de n’avoir pas été foudroyés, quand il nous fut possible de redescendre vers le village, nous vîmes, accourus à notre rencontre, tous les Arabes de la région, qui, bien persuadés de notre mort nous sachant là-haut, ne savaient plus comment manifester leur joie et leur émerveillement de nous constater sains et saufs.

La nuit venait de tomber à son heure après ce bref crépuscule africain auquel je mis tant de temps à m’habituer. Dans la tiède obscurité que toute la forêt aromatisait, que la lune commençait à bleuir, une envie nous était venue d’aller faire un tour à pied avant de nous coucher.

Nous étions encore sur la route qui traverse Aïn-Draham. Juste au moment de nous engager sous les chênes, un bond de recul nous arrêta tous deux ensemble.

Devant nous, déferlée jusque sur nos souliers, la mer. Ses vagues assez fortes écumaient en blanc jusqu’au bout de l’horizon. L’hallucination marine ne dura pas plus de quelques minutes. Ce fut le premier mirage de mes voyages.

Je n’avais pas été longue à remarquer que notre domestique Salah, comme tout musulman qui se respecte, exerçait autour de mes faits et gestes une surveillance soupçonneuse. Le harem du maître montrait à ses yeux (ou plutôt à son œil puisqu’il était borgne), un peu trop d’indépendance.

Si je montais seule à cheval pour aller chez nos amis Julia pendant que mon mari travaillait à sa table ; si je continuais un moment à chevaucher mon petit étalon au lieu de rentrer immédiatement, j’étais sûre d’apercevoir Salah, masqué par les branches, en train de m’observer sans savoir que je l’avais vu. Et si quelque service, à ces instants, le retenait près de mon mari (qui me le racontait ensuite en riant) : « Où est ta madame ?… » demandait-il sans oser rien de plus.

C’est ainsi que je le vis surgir à mon côté ce matin où, curieuse, d’assister à la fin d’une aventure surprise derrière mes rideaux, je m’étais de quelques pas éloignée de l’auberge et dissimulée derrière l’appentis qui lui faisait face. Car, dans cet appentis où l’on rangeait du bois et des outils, je savais quel malin personnage venait de se cacher.

On ne se doute pas en Europe de quelle intelligence et plus encore de quelle ironie sont capables les petits ânes de l’Afrique du Nord. Celui-ci, qui faisait partie d’un troupeau de vingt, venait de passer avec les camarades, tous écrasés d’une trop lourde charge de bois et poussés à coups de bâton par l’Arabe qui les conduisait. En regardant distraitement à la fenêtre j’avais, tout à l’heure, remarqué la manœuvre à peine croyable du dernier de ces ânes. Laissant les autres continuer la route, il avait poussé du museau la porte entr’ouverte de l’appentis, s’était introduit, restait là comme un sale gosse qui joue un bon tour.

L’Arabe allait-il s’apercevoir qu’il lui manquait un âne ? C’était ce dont j’étais venue m’assurer avec l’espoir que le rebelle ne serait pas repris.

Je pouvais déjà me faire comprendre, mon vocabulaire arabe s’étant chaque jour enrichi depuis notre arrivée en Tunisie. Je dis à Salah, puisqu’il se trouvait là : « Il y a un âne dedans ! » Mais je n’avais pas plutôt parlé que l’idiot rappelait l’ânier à grands cris. Et je dus assister, désolée, à la bastonnade qui s’ensuivit pour mon protégé.


L’ironie des ânes barbaresques ! Une autre fois c’est l’ânier qui, tour à tour, charge chaque bête de sa troupe d’énormes bûches dont l’amas s’élève toujours plus haut. À peine a-t-il terminé sa tâche que sa vingtaine d’animaux, avec un ensemble qui ne peut pas ne pas avoir été concerté, se secoue d’un seul geste et jette à terre tout le chargement.

Une autre fois encore, une troupe similaire s’arrête soudain au milieu de la route, et (les Arabes ne peuvent pas souffrir le braiment des ânes) tout le monde à l’unanimité se met à braire, pendant que l’Arabe affolé court de l’un à l’autre en s’écriant : « Ya kouffr méta’ el béhaïm ! » (Ô la mécréance des animaux !)

… Je devais plus tard faire la connaissance des ânes égyptiens, tout aussi fantaisistes que ceux-ci, mais sur le mode joyeux, car ils ne sont pas maltraités.

Ultime vision au pays Kroumir.

Sous un ciel de plein été, tumultueux, sanglant et rapide, une vieille Bédouine, à l’heure du couchant, s’avance à grands pas, et, véritable solfège, accompagne de son bâton frappant le sol la déclamation enrouée, sanglotante, qui ravage sa pauvre poitrine. Droit devant elle, seule au monde, environnée du tourbillon de ses voiles au vent, elle va sans rien regarder, toute à cette vocifération tragique où s’exprime, disciplinée par le rythme, son inconsolable douleur.

Quoi donc ?

Le village nous renseigne. Le misérable peu que possédait la vieille Bédouine vient d’être saisi par l’huissier français de la région, et c’est, ayant suivi son bien jusqu’aux limites du possible, vers son gourbi vidé qu’elle retourne, sous la tempête et dans le crépuscule qui, dans un instant, ne sera plus que de la nuit.

Dès le mois d’août nous quittions encore une fois la Kroumirie, allant voir Alger que des amis tenaient à nous faire connaître.