El Arab, l’Orient que j’ai connu/La Petite Kabylie

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Lugdunum (p. 89-93).

La Petite Kabylie

Je suis maintenant bien incapable de retrouver pourquoi, le mois de mai qui suivit, nous entreprenions la petite Kabylie plutôt que de reprendre la diligence pour Aïn-Draham et le pays Kroumir.

Nomadisme, sans doute.

Ce que je sais dans tous ses détails, c’est de quelle façon commença notre première incursion dans les montagnes du Thababor.

Dès les sabots de nos chevaux engagés sur la piste montante, un nouvel ouragan de mon mari, scandale coranique, se déchaîna, cette fois sur une seule tête, celle de notre guide, mince adolescent qui parlait Un peu le français.

Ne pouvant se douter de ce qu’était le Roumi qui venait de l’engager, et, malheureusement, habitué, de par un métier qui le mettait sans cesse en contact avec les coloniaux, aux sentiments que ceux-ci nourrissent en général pour ce qu’ils appellent « les Bicots », il crut bon s’exclamer tout à coup, sûr de nous faire plaisir :

— Moi pas croire Allah ! Moi manger cochon ! Moi boire vin ! Et allez donc, mon ami !

Malgré mes efforts, quel regret de ne presque rien saisir de ce qu’entendit ce malheureux garçon ! Je vis dans ses yeux s’allumer la flamme de fanatisme déjà surprise dans maint regard arabe. Écrasé mais conquis, pendant tout le reste du voyage il redevint plus farouchement musulman qu’aucun autre.

Si violemment commencée, l’ascension de la montagne se continua, presque en silence, par des fleurs ; tant de fleurs, et disposées par la nature en agglomérations si compactes en même temps que si bien séparées les unes des autres, qu’on eût cru des plates-bandes dessinées par un jardinier. Nos chevaux en furent ornés jusqu’au poitrail. Le guide descendait sans cesse de sa mule pour nous en cueillir. Et cela nous rappelait les traînes de feuillage et de clématite sauvage que tiraient derrière elles nos montures de Kroumirie, quand nous avions foncé tête baissée dans quelque verdure dont notre chemin se trouvait barré.

Bientôt j’eus la surprise de voir, dans les arbres de notre parcours, apparaître les premiers singes. Je n’en avais jamais vu qu’en cage ou dans des jardins zoologiques. Ceux-ci, de moyenne taille, libres autant qu’effrontés, nous faisaient comiquement la grimace. Mais les guenons, avec des gestes de femme, se dépêchaient de s’enfuir, emportant leurs petits dans leurs bras.

Plus haut, un sanglier débusqua dans nos jambes. Plus haut encore, juste avant d’arriver à la neige, ce fut un aigle qui prit son vol sous le pied même de mon cheval.

Plus de fleurs. En une seule après-midi nous étions donc passés du printemps à l’hiver.

Non loin de Bougie, notre si charmant port d’attache, ce fut un grand jour que celui qui nous amena, conte de fées, devant la grotte de Mansouria. Toutes les sirènes de la Méditerranée devaient, quand on n’y était pas, se loger dans cette immense coquille, mouillée d’algues, d’où l’on voyait

…s’ouvrir et se fermer de loin
Les mâchoires de la tempête,

dit le poème que j’écrivis le soir de ce jour-là.

Mais les grottes souterraines de Djijelli, depuis peu découvertes (par un hasard de la dynamite, je crois) ; encore impolluées ; refermées sur soi, dès qu’on y entre, comme les pétales d’un géant lis ; leurs stalactites et stalagmites éclatant d’une blancheur surnaturelle sous le magnésium ; leurs carpes aveugles remontées du fond des eaux ensevelies, retrouvant un embryon d’yeux pour sentir que la lumière, chose inconnue pour elles, vient de déchirer leur éternelle obscurité, — cette révélation d’un mystère caché depuis des siècles m’enthousiasma, m’enthousiasme encore quand j’y songe.

J’ai bien peur que, depuis plus de trente ans qu’eut lieu cette visitation, des mutilations, d’ineptes inscriptions d’amoureux, des ampoules électriques et (tout est possible), des réclames d’hôtels et autres n’aient à jamais chassé les âmes inconnues dont cette grotte sans tache était la demeure. Je n’irai certainement pas y voir, et tiens pas à le savoir.

Mais voici, je l’avoue, mon plus beau souvenir de la Petite Kabylie.

Après une longue montée dans le Thababor, nos chevaux demandant quelques instants de repos, nous obliquons, en dehors de la piste, vers cette prairie si verte et si haut perchée.

Gardant des chèvres, assis tout seul dans l’ombre des arbres, un berger d’une dizaine d’années… Encore une églogue ?

Je m’approche. Sa tunique est couleur de Tanagra ; blanc est son turban aux plis relâchés ; une seule boucle d’oreille, lourd pendentif d’argent, descend, à gauche, plus bas que son menton. Quel est le sang saharien qui court dans les veines de ce petit Kabyle ? Ses jambes et ses bras nus ont, de même que son visage, d’ardents reflets d’acajou. Ses paupières restant baissées, la courbe des cils noirs touche le haut de sa précieuse joue.

Arrêtée à contempler cette petite beauté, si foncée dans les pâleurs qui la drapent, je vois se relever lentement les paupières intimidées. J’en ai crié, peut-être. Alors que toute sa lisse personne, depuis les pieds d’or sombre jusqu’au sombre rideau des cils, exigeait des prunelles de velours noir, les yeux de cet enfant sont, en toutes lettres, deux immenses opales.

Je renonce à décrire l’effet stupéfiant produit par ce regard d’arc-en-ciel dans ce teint d’Afrique. Quelque chose de presque effrayant. La rencontre d’un petit dieu.

Appelant J. C. Mardrus :

— Écoute ! Écoute ! Maintenant il me faut ce petit garçon ! Je veux l’emporter à Paris ! Achète-le ! Prends-le comme groom ! Je ne sais pas, moi ! Je ne peux pas avoir trouvé cette merveille dans ce pré pour l’y laisser, tu comprends ? Mais regarde ! Regarde ses yeux !

— Extraordinaires, c’est vrai !

— Demande-lui pourquoi il a ces yeux-là !

Le petit répond. Il ne s’est jamais vu dans une glace. Il ne sait pas qu’il a les yeux clairs.


Hélas ! après quelques rires de J. C. M. devant mon exaltation, il fallut bien reprendre notre route — sans emmener le petit dieu.

Tout ce que j’avais d’argent sur moi, pour sa joie et sa stupeur, je le versai, du haut de mon cheval, dans ses longues mains d’idole. Son unique pendant d’oreille tremblait dans les molles ombres du turban blanc.

— Demande-lui ce qui lui ferait plaisir !

— Je voudrais, dit l’enfant divin en montrant du doigt, je voudrais une chose comme celle-ci, et aussi une chose comme celle-là.

C’est-à-dire les souliers jaunes à lacets de mon mari, plus — comble d’horreur — son faux-col.

… Ce fut bien mélancoliquement que je sentis, ce jour-là, progresser mon initiation à l’Orient tel qu’il est.

Quelque deux mois après, de Bougie à Blidah, de Blidah à Alger, d’Alger à Marseille, de Marseille à Paris départ, départ.

Mon premier Islam refermait déjà ses portes enchantées. Les voyages en pays musulman n’étaient pas encore, heureusement, près de finir pour moi.