Elle et Lui/lettre 1

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Calmann-Lévy (p. 9-12).



À MADEMOISELLE JACQUES.

Ma chère Thérèse, puisque vous me permettez de ne pas vous appeler mademoiselle, apprenez une nouvelle importante dans le monde des arts, comme dit notre ami Bernard. Tiens ! ça rime, mais ce qui n’a ni rime ni raison, c’est ce que je vais vous raconter.

Figurez-vous qu’hier, après vous avoir ennuyée de ma visite, je trouvai, en rentrant chez moi, un milord anglais… Après ça, ce n’est peut-être pas un milord ; mais, pour sûr, c’est un Anglais, lequel me dit en son patois :

— Vous êtes peintre ?

Yes, milord.

— Vous faites la figure ?

Yes, milord.

— Et les mains ?

Yes, milord ; les pieds aussi.

— Bon !

— Très bons !

— Oh ! je suis sûr !

— Eh bien, voulez-vous faire le portrait de moi ?

— De vous ?

— Pourquoi pas ?

Le pourquoi pas fut dit avec tant de bonhomie, que je cessai de le prendre pour un imbécile, d’autant plus que le fils d’Albion est un homme magnifique. C’est la tête d’Antinoüs sur les épaules de… sur les épaules d’un Anglais ; c’est un type grec de la meilleure époque sur le buste un peu singulièrement habillé et cravaté d’un spécimen de la fashion britannique.

— Ma foi ! lui ai-je dit, vous êtes un beau modèle, à coup sûr, et j’aimerais à faire de vous une étude à mon profit ; mais je ne peux pas faire votre portrait.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je ne suis pas peintre de portraits.

— Oh !… Est-ce qu’en France vous payez une patente pour telle ou telle spécialité dans les arts ?

— Non ; mais le public ne nous permet guère de cumuler. Il veut savoir à quoi s’en tenir sur notre compte, quand nous sommes jeunes surtout ; et, si j’avais, moi qui vous parle et qui suis fort jeune, le malheur de faire de vous un bon portrait, j’aurais beaucoup de peine à réussir à la prochaine exposition avec autre chose que des portraits ; de même que, si je ne faisais de vous qu’un portrait médiocre, on me défendrait d’en jamais essayer d’autres : on décréterait que je n’ai pas les qualités de l’emploi, et que j’ai été un présomptueux de m’y risquer.

Je racontai à mon Anglais beaucoup d’autres sornettes dont je vous fais grâce, et qui lui firent ouvrir de grands yeux ; après quoi, il se mit à rire, et je vis clairement que mes raisons lui inspiraient le plus profond mépris pour la France, sinon pour votre petit serviteur.

— Tranchons le mot, me dit-il. Vous n’aimez pas le portrait.

— Comment ! pour quel Welche me prenez-vous ? Dites plutôt que je n’ose pas encore faire le portrait, et que je ne saurais pas le faire, vu que, de deux choses l’une : ou c’est une spécialité qui n’en admet pas d’autres, ou c’est la perfection, et comme qui dirait la couronne du talent. Certains peintres, incapables de rien composer, peuvent copier fidèlement et agréablement le modèle vivant. Ceux-là ont un succès assuré, pour peu qu’ils sachent présenter le modèle sous son aspect le plus favorable, et qu’ils aient l’adresse de l’habiller à son avantage tout en l’habillant à la mode ; mais, quand on n’est qu’un pauvre peintre d’histoire, très apprenti et très contesté, comme j’ai l’honneur d’être, on ne peut pas lutter contre des gens du métier. Je vous avoue que je n’ai jamais étudié avec conscience les plis d’un habit noir et les habitudes particulières d’une physionomie donnée. Je suis un malheureux inventeur d’attitudes, de types et d’expressions. Il faut que tout cela obéisse à mon sujet, à mon idée, à mon rêve, si vous voulez. Si vous me permettiez de vous costumer à ma guise, et de vous poser dans une composition de mon cru… Encore, tenez, cela ne vaudrait rien, ce ne serait pas vous. Ce ne serait pas un portrait à donner à votre maîtresse… encore moins à votre femme légitime. Ni l’une ni l’autre ne vous reconnaîtraient. Donc, ne me demandez pas maintenant ce que je saurai pourtant faire un jour, si par hasard je deviens Rubens ou Titien, parce qu’alors je saurai rester poète et créateur, tout en étreignant sans effort et sans crainte la puissante et majestueuse réalité. Malheureusement, il n’est pas probable que je devienne quelque chose de plus qu’un fou ou une bête. Lisez messieurs tels et tels, qui l’ont dit dans leurs feuilletons.

Figurez-vous bien, Thérèse, que je n’ai pas dit à mon Anglais un mot de ce que je vous raconte : on arrange toujours quand on se fait parler soi-même ; mais, de tout ce que je pus lui dire pour m’excuser de ne pas savoir faire le portrait, rien ne servit que ce peu de paroles : « Pourquoi diable ne vous adressez-vous pas à mademoiselle Jacques ? »

Il fit trois fois Oh ! Après quoi, il me demanda votre adresse, et le voilà parti sans faire la moindre réflexion, en me laissant très-confus et très-irrité de ne pouvoir achever ma dissertation sur le portrait ; car enfin, ma bonne Thérèse, si cet animal de bel Anglais va chez vous aujourd’hui, comme je l’en crois capable, et qu’il vous redise tout ce que je viens de vous écrire, c’est-à-dire tout ce que je ne lui ai pas dit, sur les faiseurs et sur les grands maîtres, qu’allez-vous penser de votre ingrat ami ! Qu’il vous range parmi les premiers et qu’il vous juge incapable de faire autre chose que des portraits bien jolis qui plaisent à tout le monde ? Ah ! ma chère amie, si vous aviez entendu tout ce que je lui ai dit de vous quand il a été parti !… Vous le savez, vous savez que, pour moi, vous n’êtes pas mademoiselle Jacques, qui fait des portraits ressemblants très en vogue, mais un homme supérieur qui s’est déguisé en femme, et qui, sans avoir jamais fait l’académie, devine et sait faire deviner tout un corps et toute une âme dans un buste, à la manière des grands sculpteurs de l’antiquité et des grands peintres de la renaissance. Mais je me tais ; vous n’aimez pas qu’on vous dise ce qu’on pense de vous. Vous faites semblant de prendre cela pour des compliments. Vous êtes très-orgueilleuse, Thérèse.

Je suis tout à fait mélancolique aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi. J’ai si mal déjeuné ce matin… Je n’ai jamais si mal mangé que depuis que j’ai une cuisinière. Et puis on ne peut plus avoir de bon tabac. La régie vous empoisonne. Et puis on m’a apporté des bottes neuves qui ne vont pas du tout… Et puis il pleut… Et puis, et puis que sais-je ? Les jours sont longs comme des jours sans pain depuis quelque temps, ne trouvez-vous pas ? Non, vous ne trouvez pas, vous. Vous ne connaissez pas le malaise, le plaisir qui ennuie, et l’ennui qui grise, le mal sans nom dont je vous parlais l’autre soir, dans ce petit salon lilas où je voudrais être maintenant ; car j’ai un jour affreux pour peindre, et, ne pouvant peindre, j’aurais du plaisir à vous assommer de ma conversation.

Je ne vous verrai donc pas aujourd’hui ! Vous avez là une famille insupportable qui vous vole à vos amis les plus délicieux ! Je vais donc être forcé, ce soir, de faire quelque affreuse sottise !… Voilà l’effet de votre bonté pour moi, ma chère grande camarade. C’est de me rendre si sot et si nul quand je ne vous vois plus, qu’il faut absolument que je m’étourdisse au risque de vous scandaliser. Mais, soyez tranquille, je ne vous raconterai pas l’emploi de ma soirée.

Votre ami et serviteur,

LAURENT.

11 mai 183…