Elle et Lui/lettre 2

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Calmann-Lévy (p. 12-14).


À M. LAURENT DE FAUVEL.


D’abord, mon cher Laurent, je vous demande, si vous avez pour moi quelque amitié, de ne pas faire trop souvent de sottises qui nuisent à votre santé. Je vous permets toutes les autres. Vous allez me demander d’en citer une, et me voilà fort embarrassée ; car, en fait de sottises, j’en connais peu qui ne soient nuisibles. Reste à savoir ce que vous appelez sottise. S’il s’agit de ces longs soupers dont vous me parliez l’autre jour, je crois qu’ils vous tuent, et je m’en désole. À quoi songez-vous, mon Dieu, de détruire ainsi, de gaieté de cœur, une existence si précieuse et si belle ? Mais vous ne voulez pas de sermons : je me borne à la prière.

Quant à votre Anglais, qui est un Américain, je viens de le voir, et, puisque je ne vous verrai ni ce soir, ni peut-être demain, à mon grand regret, il faut que je vous dise que vous avez tout à fait tort de ne pas vouloir faire son portrait. Il vous eût offert les yeux de la tête, et les yeux de la tête d’un Américain comme Dick Palmer, c’est beaucoup de billets de banque dont vous avez besoin, précisément pour ne pas faire de sottises, c’est-à-dire pour ne pas courir le brelan, dans l’espoir d’un coup de fortune qui n’arrive jamais aux gens d’imagination, vu que les gens d’imagination ne savent pas jouer, qu’ils perdent toujours, et qu’il leur faut ensuite demander à leur imagination de quoi payer leurs dettes, métier pour lequel cette princesse-là ne se sent pas faite, et auquel elle ne se plie qu’en mettant le feu au pauvre corps qu’elle habite.

Vous me trouvez bien positive, n’est-ce pas ? Ça m’est égal. D’ailleurs, si nous prenons la question de plus haut, toutes les raisons que vous avez données à votre Américain et à moi ne valent pas deux sous. Vous ne savez pas faire le portrait, c’est possible, cela est même certain, s’il faut le faire dans les conditions du succès bourgeois ; mais M. Palmer n’exigeait nullement qu’il en fût ainsi. Vous l’avez pris pour un épicier, et vous vous êtes trompé. C’est un homme de jugement et de goût, qui s’y connaît, et qui a pour vous de l’enthousiasme. Jugez si je l’ai bien reçu ! Il venait à moi comme à un pis aller, je m’en suis fort bien aperçue, et je lui en ai su gré. Aussi l’ai-je consolé en lui promettant de faire tout mon possible pour vous décider à le peindre. Nous parlerons donc de cette affaire après-demain, car j’ai donné rendez-vous au dit Palmer pour le soir, afin qu’il m’aide à plaider sa propre cause et qu’il emporte votre promesse.

Sur ce, mon cher Laurent, désennuyez-vous de votre mieux de ne pas me voir pendant deux jours.

Cela ne vous sera pas difficile, vous connaissez beaucoup de gens d’esprit, et vous avez le pied dans le plus beau monde. Moi, je ne suis qu’une vieille prêcheuse qui vous aime bien, qui vous conjure de ne pas vous coucher tard toutes les nuits, et qui vous conseille de ne faire excès et abus de rien. Vous n’avez pas ce droit-là : génie oblige.

Votre camarade,

THÉRÈSE JACQUES.