Emma/LIII

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Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 378-387).



LIII


Les jours passaient ; les John Knightley et Henriette étaient à la veille d’arriver. C’était une perspective alarmante et Emma, en y pensant un matin, réfléchissait aux inconvénients du retour de son amie. M. Knightley entra sur ces entrefaites et elle mit de côté les pensées tristes. Après quelques minutes de conversation enjouée, il se tut et reprit ensuite sur un ton plus sérieux :

— J’ai quelque chose à vous dire, Emma ; une nouvelle à vous annoncer.

— Bonne ou mauvaise ? dit-elle en le regardant en face.

— Je ne sais trop.

— Bonne, j’en suis sûre. Je le vois à votre visage. Vous vous efforcez de ne pas sourire.

— Je crains, dit-il, ma chère Emma, que vous ne souriiez pas quand vous la connaîtrez.

— Vraiment ! mais pourquoi ? Je puis difficilement imaginer qu’une chose qui vous contente ne me satisfasse pas aussi.

— Il y a un sujet sur lequel nos avis diffèrent. Il s’agit d’Henriette Smith.

Emma rougit en l’entendant prononcer ce nom et appréhenda quelque fâcheuse révélation.

— Vous avez sans doute reçu une lettre vous-même ?

— Non, du tout. Je ne sais rien. Je vous en prie, mettez-moi au courant.

— Je vois que vous vous attendez au pire. Voici : Henriette Smith épouse Robert Martin.

Emma sursauta et elle fut sur le point de dire : « Non, c’est impossible » mais son regard seul trahit son étonnement.

— Robert Martin, reprit M. Knightley est venu m’annoncer son mariage ce matin. Je vois, mon Emma, que vous êtes affectée, comme je le prévoyais.

— Vous vous méprenez, répondit-elle avec effort. Cette nouvelle ne me rend pas malheureuse mais je ne puis y ajouter foi. Vous voulez seulement dire que Robert Martin a l’intention de demander, encore une fois, la main d’Henriette Smith.

— Je répète, articula M. Knightley avec décision : il a fait sa demande et il a été agréé.

— Est-ce possible ?

Emma se pencha sur sa corbeille et se mit à chercher une broderie afin de dissimuler les sentiments de bonheur et de soulagement qui l’agitaient, et ajouta :

— Eh bien ! Dites-moi tout. Donnez-moi les détails.

— Il y a une semaine, Robert Martin était à Londres pour affaires et je l’avais prié de se charger d’une commission pour John. Il porta lui-même à John les papiers que je lui avais confiés ; il fut cordialement accueilli et invité à accompagner toute la famille au cirque où l’on menait les garçons. Mon ami Robert Martin ne put pas résister à la tentation et il accepta. La partie fut extrêmement gaie. Mon frère lui demanda de venir dîner le lendemain et pendant la soirée Robert Martin trouva l’occasion de parler à Henriette : ce ne fut pas en vain. Elle l’a rendu, en l’agréant, aussi heureux qu’il mérite de l’être. Il est revenu hier, et ce matin, avant le déjeuner, il était chez moi pour me rendre compte de sa mission, et me faire part de son bonheur. C’est tout ce que je puis vous dire. Votre amie Henriette vous fera un récit beaucoup plus long ; elle entrera dans tous les petits détails que la femme seule sait rendre intéressants. Toutefois, je puis ajouter que Robert Martin paraissait très ému.

Emma n’essaya pas de répondre, elle était sûre qu’elle ne pourrait s’empêcher de manifester une joie anormale et il la croirait folle. Son silence étonna M. Knightley, et, après l’avoir observée quelques instants, il reprit :

— Emma, ma chérie, je crains que vous ne soyiez plus contrariée que vous ne voulez l’avouer. Je le reconnais, sa situation est un inconvénient ; mais si votre amie est satisfaite, c’est l’important, et je me porte garant que vous estimerez le jeune homme de plus en plus à mesure que vous le connaîtrez ; son bon sens et ses excellents principes vous satisferont pleinement. Vous ne pourriez désirer votre amie dans de meilleures mains. Si je le pouvais, je changerais le rang social de son prétendant. C’est beaucoup dire, je vous assure, car je tiens énormément à garder Robert Martin à Abbey Mill !

Il s’efforçait de la faire sourire et, se sentant maintenant maîtresse d’elle-même, Emma leva la tête et reprit gaiement :

— Ne vous donnez pas la peine d’essayer de me réconcilier avec ce mariage. Je trouve qu’Henriette fait extrêmement bien. Sa parenté n’est sans doute pas plus relevée que celle du jeune homme, et de toute façon elle lui est certainement inférieure au point de vue de la respectabilité et du caractère. C’est la surprise qui m’a fait garder le silence. J’avais des raisons de croire, tout dernièrement encore, qu’elle était bien éloignée de penser à lui !

— Vous devez connaître votre amie mieux que moi, reprit M. Knightley, mais, si je ne me trompe, c’est une aimable et tendre personne : elle ne doit pas être portée à se montrer cruelle envers un jeune homme qui lui fait l’aveu de sa passion.

— Sur ma parole, vous la connaissez à merveille. Mais, Monsieur Knightley, êtes-vous bien sûr qu’elle l’ait accepté définitivement ? N’avez-vous pas mal compris ? Vous avez parlé de beaucoup de choses : affaires, exposition de bestiaux, nouvelles méthodes ; peut-être ses affirmations catégoriques ne concernaient-elles pas l’acceptation d’Henriette, mais les dimensions de quelque taureau fameux.

— C’est un peu fort ! reprit M. Knightley en riant, prétendriez-vous insinuer que je ne comprends pas ce qu’on me dit ? Il n’y avait pas, je vous assure, d’équivoque possible. Je crois pouvoir vous en donner une preuve ; il m’a demandé mon opinion sur les démarches à faire ; il comptait s’adresser à Mme Goddard pour avoir des éclaircissements sur les amis d’Henriette. Je ne puis qu’approuver. Il doit aller chez Mme Goddard aujourd’hui même.

— Je suis parfaitement satisfaite, reprit Emma en souriant de bon cœur, et je leur souhaite sincèrement tout le bonheur possible.

— Vous êtes bien changée depuis notre dernier entretien.

— Je l’espère ; dans ce temps-là j’étais stupide !

— De mon côté, j’ai modifié mon opinion. J’ai souvent causé avec Henriette ; par égard pour vous et par intérêt pour Robert Martin, je désirais la mieux connaître. J’ai quelquefois eu l’idée que vous me soupçonniez de plaider la cause du pauvre Robert Martin : ce n’était pas le cas. Après l’avoir bien observée j’ai acquis la conviction que c’est une aimable et simple créature, avec d’excellents principes, et mettant son bonheur dans les affections et les devoirs de la vie conjugale. Elle vous doit sans doute en partie les progrès réalisés.

— Moi ! reprit Emma, en secouant la tête. Ah ! pauvre Henriette !

Néanmoins, elle se contint et supporta patiemment cette louange imméritée.

À ce moment, M. Woodhouse entra et leur conversation prit fin. Emma ne le regretta pas, car elle désirait être seule.

Cette nouvelle l’avait mise dans un état d’agitation qui lui enlevait sa présence d’esprit. Elle aurait voulu danser, chanter, crier, et elle ne pouvait prêter attention à d’autres propos. Son père venait annoncer que James attelait les chevaux pour les conduire à Randalls où ils faisaient maintenant une visite quotidienne : ce fut une excellente excuse pour quitter le salon.

La joie et le bonheur d’Emma peuvent être facilement imaginés ; seul, le souci de l’avenir d’Henriette l’empêchait d’être parfaitement heureuse. Qu’avait-elle à désirer maintenant ? Rien, sinon de devenir plus digne de celui dont le jugement s’était montré si supérieur au sien ; elle souhaitait aussi que le souvenir de ses folies passées lui enseignât l’humilité et la circonspection pour l’avenir. Elle était très sérieuse dans ses résolutions et, pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de rire de temps en temps, en pensant à l’éclosion d’une nouvelle idylle, aboutissement d’un désespoir qui datait de cinq semaines ! Maintenant, elle pourrait voir revenir Henriette avec plaisir ; toutes les conséquences lui paraissaient agréables ; elle ferait bien volontiers la connaissance de R. Martin.

Sa principale satisfaction était de penser que dorénavant elle ne serait plus tenue à aucune dissimulation avec M. Knightley ; elle pourrait désormais se montrer parfaitement confiante et sincère.

Elle partit avec son père, le visage souriant ; elle n’écoutait pas toujours, mais elle acquiesçait de confiance.

Ils arrivèrent. Mme Weston était seule dans le salon ; M. Woodhouse reçut des remerciements proportionnés à l’effort accompli et ils s’informèrent de la santé de l’enfant. Ils étaient à peine assis quand ils aperçurent, à travers le rideau, deux ombres qui passaient dans le jardin, contre la fenêtre.

— C’est Frank et Mlle Fairfax, dit aussitôt Mme Weston.

— J’allai justement vous faire part de l’agréable surprise que nous avons eue en le voyant arriver. Il reste jusqu’à demain et Mlle Fairfax a bien voulu, sur notre demande, venir passer la journée. Ils vont probablement entrer.

Au bout d’une minute en effet les jeunes gens firent leur apparition. On se salua cordialement, puis tout le monde se rassit ; pendant les instants de silence embarrassé qui suivirent, Emma se demanda si son désir de rencontrer Frank Churchill, en compagnie de Jane Fairfax, lui apporterait le plaisir qu’elle avait escompté. Cependant M. Weston se joignit à eux, l’enfant fut amené et la gêne se dissipa. Frank Churchill saisit la première occasion pour s’approcher d’Emma.

— Je dois vous remercier, dit-il, Mademoiselle Woodhouse, d’un message indulgent que Mme Weston m’a transmis dans une de ses lettres. J’espère que vos sentiments ne se sont pas modifiés.

— Non vraiment, répondit Emma, pas le moins du monde. Je suis particulièrement heureuse de vous voir, de vous serrer la main et de vous faire de vive voix mes vœux de bonheur.

Il exprima sa reconnaissance et continua de parler sur un ton de sincérité émue :

— N’a-t-elle pas bonne mine ? dit-il en regardant Jane. Vous voyez comme mon père et Mme Weston l’entourent d’affection.

Mais sa nature eut vite repris le dessus et, les yeux rieurs, après avoir fait allusion au retour des Campbell, il prononça le nom de Dixon. Emma rougit et lui interdit de jamais prononcer ce nom en sa présence elle ajouta :

— Je ne puis évoquer ce souvenir sans honte.

— La honte devrait être toute de mon côté. Mais est-il possible que vous n’ayez jamais eu aucun soupçon, du moins sur la fin ?

— Je n’en avais pas le moindre, je vous assure.

— C’est extraordinaire. J’ai été une fois sur le point… Je regrette de n’avoir pas suivi mon inspiration. J’aurais mieux fait de manquer de discrétion et de tout vous raconter.

— N’y pensez plus !

— Quand les Campbell seront de retour, nous irons à Londres et nous y resterons, je pense, jusqu’au moment où nous pourrons l’emmener à Enscombe ; mais actuellement je suis condamné à une cruelle séparation. Nous ne nous étions pas revus depuis le jour de la réconciliation. N’avez-vous pas compassion de moi ?

Emma exprima sa sympathie très sincèrement et il reprit soudain à mi-voix :

— À propos, j’espère que M. Knightley va bien ?

Elle rougit et se mit à sourire.

— Permettez-moi à mon tour, continua-t-il, de vous présenter mes félicitations. J’ai appris cette nouvelle, croyez-le bien, avec le plus vif intérêt et la plus grande satisfaction. C’est un homme qu’il ne m’appartient pas de louer !

Emma écoutait avec plaisir et ne demandait pas mieux que de continuer l’entretien sur ce ton, mais l’instant d’après Frank Churchill était de nouveau occupé de ses propres affaires et il dit en tournant les yeux vers Jane :

— Avez-vous jamais vu un teint si fin, si délicat, et pourtant elle n’est pas absolument blonde. C’est une carnation assez rare formant contraste avec ses cils noirs ; elle a juste assez d’éclat pour faire ressortir sa beauté.

— J’ai toujours admiré son teint pour ma part, reprit Emma malicieusement ; mais il me semble qu’il y eut un temps où vous trouviez à redire à sa pâleur ? Avez-vous tout à fait oublié ?

— Pas du tout. Quelle impudence était la mienne ! Comment ai-je osé ?

En même temps, il riait de si bon cœur à cette évocation qu’Emma ne put s’empêcher de lui dire :

— J’ai idée qu’au milieu de vos tribulations vous trouviez grand plaisir à nous duper tous. Ce jeu vous faisait prendre votre mal en patience !

— Oh non ! Comment pouvez-vous me soupçonner d’une pareille duplicité. J’étais le plus malheureux des hommes.

— Pas malheureux au point de devenir insensible à l’ironie. Je suis d’autant plus portée à vous soupçonner que placée dans la même situation, je n’aurais probablement pas résisté à la tentation de mystifier mon entourage ! Nos deux natures ont certains points de ressemblance.

Il s’inclina en souriant.

— Dans tous les cas, reprit Emma, nos destinées sont parallèles : n’allons-nous pas nous unir à deux personnes d’un caractère supérieur au nôtre ?

— C’est vrai, répondit-il avec émotion, du moins en ce qui me concerne. C’est un ange. Regardez-la : ses gestes n’ont-ils pas une grâce angélique ? Observez ses yeux levés vers mon père… Vous apprendrez avec plaisir, ajouta-t-il en se penchant vers elle et en baissant la voix, que mon oncle s’est décidé à lui donner tous les bijoux de ma tante ; ils doivent être remontés à nouveau. J’ai l’intention de faire ajuster un diadème. Ne sera-ce pas magnifique sur ses cheveux sombres ?

— Tout à fait magnifique, reprit Emma d’un ton si cordial qu’il éprouva le besoin de manifester sa reconnaissance.

— Comme je suis heureux, dit-il, de vous voir et de vous trouver si bonne mine ! Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer cette rencontre et si vous n’étiez pas venue, je serais certainement allé à Hartfield.

Pendant ce temps, les autres personnes avaient parlé du bébé. Mme Weston venait de raconter que la veille ils avaient été un peu alarmés à son sujet ; elle avait été sur le point de faire chercher M. Perry. Toutefois, au bout de dix minutes, l’enfant avait repris sa tranquillité habituelle. M. Woodhouse prit grand intérêt à ce récit, et exprima son regret que Mme Weston n’eût pas suivi sa première inspiration.

— Ne manquez pas, dit-il, de faire chercher Perry à la moindre indisposition. Vous ne pouvez l’appeler trop souvent. Il est peut-être fâcheux qu’il ne soit pas venu hier ; sans doute l’enfant semble en bon état, mais il ne s’en porterait que mieux si Perry l’avait examiné.

En entendant prononcer le nom de Perry, Frank Churchill leva la tête et dès que M. Woodhouse eut fini de parler, il dit, en s’adressant à Emma :

— Mon ami Perry ! Est-il venu ce matin ? Comment voyage-t-il maintenant ? A-t-il une voiture ?

Emma se rappela aussitôt et saisit l’allusion. Elle se mit à rire à son tour ; pendant ce temps, Jane Fairfax faisait tous ses efforts pour paraître ne pas entendre.

— Quel rêve extraordinaire, reprit-il, je ne puis jamais y penser sans rire. Elle nous entend, Mademoiselle Woodhouse, elle nous entend : je le devine au frémissement de sa joue, elle a beau froncer le sourcil. Regardez-la. Ne voyez-vous pas qu’en ce moment le paragraphe même de sa lettre qui me donnait la nouvelle passe devant ses yeux ; elle se rappelle ma bévue et ne peut prêter attention à rien d’autre.

Jane fut contrainte de sourire et se tournant vers lui, elle dit d’une voix basse et calme :

— Comment pouvez-vous évoquer ces souvenirs ? Ils s’imposeront parfois, mais je ne m’explique pas que vous les recherchiez ?

Il répondit avec beaucoup d’entrain et d’esprit ; Emma n’en partageait pas moins l’avis de Jane. En quittant Randalls, elle ne put s’empêcher d’établir une comparaison entre les deux hommes, tout à l’avantage de M. Knightley ; elle avait eu grand plaisir à revoir Frank Churchill, mais jamais la supériorité morale de M. Knightley ne l’avait autant frappée.