Emma/XL

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Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 280-287).



XL


Le mois de juin n’apporta pas grand changement à Highbury. Les Elton continuaient à parler de la visite que devaient leur faire les Sukling et à énumérer les divers avantages du landau ; toutefois leurs parents s’attardaient à Maple Grove. D’autre part le retour des Campbell avait été différé encore une fois et Jane Fairfax ne devait les rejoindre à Londres qu’au mois d’août.

M. Knightley sentait croître chaque jour l’antipathie qu’il avait éprouvée dès le début pour Frank Churchill ; il s’était toujours méfié de lui et, à force de l’observer, il pensait avoir acquis les preuves de la duplicité du jeune homme. Emma était l’objet apparent de ses attentions ; tout le proclamait : sa propre conduite, les allusions de son père et le silence discret de sa belle-mère, mais M. Knightley le soupçonnait, au contraire, de s’occuper particulièrement de Jane Fairfax. Il avait surpris des symptômes d’entente entre eux, qui lui parurent concluants. Son attention fut éveillée pour la première fois pendant un dîner à Randalls où Jane Fairfax et les Elton étaient également invités ; à plusieurs reprises Frank Churchill avait regardé Jane Fairfax d’une façon significative et M. Knightley, malgré son désir d’éviter tout écart d’imagination, ne put s’empêcher d’être frappé d’une attitude si étrange chez un admirateur passionné de Mlle Woodhouse. Par la suite ses soupçons se trouvèrent pleinement confirmés. Trois jours après il était parti à pied pour passer sa soirée à Hartfield comme il le faisait souvent, et ayant rencontré Emma et Henriette qui se promenaient se joignit à elles ; ils croisèrent bientôt un groupe nombreux : M. et Mme Weston, Frank Churchill, Mlle Bates et sa nièce que le hasard avait également réunis. Ils marchèrent tous ensemble et en arrivant à la grille d’Hartfield Emma les pria d’entrer et de venir prendre le thé avec son père. Les Weston acceptèrent immédiatement et Mlle Bates, après avoir parlé assez longtemps, finit par se ranger à l’avis général.

Au moment où ils pénétraient dans le parc, M. Perry passa à cheval et les messieurs firent quelques réflexions sur la bête.

— À propos, dit Frank Churchill à Mme Weston, où en est le projet de M. Perry d’avoir une voiture ?

Mme Weston parut surprise et répondit :

— J’ignorais qu’il en eût jamais été question.

— C’est de vous que je tiens ce renseignement ; vous me l’avez donné dans une de vos lettres.

— Moi ! C’est impossible.

— J’en ai pourtant gardé le souvenir ; c’était sur les instances de sa femme, me disiez-vous, que M. Perry s’était décidé ; celle-ci craignait toujours que M. Perry ne prit froid en sortant par le mauvais temps. Vous devez vous rappeler le fait maintenant ?

— Sur ma parole, c’est la première fois que j’entends parler de tout ceci !

— Est-ce possible ? Je n’y comprends rien. Alors, c’est que j’ai rêvé ; j’étais tout à fait persuadé du bien fondé de mon allusion. Mademoiselle Smith, vous avez l’air fatigué ; je crois que vous serez contente d’arriver à la maison.

— Vraiment, intervint M. Weston en se rapprochant. Perry désormais roulera carrosse ? Je suis heureux que la chose soit en son pouvoir. Est-ce de lui-même que vous tenez cette information, Frank ?

— Non, Monsieur, reprit son fils en riant ; il semble que je ne la tienne de personne ! C’est curieux : je m’imaginais avoir appris cette nouvelle par une lettre de Mme Weston ; mais comme celle-ci déclare entendre parler de ce projet pour la première fois, j’ai dû rêver toute l’affaire. Quand je ne suis pas à Highbury, je suis hanté par ceux que j’y ai laissés : il paraît qu’en dehors de mes amis particuliers, je vois aussi en songe M. et Mme Perry !

— Quel air de vraisemblance ont parfois les rêves et d’autres sont si absurdes ! Ceci, Frank, prouve que vous pensez souvent à nous. Emma n’avez-vous pas aussi des rêves prophétiques ?

En se retournant, M. Weston s’aperçut qu’Emma était hors de la portée de sa voix : elle avait pris les devants pour avertir son père et donner des ordres. Mlle Bates qui, depuis le début de l’incident, s’efforçait en vain de se faire entendre, s’empressa de profiter de la première occasion pour intervenir :

— Il m’arrive aussi parfois d’avoir les rêves les plus étranges ; mais si on m’interrogeait à ce sujet, je serais forcée de reconnaître qu’il a été véritablement question de ce projet au printemps dernier. Mme Perry en a parlé à ma mère et aux Cole ; mais c’était tout à fait un secret ; personne d’autre n’en a rien su. Depuis longtemps Mme Perry désirait que son mari eut une voiture, et un matin elle arriva chez ma mère et lui confia qu’elle croyait avoir fait prévaloir son opinion. Jane, vous rappelez-vous ? Grand’mère nous l’a raconté, quand nous sommes rentrées. Je ne me rappelle pas où nous avions été : à Randalls, je crois. Mme Perry a toujours eu beaucoup d’amitié pour ma mère ; du reste, tout le monde l’aime ! Réflexion faite, M. Perry a remis sa décision à plus tard et il n’en a plus été question depuis. Je ne crois pas en avoir jamais parlé à personne. Pourtant, je ne voudrais pas affirmer que je n’y ai pas fait allusion ; je suis bavarde, vous le savez ; il m’est arrivé de dire ce que j’aurais dû taire. Je ne ressemble pas à Jane et je le regrette. Je me porte garante qu’elle ne trahira jamais un secret. Où est-elle donc ? Ah ! la voilà. Quel rêve extraordinaire !

Ils pénétraient à ce moment dans le vestibule ; M. Knightley chercha Jane des yeux, mais celle-ci avait le dos tourné et paraissait très occupée à plier son châle.

Les commentaires prirent fin et M. Knightley fut forcé de s’asseoir, avec tout le monde, autour de la large table moderne dont Emma avait réussi à imposer l’usage, à la place des petites tables sur lesquelles depuis quarante ans M. Woodhouse prenait ses repas. Après le thé personne ne parut pressé de partir.

— Mademoiselle Woodhouse dit Frank Churchill, est-ce que vos neveux ont emporté leur alphabet de lettres mobiles ? Auparavant la boîte se trouvait sur ce guéridon. Qu’est-elle devenue ? Il fait sombre ce soir et il convient d’avoir recours aux passe-temps d’hiver. Nous nous sommes une fois beaucoup divertis avec ces lettres ; je voudrais encore exercer votre sagacité.

Emma fut enchantée du souvenir qu’il avait gardé de ce jeu et elle alla chercher la boîte ; la table, fut bientôt couverte de lettres ; Emma et Frank formèrent rapidement des mots. La tranquillité de ce divertissement le rendait particulièrement agréable à M. Woodhouse : il suivait d’un œil bienveillant les essais des jeunes gens, tout en se lamentant sur le départ des pauvres petits garçons.

Frank Churchill était assis à côté d’Emma et Jane en face d’eux. M. Knightley se trouvait placé de façon à pouvoir les observer tous. Frank Churchill présenta une première anagramme à Mlle Fairfax : celle-ci jeta un coup d’œil autour de la table et s’appliqua à deviner le mot ; au bout d’un instant elle repoussa les lettres avec un sourire forcé, mais sans y prendre garde, elle ne détruisit pas la combinaison et le mot demeura intact. Henriette s’en saisit et se mit au travail ; elle se tourna vers son voisin, M. Knightley, pour être aidée. Le mot était « gaffe » et quand Henriette le proclama triomphalement, Jane rougit ; son trouble contribua à donner plus d’importance à l’incident et M. Knightley ne douta pas que les lettres ne fussent un prétexte de galanterie et de dissimulation : c’était un jeu d’enfant derrière lequel Frank Churchill cherchait à abriter ses desseins secrets. Ce dernier était en train de préparer un nouveau mot et il le passa à Emma, en affectant un air d’innocence. Emma eut vite fait de le découvrir ; elle était très amusée, mais se crut forcée de dire :

— Quelle folie ! N’avez-vous pas honte ?

Frank Churchill dit alors en jetant un regard vers Jane :

— Je vais le lui montrer, n’est-ce pas ?

Et Emma répondit en riant :

— Non, certainement non, vous ne ferez pas cela.

Cependant ce fut fait : le jeune homme se hâta de passer les lettres à Mlle Fairfax en la priant fort poliment de bien vouloir les étudier. M. Knightley fit tous ses efforts pour déchiffrer le mot. Il ne fut pas long à lire « Dixon » : Jane Fairfax, de son côté, en découvrit facilement le sens littéral, et sans doute aussi le sens figuré, car elle baissa les yeux et rougit encore une fois en disant :

— Je ne savais pas que les noms propres fussent autorisés.

Elle repoussa ensuite les lettres d’un air mécontent, et son attitude indiqua clairement sa résolution de ne plus prendre part au jeu. Elle détourna la tête de ceux qui avaient préparé l’attaque et regarda sa tante :

— Vous avez raison, ma chère, s’écria Mlle Bates, répondant à cette invitation muette, j’allais précisément le dire : il est temps de partir ; la soirée s’avance et grand’mère serait inquiète. Vous êtes trop aimable, mon cher Monsieur, il faut absolument que nous vous souhaitions le bonsoir.

L’empressement que Jane mit à se lever témoigna que sa tante avait deviné juste ; la jeune fille voulut s’éloigner de la table, mais on l’entourait et elle ne put se dégager immédiatement ; M. Knightley vit alors Frank Churchill pousser anxieusement vers elle une autre série de lettres. Mlle Fairfax les mélangea sans les examiner ; elle se mit ensuite à la recherche de son châle et Frank Churchill s’empressa aussitôt de lui offrir ses services. La nuit qui commençait à tomber et le brouhaha du départ empêchèrent M. Knightley de poursuivre le cours de ses observations ; il laissa tout le monde se retirer, puis il s’assit auprès d’Emma : il était décidé à parler, jugeant que son devoir d’ami lui commandait de ne pas laisser la jeune fille s’engager dans une impasse, sans l’avertir.

— Voulez-vous me permettre, Emma, dit-il, de vous demander en quoi consistait le grand amusement du dernier mot préparé par Frank Churchill ? J’ai déchiffré ce mot, je serais curieux de savoir pourquoi il vous a divertie alors qu’il a déplu à Mlle Fairfax ?

Emma fut extrêmement confuse : elle ne voulait à aucun prix donner la véritable explication, car elle se sentait honteuse d’avoir fait part de ses soupçons à Frank Churchill.

— Oh ! dit-elle d’un air embarrassé, cela ne voulait rien dire : une simple plaisanterie entre nous.

— La plaisanterie, en tous cas, semblait limitée à vous et à M. Churchill !

Emma ne répondit pas et continua à mettre la table en ordre. Il resta, de son côté, quelques instants à réfléchir. Il hésitait. La confusion d’Emma et l’aveu de leur intimité semblait bien indiquer que son affection était engagée. Néanmoins, il résolut de passer outre. Il était prêt à courir le risque d’une intervention inopportune plutôt que de s’exposer au remords de n’avoir pas tout tenté dans une circonstance d’où dépendait le bonheur d’Emma.

— Ma chère Emma, dit-il enfin avec émotion, êtes-vous sûre que vous vous rendiez parfaitement compte du degré d’intimité existant entre le jeune homme et la jeune fille dont nous venons de parler ?

— Entre M. Frank Churchill et Mlle Fairfax ? Oui, sans aucun doute.

— N’avez-vous jamais imaginé qu’il l’admirait ou réciproquement ?

— Jamais, reprit-elle avec chaleur, cette idée ne m’est venue, même une seconde. Et comment pouvez-vous supposer une chose pareille ?

— Il m’a semblé dernièrement avoir remarqué des symptômes d’attachement entre eux ; j’ai surpris certains regards expressifs qui n’étaient pas destinés au public.

— Vous m’amusez excessivement. Je suis enchantée de constater que vous êtes susceptible de vous laisser entraîner par votre imagination ! Je regrette d’être contrainte de vous arrêter dès vos premiers essais, mais je suis loin de partager votre opinion. Il n’y a rien entre eux, je puis vous l’assurer ; les apparences qui vous ont trompées proviennent de circonstances particulières ; leur conduite est inspirée par des mobiles tout différents ; il m’est impossible de vous expliquer exactement ce qui en est : la taquinerie n’est pas étrangère à l’affaire. De toute façon, ils sont fort loin, je puis vous l’affirmer, de nourrir l’un pour l’autre des sentiments d’admiration ! Du moins je suppose qu’il en est ainsi du côté de la jeune fille, mais je puis me porter garante de l’indifférence du jeune homme.

Emma parlait avec une confiance et une sécurité qui réduisirent M. Knightley au silence. Elle était fort gaie et eut volontiers prolongé la conversation, afin de connaître tous les détails qui avaient motivé les soupçons de son interlocuteur ; mais celui-ci ne se sentait pas les dispositions voulues pour ce dialogue. Il se rendait compte qu’il ne pouvait rien et il était trop irrité pour parler. À la vue du feu qu’on allumait, chaque soir, pour M. Woodhouse, il se hâta de prendre congé avec le désir de retrouver la fraîcheur et la solitude de Donwell-Abbey.