Emma/XXXIII

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Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 235-242).



XXXIII


Emma n’eut pas, par la suite, à modifier le jugement qu’elle avait porté sur Mme Elton lors de leur seconde entrevue ; à chaque nouvelle rencontre celle-ci apparut égale à elle-même : prétentieuse, hardie, familière et mal élevée ; elle manquait totalement de tact et se crut appelée à infuser une vie nouvelle à la société provinciale dont elle allait devenir un des membres ; elle s’imaginait de bonne foi que Mlle Hawkins avait occupé dans le monde une place considérable et se préparait, comme femme mariée, à jouer un rôle prépondérant.

M. Elton semblait partager cette manière de voir ; il se sentait fier d’avoir amené à Highbury une personne si supérieure. L’opinion générale se montrait du reste très favorable à la jeune mariée : Mlle Bates avait donné le ton et l’éloge de Mme Elton passait de bouche en bouche. Emma ne voulait pas apporter une note discordante à ce concert et se contentait de reprendre sa première appréciation : « Très aimable et très bien habillée ».

Cependant les manières de Mme Elton à l’égard d’Emma se modifièrent bientôt : probablement offensée par le peu de succès qu’avaient rencontré ses propositions d’intimité, elle ne fit plus d’avances et se tint à l’écart. Les époux affectaient, en outre, de se montrer désagréables pour Henriette, avec l’intention de prendre ainsi une sorte de revanche indirecte. Emma ne doutait pas que l’attachement de la jeune fille n’eût été commenté dans le tête-à-tête conjugal, et son propre rôle dévoilé.

Cette conduite mesquine à l’égard de son amie augmenta encore l’antipathie et la réserve d’Emma.

D’autre part, Mme Elton afficha, dès son arrivée, une grande amitié pour Jane Fairfax ; elle ne se contentait pas d’exprimer une admiration raisonnable et naturelle, mais, sans en être priée, elle manifestait à tout propos son désir de venir en aide à la jeune fille. Avant de perdre les bonnes grâces de Mme Elton, Emma fut mise confidentiellement au courant :

— Jane Fairfax m’a fait une excellente impression, Mademoiselle Woodhouse ; j’en suis fanatique. C’est une douce créature, si comme il faut et si bien douée ! Elle joue du piano et elle chante délicieusement ; elle a un talent hors ligne : je suis assez compétente en musique pour donner une opinion autorisée. Vous allez rire de mon enthousiasme, mais vous conviendrez avec moi que sa situation commande l’intérêt. Il faut nous efforcer, Mademoiselle Woodhouse de lui venir en aide ; il importe qu’un talent de ce genre soit mis en valeur. Vous connaissez naturellement ces vers du poète :

Combien de fleurs s’épanouissent loin de tout regard
Et gaspillent leur parfum dans l’air désert !

— Cette éventualité n’est pas à prévoir dans le cas présent, reprit Emma avec calme. Quand vous vous rendrez compte de la place occupée par Jane Fairfax dans la famille du colonel Campbell, vos craintes disparaîtront.

— Mais, actuellement, elle vit d’une façon si retirée ! Quels que soient les avantages dont elle ait joui chez les Campbell, elle n’en profite plus aujourd’hui. Elle est très timide et réservée, et a besoin d’être encouragée. Je considère la timidité comme un charme de plus chez ceux qui se trouvent dans une position un peu inférieure : cette réserve prévient en leur faveur. Je désire vivement lui être utile.

— Vos sentiments partent du cœur, mais je ne vois pas clairement de quelle façon vous pourriez lui témoigner votre bonne volonté ; excepté les attentions que ses anciens amis ont toujours……

— Ma chère Mademoiselle Woodhouse, il nous appartient de prendre l’initiative et de donner l’exemple. Notre rang social nous offre les moyens d’action efficace : nous avons des voitures pour l’aller chercher et reconduire chez elle, et nous vivons sur un pied qui nous permet de ne pas nous apercevoir de la présence de Jane Fairfax. Je serais extrêmement fâchée si Wright nous servait un dîner qui pût me faire regretter d’avoir invité Jane Fairfax à le partager. Je n’imagine pas une chose pareille ; le danger pour moi, comme maîtresse de maison, serait plutôt de tomber dans l’excès contraire. Maple Grove sera probablement mon modèle plus que de raison ; car nous n’avons aucunement la prétention de rivaliser avec mon beau-frère, M. Suckling, pour la fortune. Je suis bien décidée à m’occuper de Jane Fairfax ; je l’inviterai très souvent chez moi ; je donnerai des soirées musicales en son honneur ; je serai continuellement à la recherche d’une situation convenable pour elle. Mes relations sont si étendues que je ne doute pas de pouvoir bientôt lui faire part d’une offre avantageuse. Naturellement je la présenterai d’une façon toute particulière à mon beau-frère et à ma sœur quand ils vont venir. Je suis sûre qu’elle leur plaira ; de son côté elle les appréciera beaucoup ; elle aura vite fait de surmonter son appréhension ; malgré leur fortune, en effet, ils sont très simples et n’ont rien d’intimidant. Nous lui trouverons probablement une place dans le landau pendant nos excursions.

Peu après, Mme Elton prit congé, laissant Emma stupéfaite :

« Pauvre Jane Fairfax », se dit-elle, « vous ne méritiez pas d’en être réduite à la protection et aux bontés de Mme Elton ! Je veux croire qu’elle ne se permettra pas de parler de moi sur ce ton, mais, sur mon honneur, il ne semble pas y avoir de limites à l’intempérance de langage chez cette femme ! »

À partir de ce jour Emma ne fut plus appelée à recevoir les confidences de Mme Elton : elle résigna sans regret le rôle d’amie intime de Mme Elton et celui de dame patronnesse de Jane Fairfax et se contenta d’observer de loin ce qui se passait. Les attentions de Mme Elton pour Jane avaient éveillé chez Mlle Bates une reconnaissance sans bornes. Mme Elton devint bientôt l’objet de sa vénération : « la plus affable, délicieuse, aimable femme ! etc. »

Emma s’étonnait pourtant de voir Jane Fairfax tolérer les manières de Mme Elton, accepter les invitations, prendre part aux promenades. Elle n’aurait pas cru possible que le goût et la fierté de Mlle Fairfax pussent agréer une pareille société ni supporter le poids d’une amitié de ce genre.

« C’est une énigme, pensait Emma, préférer rester ici, exposée aux privations de toutes sortes, et subir maintenant la mortification d’être distinguée par Mme Elton plutôt que de retourner vers ceux dont la généreuse affection lui est acquise ! »

Jane était venue à Highbury pour trois mois ; c’était précisément la durée éventuelle du séjour des Campbell en Irlande, mais ceux-ci avaient cédé aux sollicitations de leur fille et s’étaient décidés à rester une partie de l’été. On savait par Mlle Bates que Mme Dixon écrivait de la façon la plus pressante pour décider Jane à venir les rejoindre ; toutes les dispositions étaient prises pour le voyage ; des voitures et des domestiques seraient envoyés et des amis mis à contribution. Malgré tout Jane persistait à refuser.

— Il faut qu’elle ait un motif sérieux pour ne pas accepter cette invitation, fut la conclusion d’Emma, elle doit être sous le coup de quelque pénitence infligée par les Campbell ; il ne lui est pas permis de se trouver avec les Dixon. Mais pourquoi faut-il qu’elle consente à vivre dans l’intimité des Elton ? C’est un second problème.

Emma fit part un matin de son étonnement aux deux personnes qui connaissaient son opinion sur Mme Elton : Mme Weston et M. Knightley.

— Elle ne trouve probablement pas grand plaisir au presbytère, ma chère Emma, répondit Mme Weston : Cependant, cela vaut mieux que d’être toujours à la maison ; sa tante est une excellente créature, mais comme compagnie habituelle, elle doit être bien fatigante. Il convient de se rappeler le milieu vit Mlle Fairfax avant de la condamner.

— Vous avez raison, Madame Weston, dit M. Knightley avec animation : Mlle Fairfax ne manque ni de discernement ni de goût : eût-elle été à même d’élire une amie, elle n’aurait certainement pas choisi Mme Elton ! Mais, ajouta-t-il avec un sourire de reproche à l’adresse d’Emma, cette dernière se montre pleine de prévenances pour elle alors que d’autres, mieux qualifiées pour intervenir, la négligent.

Emma sentit que Mme Weston lui jetait un regard à la dérobée et fut elle-même frappée du ton de M. Knightley. En rougissant un peu, elle répondit : « Les attentions dont Mme Elton comble Mlle Fairfax devraient, il me semble, l’offenser et non la toucher.

— Je ne serais pas étonnée, reprit Mme Weston, que l’empressement de la pauvre Mlle Bates à accepter les invitations de Mme Elton n’ait entraîné Jane au delà des limites que son bon sens avait fixées ; elle se fût sans doute accommodée d’une intimité plus modérée.

— D’autre part, ajouta M. Knightley, soyez sûre que Mme Elton, pour parler à Jane Fairfax, renonce à son ton d’humiliante protection. Nous savons tous, par expérience, combien diffère le langage selon qu’on emploie la troisième ou la seconde personne : nous sentons la nécessité de plus grands ménagements dans nos rapports directs avec nos semblables ; nous gardons pour nous, en présence de l’intéressé, les conseils que nous ne lui ménagions pas une heure auparavant. De plus, en dehors de cette règle générale, Mlle Fairfax tient Mme Elton en respect par sa supériorité d’esprit et de manières ; je ne doute pas qu’en tête à tête, Mme Elton ne traite son invitée avec toute la considération voulue.

— Je sais, dit Emma, quelle haute opinion vous avez de Mlle Fairfax.

— Oui, reprit-il, je ne cache pas combien je l’estime.

Emma hésita un instant avant de répondre, mais le désir de savoir de suite à quoi s’en tenir l’emporta ; elle dit avec vivacité et le regard dur :

— Je ne sais pas si vous êtes vous-même conscient de la force de ce sentiment : un jour ou l’autre vous pourriez être conduit à passer la frontière de l’admiration !

M. Knightley était à ce moment occupé à rattacher les boutons de ses épaisses guêtres de cuir ; il se releva, le sang aux joues, et répondit :

— En êtes-vous là ? Vous arrivez en retard ; il y a six mois M. Cole a déjà fait allusion à cette éventualité devant moi.

Il s’arrêta. Emma sentit le pied de Mme Weston s’appuyer sur le sien. Un instant après M. Knightley continua :

— Mlle Fairfax ne voudrait pas de moi si je la demandais en mariage, et je suis parfaitement sûr que je ne la demanderai jamais.

Emma fut assez satisfaite de cette déclaration et reprit :

— Vous n’êtes pas vaniteux, Monsieur Knightley, il faut vous rendre cette justice.

Il ne parut pas l’entendre et dit d’un air mécontent :

— Ainsi, vous avez décidé que je devais épouser Jane Fairfax ?

— Non vraiment, reprit-elle, vous m’avez trop de fois reproché de m’occuper des mariages pour que je me sois permise de prendre cette liberté avec vous. Je n’attachais aucune importance à ma remarque qui m’a été inspirée par votre profession de foi. Oh ! non, sur ma parole, je n’ai pas la moindre envie de vous voir épouser Jane Fairfax ! Je désire au contraire que vous demeuriez célibataire : vous ne pourriez pas être assis entre nous, aussi confortablement, si vous étiez marié.

M. Knightley demeura pensif ; au bout de deux minutes, il reprit :

« Vous vous êtes méprise Emma, sur la portée de mon admiration. Je n’ai jamais donné une pensée de ce genre à Jane Fairfax : c’est une jeune personne accomplie, je me plais à le reconnaître ; pourtant Jane Fairfax elle-même n’est pas parfaite : la franchise de caractère qu’un homme désirerait chez sa femme lui fait défaut.

Cette constatation fut loin d’être désagréable à Emma et elle dit :

— Eh bien ! Je suppose que vous avez imposé silence à M. Cole, sans délai.

— Oui, immédiatement. Il me pria de l’excuser et parla d’autre chose.

— Je me demande de quelle manière Mme Elton désigne les Cole quand elle parle d’eux. Elle vous appelle : Knightley ! Elle doit avoir trouvé pour M. Cole un qualificatif particulièrement familier et vulgaire ! Pour en revenir à Jane Fairfax, l’excuse invoquée par Mme Weston me paraît valable et je m’explique très bien son désir d’échapper à la compagnie de Mlle Bates. Mais je ne puis, Monsieur Knightley, partager vos illusions sur l’humilité de Mme Elton ; je doute fort que celle-ci ait, à aucun moment, conscience de son infériorité : elle n’aura d’autre frein dans ses rapports avec Jane, que les préceptes d’une éducation inférieure ; elle l’insultera continuellement par ses éloges, ses encouragements et ses offres de service ; elle ne cessera pas de faire montre de sa générosité et de son intention de l’admettre à prendre part aux délicieuses excursions qui doivent avoir lieu dans le landau !

— Jane Fairfax a de grandes qualités, conclut M. Knightley, son caractère est excellent, sa patience et sa maîtrise de soi exemplaires, mais elle me paraît être plus réservée qu’autrefois. Avant l’allusion de Cole à un autre genre de sentiment, je voyais Jane Faifax avec plaisir, mais sans aucune arrière pensée.

M. Knightley se leva alors et prit congé.

— Eh bien ! madame Weston, dit Emma triomphalement après le départ de ce dernier, que reste-t-il de votre hypothèse ?

— À mon avis, ma chère Emma, M. Knightley me paraît être si préoccupé de ne pas être amoureux de Jane Fairfax que je ne serais pas étonnée si, finalement, il le devenait ! Ne me battez pas !