Emparons-nous de l’industrie/Conclusion

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L'imprimerie générale (p. 39-41).


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Le désir sincère de faire ressortir l’importance de la réforme industrielle dans la province de Québec a seul dicté les lignes qui précèdent. Si le petit pouvait se comparer au grand, nous dirions comme Lord Roseberry, dans son introduction à l’histoire de Napoléon : cette idée nous obsède.

Le raisonnement qui en forme la base est simple et clair.

Les Canadiens-français ont-ils eu tort ou raison de conserver avec un soin jaloux leur langue, leurs institutions, leurs lois, c’est à dire, leur génie national ?

Si, par malheur, ils devaient se contenter de marcher à la remorque des autres peuples du continent, le caractère distinctif qu’ils conservent ne saurait être pour eux un honneur et un avantage.

Mais si, comme nous le croyons, la Providence leur a inspiré ces idées pour leur permettre d’accomplir une mission civilisatrice, d’ériger sur ce continent de ces monuments du progrès humain, qui, comme les lois romaines, vivront aussi longtemps que vivra le monde, leur persistance nous apparaîtra sous un jour bien différent.

Or, un peuple n’accomplit de grandes choses qu’en autant qu’il est armé pour faire respecter ses idées. L’arme par excellence d’un peuple, la condition fondamentale de son existence et de ses progrès, c’est la supériorité économique.

Nous avons donc essayé de démontrer : —

Premièrement. Comment, au début du dix-neuvième siècle, au moment où commençaient à germer les idées de gouvernement constitutionnel moderne, les Canadiens-français ont pu faire preuve d’une véritable supériorité. Ils ont produit des hommes capables d’affirmer un principe vrai de gouvernement et d’accomplir une grande réforme politique. Et cette œuvre, comme toutes celles qui sont vraiment grandes, n’a pas été d’un effet local seulement. Le principe vrai ainsi affirmé a produit dans son application des résultats immenses. C’était un remarquable début.

Deuxièmement. L’œuvre de nos devanciers est terminée. De nos jours la situation est différente. La forme de notre gouvernement et de l’empire dont nous faisons partie est définitivement fixée. Il nous reste, tout en veillant à sa conservation, à chercher ailleurs un champ pour l’expansion de notre génie national. Aujourd’hui c’est dans l’arène purement économique que doit se décider la lutte de supériorité qui se poursuit entre les différents éléments de notre population, puis entre les peuples du continent.

Sommes-nous convenablement armés pour cette lutte qui commence et qui deviendra bientôt acharnée ? Les étrangers nous disent que nous ne le sommes pas ; ils nous reprochent notre infériorité productive et industrielle. Il nous semble que ceux qui nous font ces reproches n’ont pas tout à fait tort. Il nous faudra changer de manière ou soutenir une défaite, rétrograder. Déjà, chez notre jeunesse, nous remarquons certains signes de faiblesse et la jeunesse c’est l’avenir.

Troisièmement. Pour parer à ce danger, regardons d’abord, autour de nous, étudions le terrain. Nous verrons d’autres nations surgir tout à coup d’une position économique inférieure, et arriver d’un bond à la supériorité. Suivons donc leur exemple. Concentrons nos ressources de façon à pouvoir résister victorieusement à l’invasion industrielle en implantant chez nous une force industrielle rivale et mieux conçue. Nos pères eurent l’audace d’une idée nouvelle : osons à leur exemple. Que le capital national prenne dès maintenant la place que voudrait occuper le capital étranger. Ce capital se multipliera alors au centuple.

À la devise de Duvernay « Emparons-nous du sol » ajoutons cette autre devise qui en est le corollaire « Emparons-nous de l’industrie ! » À quoi bon, en effet, étendre au loin nos défrichements si nous ne permettons aux étrangers de venir sur nos brisées recueillir le prix de nos efforts. Soyons colons pour conquérir, pionniers industriels pour conserver notre conquête.

À ces idées générales vient s’en ajouter une autre qui s’applique plus spécialement à l’ouvrier industriel. Le défricheur, le colon, l’agriculteur ont certes une rude tâche à accomplir. Mais par la nature même de leur travail, ils conservent leur identité et leur indépendance. Ils ne risquent de les perdre que plus tard dans le cas où ils finiraient par souffrir avec tout le corps social d’un mauvais système économique. Il n’en est pas de même de l’ouvrier des fabriques, sous le système qui prévaut dans la plupart des pays. Plus il peine, plus il devient dépendant. Il subit une espèce d’esclavage dont les classes ouvrières ont conscience et dont ils cherchent vainement à s’affranchir. Lorsque l’ère industrielle s’ouvrira véritablement pour nous, ne serait-il pas possible de faire en sorte que nos compatriotes en profitent sans subir en même temps cette triste condition.

Nous ne pouvons nous empêcher de croire que ce problème n’est pas insoluble. Nous croyons que nous nous trouvons précisément dans les conditions voulues pour faire une expérience qui serait sans danger pour la société puisqu’elle ne porterait atteinte à aucun droit acquis, mais qui rendrait à l’ouvrier, du moins dans notre province, la véritable place qui lui appartient. Notre idéal sur ce point est éloquemment exprimé par le P. Monsabré, dans une allocution aux Cercles Catholiques de France. « Votre idée, disait-il, est celle d’un État chrétien, couvrant d’une protection légale, à la fois juste et paternelle, des associations professionnelles où le travailleur jouisse de toutes les garanties désirables pour sa religion, sa moralité, ses intérêts matériels, l’honneur et la sécurité du foyer, où il soit utilisé sans être exploité, dépendant sans être esclave, élément actif d’une force collective sans cesser de s’appartenir ! »