Hamilton - En Corée (traduit par Bazalgette), 1904/Chapitre XXI

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Traduction par Léon Bazalgette.
Félix Juven (p. 319-330).


CHAPITRE XXI


LA QUESTION DES MISSIONNAIRES. — MORALE DU CHRISTIANISME.
TARTUFFERIE ET COMMERCE. — PROHIBITIONS NÉCESSAIRES.


L’histoire des missions en Corée fournit maintes illustrations de la bravoure avec laquelle les missionnaires français ont délibérément sacrifié leur vie pour leur pays. C’est là une affirmation peut-être cynique, mais il y a beaucoup de raisons de croire que les prêtres catholiques dans l’Extrême-Orient d’aujourd’hui sont les agents provocateurs de leur gouvernement. Ils provoquent l’anarchie et les outrages, au péril même de leur vie, chaque fois que les intérêts de leur pays l’exigent. Depuis les commencements du christianisme en Chine, ils ont recherché la gloire du martyre, et ils ont agi de même en Corée.

Le christianisme a pénétré en Corée vers 1777, par l’introduction fortuite d’un certain nombre de traductions en chinois des œuvres des Jésuites de Pékin. L’idée qui avait eu des commencements aussi humbles, se répandit, au point que le précepteur du roi fut forcé de publier un décret contre la foi nouvelle. Cette mesure ne suffisant pas, on fit des exemples en s’emparant des plus enthousiastes sectateurs. Beaucoup furent torturés, d’autres condamnés à l’exil perpétuel. Les persécutions continuèrent jusqu’en 1787 ; mais l’œuvre de prosélytisme ne cessa pas, malgré les traitements infligés aux convertis par le bourreau.

C’est en 1791 qu’un missionnaire étranger essaya pour la première fois de pénétrer en Corée. Ce ne fut toutefois que trois ans plus tard qu’un prêtre de l’Évangile parvint à tromper la vigilance des gardiens de la frontière. Celui-ci étant entré, les autres suivirent naturellement, sans se laisser détourner par la crainte de la mort violente que tant de ces intrépides chrétiens avaient soufferte. Pendant que les missionnaires français poursuivaient leur œuvre périlleuse, en dépit de l’hostilité non déguisée de la majorité du peuple, la muraille d’isolement que la Corée avait élevée autour d’elle, était sapée petit à petit. Des vaisseaux venus de France, de Russie et d’Angleterre touchaient ses côtes au cours de leurs voyages d’exploration et de commerce dans la mer Jaune. Par suite des associations d’idées que fit naître en leur esprit la vue de ces navires étrangers, les Coréens s’accoutumèrent à la pensée que le monde ne se limitait pas aux ressources de leur pays et aux territoires lointains de la Chine. Jugeant toutefois les matelots qui tombaient entre leurs mains à la mesure des prêtres français, qui avaient bravé toutes les lois du pays, ils les mettaient à mort aussitôt. Ils agirent ainsi jusqu’en 1866, époque à laquelle l’amiral commandant une escadre française à Tientsin, eut connaissance que certains de ses compatriotes avaient été massacrés en Corée. À la réception de cette nouvelle, une expédition fut préparée : première manifestation de cette politique dont s’inspire le gouvernement français, en ce qui concerne les missionnaires et les affaires de missions en des pays dont on peut tirer profit par suite de leurs avantages géographiques ou industriels.

LESSIVEUSES ET PORTEURS D’EAU

Le pays était, depuis des siècles, sans doctrine religieuse acceptée. Le bouddhisme, qui existait depuis mille ans avant que la dynastie actuelle montât sur le trône, était tombé en défaveur ; les doctrines de Confucius ne satisfaisaient pas complètement les hautes classes, et le shamanisme n’était en honneur que parmi la masse primitive. Le moment paraissait propice à l’introduction d’une philosophie plus pratique, et à mesure que l’évangile chrétien se répandait, l’opposition rencontrée par la grande doctrine humanitaire diminuait. La tolérance à l’égard des nombreuses confessions occidentales est aujourd’hui générale, et les Coréens trouvent dans l’adoption du christianisme un moyen commode d’échapper aux exactions des fonctionnaires.

Pourtant les progrès du christianisme s’accompagnent parfois d’effusion de sang et de malheurs. En dehors de cet obstacle à la propagation de la foi chrétienne en Corée, il est permis de se demander si les méthodes employées par les diverses catégories de missionnaires sont empreintes de cet esprit de charité qui devrait marquer leur enseignement. Sans mettre en doute la valeur individuelle des nombreux missionnaires qui pourvoient aux besoins spirituels des Coréens, je crois qu’il serait difficile d’affirmer que les principes d’abnégation dont témoignent la vie des prêtres catholiques et celle des missionnaires de l’Église anglicane, se trouvent également manifestés par l’existence confortable que mènent les représentants bien payés des Sociétés américaines de missions. Les prêtres français vivent dans la plus misérable pauvreté ; ils s’efforcent de s’identifier aux conditions de leur troupeau, et ils n’acceptent ni congé, ni récompense, comme compensation de leurs services. En comparant simplement ces principes d’évangélisation, je ne désire nullement m’aventurer dans le domaine de la controverse, mais simplement donner une idée des diverses méthodes d’agir des sectes qui se font concurrence là-bas.

La mission de l’Église anglicane, que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de mission anglaise, et qui est sous la direction de l’évêque Corfe, a adopté un système communiste. Les frais de nourriture, de logement, d’habillement, de blanchissage et de chauffage sont pris sur un fonds commun, remis à chaque trimestre par le trésorier de la mission à l’administrateur responsable de chaque établissement de mission. D’après le nombre des résidents, les dépenses sont restituables au prorata, à raison de 70 livres sterling par personne et par an. Ce chiffre concerne le personnel masculin. Pour les dames de la mission anglaise, le taux proportionnel du remboursement est d’un tiers en moins. Les dépôts de la mission sont situés à Séoul, Chemulpo, Mok-po et Kang-wha ; en plus des établissements de Corée, il existe une aumônerie à New-chwang. Le principal centre d’activité de la mission est situé à l’île de Kang-wha. À Chemulpo et à Séoul on s’occupe d’améliorer les conditions des pauvres, en employant l’éducation, la douceur et la patience ; les malades y sont l’objet d’une attention particulière. À un moment, il y avait dans ces deux villes d’importants hôpitaux et dispensaires ; l’établissement médical de Chemulpo est aujourd’hui abandonné.

Les membres de cette mission supportent beaucoup de privations, étant donnée la simplicité primitive de leur existence. D’autre part, ils étalent une pompe superflue ; la longue soutane blanche à ceinture de gros chanvre qu’ils portent en public et à l’intérieur, accentue leurs tendances ritualistes et témoigne, selon moi, d’un peu d’affectation. Néanmoins, dans leurs pratiques journalières, les membres de la mission anglicane en Corée font preuve de cet idéalisme qu’illustrent les sacrifices sans nécessité, le sublime héroïsme et la force d’âme des prêtres catholiques, et que n’atteignent pas — je suis forcé de le constater — les autres missions en Extrême-Orient, les missions américaine, anglaise, écossaise et irlandaise.

UNE FÊTE CHAMPÊTRE EN CORÉE

Le missionnaire américain en Extrême-Orient est un être singulier. Il représente une combinaison de projets qui fait de lui un facteur commercial d’une importance considérable. Les missionnaires américains en Corée étaient primitivement en rapports intimes avec les principales maisons d’exportation des grands centres industriels d’Amérique. En raison de représentations diplomatiques, ils ne se livrent plus ouvertement à cette démonstration pratique de la supériorité occidentale. Pourtant, à Séoul, un missionnaire américain reçoit encore des pensionnaires, causant un préjudice indéniable à l’hôtel de la Gare ; à Won-san, un autre exploite un verger. En règle générale, ils sont correspondants de journaux et photographes professionnels ; à l’occasion — et j’entends désigner ici un petit groupe de missionnaires américains à Séoul — ils étudient, en tant que savants, l’histoire, les mœurs, les coutumes et la langue du pays où ils résident.

Le missionnaire américain reçoit un traitement qui souvent dépasse 200 livres sterling par an, auquel viennent invariablement s’ajouter des allocations supplémentaires. L’habitation et les serviteurs leur sont fournis gratuitement, ou bien ils reçoivent une indemnité de logement ; ils ont un subside pour l’éducation des enfants et ils touchent une somme annuelle pour chaque enfant. En général, les missionnaires américains ont beaucoup d’enfants, et la famille vit à l’aise et dans un luxe relatif. Ils occupent en Corée les maisons les plus agréables et les plus confortables des quartiers étrangers, et ils me semblent tirer de leur situation le maximum de profit avec le minimum de peine. Je ne sais si c’est avec la permission des directeurs des missions américaines que leurs représentants combinent les soucis commerciaux et la conversion des infidèles. Quand un missionnaire consacre une bonne partie de son temps à des travaux littéraires, à l’administration d’une agence d’assurances, aux soins d’un jardin fruitier, ou à des opérations commerciales, il me semble que les intérêts de ceux qui sont dans les ténèbres doivent souffrir.

Les missionnaires américains ont fait de la Corée leur terrain de prédilection. Les convertis, qui prononcent les formules chrétiennes avec un fort accent américain, sont une des caractéristiques de la capitale au vingtième siècle. Les quartiers généraux de missions, que l’on a créés en un grand nombre d’endroits, sont aujourd’hui prospères. Ils trouvent beaucoup de sympathie et de soutien parmi la population indigène. La façon dont la plupart des œuvres des missionnaires se soutiennent d’elles-mêmes, justifie l’esprit de tolérance qui distingue l’attitude du peuple à l’égard de la propagande. Il ne faudrait pas supposer que ces œuvres fussent agréables à toutes les nuances de l’opinion indigène. Les émeutes et l’effusion de sang souillent la route du prosélytisme, et la crédulité des indigènes amène des sacrifices d’existences. Les désordres qui ont marqué l’expansion du christianisme en Corée, notamment au cours du soulèvement antichrétien de Quelpart, il y a quelques mois, sont dus à la jalousie des masses païennes, excitée par la protection dont jouissent ceux qui acceptent l’Évangile, vis-à-vis des fonctionnaires rapaces.

À Quelpart, ce sentiment d’animosité et l’exemption de taxes assurée par les prêtres français à leurs fidèles, créèrent une situation intolérable. L’île fut en proie à l’anarchie et six cents convertis furent mis à mort. Quels que puissent être les avantages compensant ce martyre, le sacrifice insensé de vies humaines que l’imprudence des missionnaires a provoqué en Extrême-Orient, est une honte pour la civilisation moderne. Nous avons traversé un terrible soulèvement antichrétien en Chine, et si nous désirons éviter une nouvelle catastrophe de ce genre, il est nécessaire de surveiller de plus près toutes les formes de l’activité évangélique. Ceci ne peut être réalisé que par voie législative, en imposant une contrainte aux missionnaires dans le sens que les derniers événements ont indiqué. Il faut absolument que certaines mesures soient adoptées en vue d’assurer à la fois l’existence individuelle des convertis et en même temps le bien général de la communauté. Ces réformes, — cela est malheureux, mais inévitable — doivent être radicales. La violence et la hardiesse des missionnaires pendant ces dernières années, se sont exercées sans frein. L’excès d’activité des diverses sociétés, résultant de leur liberté illimitée, est retombé fatalement sur la tête des plus audacieux et aussi sur celle de beaucoup qui étaient absolument innocents de toute persécution religieuse. Le moment est donc venu de refréner avec vigueur ce prosélytisme agressif. L’habitude de semer les missions à la volée dans tout l’intérieur des pays d’Extrême-Orient doit cesser ; le consentement du consul local et de l’assemblée des ministres étrangers devrait être requis chaque fois. En outre, il serait sage de ne permettre, dans aucun cas, à des femmes célibataires d’évangéliser en dehors des limites, prescrites par les traités, des différentes colonies. Également, les missionnaires pourvus de famille, aussi bien que les femmes célibataires, ne devraient pas avoir le droit de s’établir en dehors de ces zones neutres.

Ces mesures imposées à l’activité des missionnaires provoqueront naturellement de l’irritation. Si on publiait le chiffre total des victimes qu’a faites, en Corée, en Chine et au Japon, le zèle imprudent des missionnaires occidentaux, son importance prouverait au public irréfléchi combien urgent est le besoin d’une action vigoureuse. Les massacres épouvantables que le monde connaît justifient moralement une telle répression. Le zèle aveugle des missionnaires a souvent produit ce résultat que le converti recevait le baptême en même temps qu’il subissait la crucifixion. Quelle joie pour les fanatiques que quelqu’un fût ainsi doublement glorifié grâce à eux ! L’accroissement du nombre des victimes parmi les maîtres et les disciples fournit l’argument nécessaire pour une réforme immédiate de tout le système des missions.