En Extrême-Orient (1911)/Texte entier

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Joseph de la NÉZIÈRE


EN

EXTRÊME-ORIENT


PARIS
SOCIÉTÉ D’ÉDITION ET DE PUBLICATIONS
13, rue de l’Odéon (VIe)

EN MANDCHOURIE



En Mandchourie


Paris, Port-Arthur, 11.550 kilomètres.

Grâce au chemin de fer, ce trajet fantastique s’exécute aujourd’hui avec le plus grand confort. Des wagons-lits, une bibliothèque, un salon avec un piano, une chambre noire pour les amateurs de photographie, un wagon-chapelle : il y a de tout dans le Transsibérien. Il y a même une salle de bains, et ce n’est pas un luxe inutile dans un voyage de ce genre où l’on ne tarde pas à être couvert d’une poussière grasse provenant de la napte brûlée dans la locomotive. La salle de bains est parfaitement agencée ; il y manque une seule chose : de l’eau.

Dans les wagons de 3e classe, le voyageur dispose de toute la longueur de la banquette, ce qui lui permet de s’étendre et de dormir. Dès son entrée dans le compartiment, il agence le matelas et l’oreiller, dont il a eu soin de se munir, arrime ses colis, met à portée de sa main le garde-manger et la cave, sans oublier la provision de tabac, et le voilà paré pour plusieurs semaines. — Comment ! sans se déshabiller ? sans retirer ses bottes ?

Les arrêts sont fréquents devant les petites gares en bois vernissé et découpé qui font penser à des jouets d’enfants. Alors chacun de se précipiter pour déguster au buffet un verre de vodka (eau-de-vie de grains) en avalant un de ces vagues hachis que les Russes baptisent côtelette, ou pour remplir

VUE D’UN VILLAGE EN TRANSBAÏKALIE
d’eau chaude sa théière au samovar public.

Il est à remarquer que la petite théière de fer-blanc est le vade-mecum obligé de tout bon Moscovite, depuis le dernier des moujiks

UNE GARE DU TRANSSIBÉRIEN : DEVANT LE SAMOVAR.

jusqu’au plus puissant des généraux ; et, par « généraux », j’entends désigner, selon la mode russe, tous les hauts fonctionnaires. D’ailleurs, le culte du samovar n’est pas le seul trait d’union entre les différentes classes de voyageurs ; tous vont avec un égal empressement faire leurs dévotions et brûler des cierges devant l’icône dorée des salles d’attente.

Sur le quai, moutonne la foule des paysans coiffés de l’éternelle casquette et vêtus, été comme hiver, d’une touloupe fourrée ; des femmes en robe rouge vendent quelques douceurs : œufs jadis frais, lait aigre de jument, poisson fumé ; à côté des orthodoxes, des Tatars, des Kirghizes musulmans ont quitté les troupeaux qui paissent dans le steppe pour regarder avec méfiance — peut-être encore avec crainte — le « convoi infernal traîné par le dragon de feu ».

Voilà huit jours que nous avons perdu de vue les dômes dorés de Moscou la Sainte. La chaîne riante de l’Oural, les forêts rabougries de la Taïga ont défilé devant nos yeux, et voici que, dans la féerie crépusculaire, apparaît une ville fantôme, dardant vers le ciel ses minarets verts, arrondissant ses coupoles sur lesquelles se plaquent les rayons du soleil couchant ; un fleuve l’entoure dont les eaux froides et silencieuses coulent si rapides que les objets n’ont pas le temps de s’y refléter. Ce fleuve, c’est l’Angara ; cette ville placée au confluent de deux civilisations

CARAVANE TRANSPORTANT DU THÉ.

et de deux époques, c’est Irkoutsk.

Nous approchons du Baïkal et le paysage devient grandiose. De hautes montagnes couvertes de forêts plongent à pic dans l’eau tranquille et transparente du lac. Cette mer intérieure a été l’un des plus sérieux obstacles du Transsibérien. En attendant l’achèvement de la voie qui doit le contourner, la traversée s’effectue de décembre à avril au moyen de traîneaux. Il y a bien des bateaux brise-glace, mais la sécurité en est douteuse. Dans la belle saison, le train entier est porté d’une rive à l’autre par d’immenses chalands transbordeurs, et met ainsi quatre heures à parcourir les trente kilomètres que présente le lac dans sa largeur minima.

En Transbaïkalie, le type jaune apparaît et se précise peu à peu ; les nez s’aplatissent, les yeux se brident et la saleté s’affirme avec une autorité toujours croissante. On sent pulluler une heureuse vermine sous les houppelandes lustrées de graisse que portent les Bouriates. Plus malodorants encore sont les Mongols venus en caravanes sur leurs chameaux à deux bosses. Ces descendants de Gengis-Khan apportent le thé récolté dans le centre de la Chine et destiné à parfumer les five o’clock des mondaines de Saint-Pétersbourg, de Londres et de Paris.

Les monts Khingans franchis, la gamme du jaune s’accentue avec les Chinois qui travaillent par équipes à l’entretien de la voie. Leurs figures bonasses et réjouies, leur loquacité bruyante contrastent avec le mutisme

FEMMES SIBÉRIENNES SE RENDANT AU MARCHÉ.

et les mines renfrognées des « barbares aux poils roux ».

Tous portent la natte ; les simples coolies, pour plus de commodité, l’enroulent en couronne autour de la tête ; mais comme une telle coiffure serait contraire au respect hiérarchique, ils s’empressent de la dérouler dès qu’ils sont en présence d’un supérieur.

Le rôle de ces coolies à l’égard du Transsibérien a été « ondoyant et divers ». Après l’avoir construit comme terrassiers, ils l’ont détruit en tant que Boxers, pour le rétablir aujourd’hui qu’ils ont repris leur qualité première. Voilà un exemple frappant de l’esprit d’adaptation de la race jaune.

Les Chinois s’expatrient facilement, mais toujours avec esprit de retour ; morts ou vivants, ils comptent revenir au pays des ancêtres. Pour eux, la patrie c’est la province, le coin où ils entretiennent l’autel familial.

Ceci est heureux pour l’Europe, car le jour où le Céleste-Empire cesserait d’être une expression géographique pour devenir un corps organisé et homogène, ses 400 millions d’habitants constitueraient une menace vis-à-vis des civilisations d’Occident.

Heureusement aussi le Chinois n’a pas l’esprit militaire ; il méprise le métier des armes qu’il tient pour bien inférieur au négoce,

MANDCHOU S’EXERÇANT AU TIR DE L’ARC.
à la pratique des arts ou des belles-lettres.

Les gouvernants s’occupent si peu des affaires de l’armée qu’en Mandchourie, par exemple, les candidats au grade de mandarin

UNE FAMILLE EN ROUTE POUR IRKOUSTK.

doivent encore subir un examen sur le tir à l’arc.

Au reste, ce n’est pas l’ambition qui pousse le Céleste à briguer les honneurs de ce genre, mais le simple désir de s’enrichir honnêtement par la « gratte » et le casuel.

L’esprit de vénalité est le trait caractéristique du fonctionnarisme en Chine. Le mandarin préposé à la garde d’un arsenal vendra la poudre de guerre à un artificier ; les sommes destinées à l’achat d’obus prendront, par le plus grand des hasards, le chemin de sa poche — et sa poche est profonde autant que sa manche est large — tandis que des projectiles en carton peint s’aligneront auprès des pièces.

S’agit-il d’une revue ? Les mêmes troupes défileront trois ou quatre fois, et le général inspecteur retrouvera ainsi le nombre de bataillons figurant sur le papier ; de ce fait, quelques économies ignorées du budget pourront être réalisées.

Moukden. — Moudken est un centre important, la ville-type de la Chine du Nord. Le chemin de fer toutefois n’y passe pas : c’eût été une profanation pour les tombeaux des premiers empereurs de la dynastie mandchoue.

Dans toute cette région, l’établissement de la ligne a donné lieu à bien des difficultés à cause des tombes qui s’y trouvent en grande quantité ; il a fallu aussi user de

UN CORTÈGE NUPTIAL CHINOIS : LA MARIÉE, CACHÉE DANS UN PALANQUIN, EST MENÉE PAR DES PORTEURS CHEZ SON ÉPOUX.

diplomatie pour obtenir de creuser des tranchées : le Dragon habite, paraît-il, la région souterraine, et les reliefs du sol sont déterminés par les ondulations de son échine ; les ouvriers risquaient donc de l’atteindre et de le blesser, ce qui aurait déterminé de sa part des convulsions, c’est-à-dire des tremblements de terre.

Pour se faire conduire à Moukden, on a le choix entre la charrette traînée par cinq chevaux, qu’un voiturier conduit sans guides, par la simple caresse du fouet, et la carriole chinoise, sorte de guérite recouverte d’étoffe bleue et reposant sur des brancards massifs peints en rouge, sans ressorts. Une mule compose tout l’équipage. Si l’on est voyageur de marque, l’on a l’agrément de voir le cocher marcher par déférence à côté de sa bête ; l’équipage d’un mandarin sera précédé d’un palefrenier à cheval et deux cochers tiendront la mule en main ; tandis qu’avec un seigneur sans importance, le conducteur s’assoira sur le brancard en laissant pendre ses jambes avec abandon : ces nuances délicates ne témoignent-elles pas d’une civilisation raffinée sinon d’une idée bien nette de l’égalité sociale.

Les rues de Moukden sont recouvertes de plusieurs pieds d’une poussière fine que le vent de Mongolie soulève en nuages épais. On absorbe par tous les pores de la peau les exhalaisons des détritus et des immondices

UNE RUE À MOUKDEN.

qui encombrent la voie. Celle-ci est le théâtre de scènes des plus naturalistes : il arrive fréquemment de rencontrer des gens accroupis dans les postures les moins équivoques. Pour les éloigner de leurs façades, les propriétaires des maisons ont recours à un stratagème ingénieux : ils ont simplement fait peindre une tortue sur la muraille. C’est que, en effet, l’injure la plus sanglante que l’on puisse adresser à un homme jaune est de le traiter « d’œuf de tortue » ; et cette épithète grossière s’appliquerait également à celui que l’on apercevrait arrêté sous l’image de cet animal.

Un autre fléau de la rue est la légion des mendiants qui assiègent et harcèlent le malheureux étranger en substituant au vocable occidental de « mon prince » celui, plus flatteur encore, de « grand vieux frère ». Les indigènes doivent également compter avec cette engeance : malheur au marchand qui refuserait l’aumône ; il verrait les abords de son magasin interdits à sa clientèle et son commerce ruiné en peu de jours.

Elle sont presque toujours jolies les boutiques chinoises avec leurs décorations d’or et leurs attributs en bois sculpté ; mais les

BARQUES DANS LE PORT DE NIOU TCHOUANG.
matériaux qui les composent sont légers et

combustibles. De là de fréquents incendies ; il est vrai que le spectacle d’un incendie est une bonne fortune pour tout amateur de pittoresque.

VOYAGEURS CHINOIS PRENANT LE TRANSSIBÉRIEN.

Dès l’alarme donnée, on voit approcher en grande cérémonie, escorté de musiciens, le fameux corps des sapeurs-pompiers.

Ces hommes d’élite ne s’occupent pas un seul instant de la maison en feu qu’ils considèrent comme condamnée d’avance, mais débattent avec les voisins la question de préserver oui ou non les autres immeubles et le prix de leur dévouement. La discussion se prolonge, chacun crie et s’agite ; des sauveteurs improvisés mettent le magasin au pillage, et, finalement, pour le plus grand triomphe de la justice, le sinistré reçoit sous la plante des pieds un certain nombre de coups de bambou qui l’exhorteront à se montrer désormais moins négligent.

Dans toute ville chinoise la vie de la rue est intense : c’est un perpétuel grouillement de promeneurs, d’oisifs, de gagne-petit exerçant les métiers les plus divers. Chaque coin de rue est occupé par un gargotier en plein vent ; de nombreux clients assis sur leurs talons absorbent à l’aide de baguettes le contenu de leurs bols de riz… Dame ! tout le monde ne peut aller dans les grands restaurants déguster les ailerons de requin, le cochon laqué, les haricots germés, les pousses de bambou, et les graines de nénuphar, délices des palais délicats.

UN MARCHAND DE FAUCONS.

Chez nous il est de bon ton de tenir en laisse un loulou, un roquet ou un fox-terrier. En Chine, les commerçants à leur aise, la journée finie, se promènent béatement en portant une cage abritée par un voile contre la poussière, et à laquelle ils impriment un balancement harmonieux pour donner à l’oiseau captif l’illusion du vol.

Un peu partout des bandes d’enfants à demi nus se roulent dans la poussière. Ceux qui appartiennent au sexe laid portent des pantalons ajourés par derrière et ont presque tous l’oreille gauche traversée d’un anneau. Cet ornement est un préservatif contre les mauvais esprits qui, un peu myopes, prendront ainsi les garçons pour des filles et dédaigneront de lui nuire.

Malgré leur face peinte des incarnats les plus impressionnistes, les femmes mandchoues ont grand air sous leur coiffure monumentale où des épingles se hérissent parmi les papillons et les fleurs artificielles. Leurs pieds ne sont pas déformés comme ceux des Chinoises du Sud, mais, selon le rang auquel elles appartiennent, les talons de leurs chaussures affectent les formes les plus variées. Les élégantes portent de longues robes brodées, des gilets à larges manches d’une richesse inouïe et ajustent aux deux derniers doigts de la main des ongles postiches en argent, longs de quatre ou cinq centimètres ;

POMPIERS CHINOIS SE RENDANT AU FEU.

c’est dans cet appareil que trônait aux réceptions solennelles l’Impératrice douairière, « la Vieille Dame Sacrée ».

La femme chinoise a deux occupations dominantes : fumer, et cracher ; elle laisse à son mari les travaux vulgaires de couture et de broderie.

La légende de Pénélope serait incomprise ici. Seules, les belles-mères ont une autorité dans le ménage ; aussi le rêve d’une jeune Chinoise est-il d’être mère pour devenir belle-mère à son tour.

Une musique criarde, des pétards qui éclatent, un cortège bruyant et bariolé ; c’est un enterrement qui passe.

Le spectacle est d’une cocasserie macabre : en avant du catafalque, des mendiants costumés de blanc portent des simulacres d’objets et de personnes, grossièrement façonnés en papier de couleur, maisons, domestiques. animaux, ustensiles de ménage, victuailles ; tout cela doit être brûlé, et la fumée montant vers l’âme du mort lui fera retrouver dans l’autre vie les choses qui lui furent familières ici-bas. Mais il faut absolument détourner l’attention des mauvais génies ; on leur jettera des sapèques en papier doré et, pendant qu’ils seront occupés à ramasser ces offrandes, le cortège pourra poursuivre tranquillement sa route.

Dans ces conditions un convoi funèbre revient fort cher et le mort attend souvent

UNE RUE À NIOU-TCHOUANG.

plusieurs mois avant d’être enseveli ; d’ailleurs, ne faut-il pas consulter les astrologues, seuls capables d’indiquer les jours fastes, l’orientation à donner à la tombe et l’emplacement qui lui convient ? Le survivant est moins occupé à pleurer le disparu qu’à assurer son sort dans son nouveau séjour.

Ainsi s’expliquent tous les rites relatifs au culte des ancêtres, qui est au fond la seule religion de la Chine.





EN
CORÉE



En Corée


Chemulpo. — De loin un grouillement blanc, comme un vol d’oiseaux de mer ; c’est l’armée des portefaix qui, tout à l’heure vont s’abattre sur nous et s’emparer de nos bagages.

Si le bleu est la couleur chinoise, la couleur coréenne est le blanc : blanc vif de la craie, blanc mat de la boue, toutes les variétés du blanc se retrouvent dans les vêtements indigènes, et partout en Corée, ce sera la même symphonie en blanc majeur. Il n’est besoin d’aucune allusion à la future mainmise par le Czar pour appeler ce pays l’Empire Blanc.

Les portefaix s’avancent tête baissée, pliant sous un lourd crochet, véritable échafaudage dont les montants sont des morceaux de bois brut, presque des troncs d’arbre. Veulent-ils se reposer ? ils défont leurs bretelles de cordes et posent à terre leur appareil qui devient un siège profond dans lequel ils s’endorment sans vergogne :

Pour dormir dans la rue, on n’offense personne.

Les portefaix au nombre de près de 200.000 forment une corporation formidable ; parfaitement organisés et disciplinés ils sont embrigadés par province. L’importance de leur rôle apparaît nettement quand on songe que le pays n’ayant ni routes ni moyens de communication d’aucune sorte, les transports se font encore en grande partie à dos d’homme. Il y a donc là une force avec laquelle le gouvernement doit compter en cas d’émeute.

Quelle que soit leur puissance, les portefaix filent doux devant les matelots japonais chargés du service du port. C’est que les Nippons ont l’air parfaitement chez eux dans ce pays ; ils forment la presque totalité de la population de Chemulpo, et les Coréens,

MARCHANDS D’OIGNONS DEVANT SON ÉTALAGE.

sans leur avoir jamais pardonné les défaites subies, se voient contraints de leur faire bon visage.

Dans le train qui m’emporte vers Séoul, j’ai pour compagnon de voyage un mandarin de haut grade qui vient de passer à l’étranger les deux années de retraite imposées par un deuil de cour. Son chef s’abrite sous un appareil curieux que j’appellerai chapeau, faute d’un autre vocable. Qu’on se figure un pot de fleurs renversé, muni d’un rebord en crins noirs et posé sur une sorte de bonnet de police également en crins ; celui-ci est isolé du crâne par un serre-tête, et le tout est maintenu en équilibre par deux larges cordons noués sous le menton. Les cheveux, au lieu de pendre en natte comme chez les Chinois, sont relevés en chignon sur le haut de la tête.

Le costume n’est pas moins original que la coiffure : large pantalon, chaussettes fourrées, souliers en forme de jonques, redingote s’évasant jusqu’à la cheville et nouée sur le côté par un ruban ; ajoutez à cela des manchettes en osier tressé, un éventail, une longue pipe au fourneau de métal, et vous aurez, campée en pied, l’image de mon mandarin. En sa qualité d’ancien élève de l’école française, il parle correctement notre langue.

L’influence française est dominante en Corée et se retrouve partout. L’hôtel où je

UNE RUE À SÉOUL.

descends à Séoul est tenu par un compatriote. Les Français, au nombre d’une centaine, — missionnaires compris — forment la majorité des étrangers européens ; ils réussissent dans les affaires et occupent la plupart des postes officiels ; ingénieurs des mines et des chemins de fer, professeurs, officiers instructeurs, magistrats. Notre langue est parlée correctement ; au télégraphe, pour ne citer qu’un exemple on est salué par les employés d’un très correct « bonjour, monsieur ». C’est d’ailleurs un des nôtres qui a organisé le service postal et qui le dirige encore aujourd’hui.

CORÉEN REVÊTU DU COSTUME DE DEUIL.

Les temps sont bien changés, et l’on oublie sans peine qu’il y a vingt ans des arrêtés interdisaient sous peine de mort, aux étrangers l’accès de l’« Empire du Matin Calme ».

CHEVAL CHARGÉ DE PLANCHES.

— Séoul… tout le monde descend !

Dans un cirque de montagnes aux sommets découpés en dents de scie, Séoul, comme toutes les villes coréennes, ressemble de loin à un vaste amoncellement de meules de foin. Il doit cet aspect aux toits de chaume entassés les uns contre les autres et formant une surface ininterrompue dont émergent seuls les faîtes des légations étrangères, de la cathédrale et des palais impériaux. Les constructions sont presque toutes composées de pierres brutes assemblées avec du mortier et maintenues par un réseau de lianes ; elles sont chauffées au moyen d’un four placé sous le plancher et qui utilise du crottin desséché comme combustible.

À part quelques belles avenues, les voies ne sont que des ruelles sordides. Ce qui impressionne surtout, c’est le calme le silence profond qui règne dans toute la ville et qui contraste de la manière la plus étrange avec le fourmillement de la foule blanche. On dirait une cohue de fantômes placides et doux, une vision d’êtres immatériels ; à peine par-ci par-là quelques touches de couleurs vives, des femmes recouvertes d’un manteau vert aux manches pendantes et des petits garçons semblables à des petites filles avec leurs jupons roses et leurs cheveux séparés de chaque coté de la tête.

À un carrefour, des bœufs stationnent, disparaissant presque sous leur charge de bois ou d’herbes ; auprès d’eux, leurs

LA CHAISE DE L’AMBASSADEUR DE FRANCE.

gardiens devisent tranquillement, assis dans leur gigantesque chapeau.

La Corée est décidément le pays des couvre-chefs bizarres. Elle eût pu fournir à Aristote un supplément à son chapitre « des chapeaux ». C’est que la coiffure n’est pas seulement une partie du costume, elle est un emblème et une marque indicatrice du rang social. De même que le titulaire de la coiffure en forme de toit de case est nécessairement un paysan et que le gros chapeau conique est un signe de deuil, de même l’on reconnaîtra un lettré dans le porteur de la double couronne dentelée en crins tressés ; un chapeau de feutre garni de plumes recommandera au respect de tous un dignitaire du Palais ; le chef d’un mandarin s’ornera dans les grandes cérémonies du bonnet à deux ailes ou de la mitre en cuivre, traversée d’une longue épingle. N’oublions pas le chapeau parapluie qui rend de grands services aux classes populaires avec son enveloppe imperméable en papier huilé.

Le papier sert ici à tous les usages, et sa préparation qui le rend indéchirable est une industrie nationale. Il y a quelque temps on en faisait des cuirasses soi-disant impénétrables aux balles. Aujourd’hui encore, il remplace le verre à vitre ; il est employé également pour les semelles de chaussures, et entre, sous forme de bandes ou de doublure, dans la confection des vêtements.

SIMPLE PARTICULIER EN POUSSE-POUSSE.

Au lieu d’être cousus, les vêtements sont simplement collés. Les différentes pièces qui les composent sont fréquemment lavées puis tapées sept ou huit heures durant sur un billot à l’aide de rouleaux de bois ; cette opération a pour objet de donner à l’étoffe le lustrage exigé par la mode. Aussi la principale qualité d’une jeune fille à marier est-elle d’être bonne blanchisseuse et bonne repasseuse. Tous les soirs, c’est un rythme cadencé de rouleaux frappeurs, qui, sortant des maisons, me rappelle étrangement le bruit sourd du grain pilé dans les nuits soudanaises.

La position de la femme en Corée n’a rien d’enviable : son rôle est d’avoir beaucoup d’enfants, de les allaiter pendant plusieurs années, et d’être, d’une façon générale, l’esclave de son mari. L’homme, lui, se contente de fumer des pipes, accroupi devant le seuil de sa maison.

Toutefois, la condition de l’épouse n’est pas uniforme et la sphère de ses occupations est réglée par un code infiniment minutieux, suivant la caste à laquelle elle appartient. À l’aristocratie sont réservés la culture des vers à soie, l’élevage des abeilles, la profession d’institutrice, le

L’Empereur de Corée.
métier de vendre des sandales ou des

étoffes. Vendre des légumes serait déroger. Une bourgeoise pourra être nourrice, servante au palais ; elle pourra fabriquer et vendre des blagues à tabac, toutes occupations interdites à la femme du peuple.

La Coréenne porte un costume assez semblable à celui de la moukère algérienne. D’abord une chemisette en toile transparente s’arrêtant au-dessus de la poitrine, puis, attachés en dessous, une série de pantalons superposés : le nombre des pantalons croît avec le rang et la fortune ; ils sont recouverts par une robe de gaze, presque

CORÉENNE PORTANT SON ENFANT.
toujours d’un bleu violet. Les cheveux

plats et collés sur le dessus de la tête, se terminent en chignon dans le cou. À la ceinture sont suspendus la blague à tabac et l’étui renfermant les lunettes. Celles-ci sont énormes, montées en écaille et munies de verres fumés ; c’est à la richesse des lunettes, véritable objet de luxe, que l’on peut apprécier l’élégance d’une femme.

De même que la Japonaise a constamment près d’elle un vase de fleurs, la Coréenne garde toujours à portée de sa main le « vase national ». Cet objet indispensable sert d’oreiller ou de crachoir, parfois il contient du riz ou tout autre chose, il me suffit, du reste, de dire que c’est un ami constant et fidèle, dans l’intimité comme dans le monde.

La pudeur féminine existe en Corée ; elle consiste à ne jamais laisser voir la nudité des pieds. Les convenances ordonnent aussi à la Coréenne de condition de ne sortir jamais que dans une petite boîte peinturlurée, rehaussée de cuivre et de

MAÎTRE D’ÉCOLE CORÉEN.

fer-blanc et secouée très énergiquement par deux robustes porteurs.

Il y a peu de temps encore il était interdit aux habitants de Séoul de rentrer dans la ville une fois le soleil couché ; les portes des murailles étaient fermées et les clefs déposées au Palais. Il est vrai que les portes s’entrebâillaient sous la pression du pourboire et que les murs avaient des brèches qui permettaient l’escalade. Il était également défendu aux hommes de circuler le soir dans les rues. Cette interdiction ne s’étendait pas aux femmes, et certains noctambules, pour éviter tout ennui, adoptaient sans scrupule le costume féminin. Toutes ces mesures de précaution avaient pour but de rassurer l’Empereur, qui vit dans la crainte depuis que les Japonais ont assassiné sa femme, l’Impératrice Min. Le monarque apeuré a quitté le vieux Palais et ses jardins, magnifiques, pour se réfugier auprès des légations dans un enclos de masures et de bicoques où l’on travaille à lui construire un nouveau palais.

De nombreux soldats assurent la garde du monarque. Ils sont armés de fusils Gras et serrés dans des uniformes à l’européenne. Beaucoup ont gardé les cheveux longs, si bien que, sous le képi, on aperçoit toujours le serre-tête et l’effet n’en est pas très martial. D’ailleurs, l’armée coréenne, comme

AVENUE DES MINISTÈRES À SÉOUL.

la garde nationale de nos pères, présente souvent un caractère assez bourgeois, témoin cet ordonnance qui suit son officier en portant avec respect le vase à tous les usages dont j’ai parlé plus haut.

La crainte est le commencement non seulement de la sagesse, mais aussi de la générosité : l’Empereur paye assez largement ses soldats et, par une attention paternelle, envoie à chacun d’eux, au jour de l’an, un éventail en papier de riz. La solde est de 5 à 6 yen par mois et suffit à faire vivre une famille ; aussi le droit de servir s’achète-t-il comme une charge.

J’avais fait le portrait du ministre des finances, Y-Yong-Ik, cet ancien coolie devenu personnage tout-puissant. Notons en passant qu’un ministre coréen offre un singulier mélange d’affectation et de simplicité. En temps ordinaire, rien ne le distingue extérieurement du commun des mortels et il daigne très bien se faire véhiculer en pousse-pousse ; mais qu’il se rende à une cérémonie officielle, il accroupira Son Excellence sur une peau de tigre dans une chaise à porteurs, ou bien, s’il se contente d’aller à pied, deux serviteurs, le tenant sous les bras, soutiendront ses pas chancelants ; ceci pour montrer au peuple l’état d’épuisement où l’ont mis les affaires de l’État.

UNE BOUTIQUE À SÉOUL.

Le portrait de Y-Yong-Ik ayant plu, j’avais été invité à exécuter également celui de Sa Majesté, et rendez-vous avait été pris à une heure précise pour la première séance de pose. Quand j’arrivai, l’Empereur dormait encore, suivant son habitude. Ce monarque fait du jour la nuit et de la nuit le jour, cela au grand désespoir de ses ministres qui se soucient peu d’expédier les affaires de l’État à trois heures du matin. Le seul bénéficiaire de ce système est la compagnie d’électricité, l’étiquette voulant que le moindre recoin du palais soit éclairé quand l’Empereur est debout. On ne saurait avoir meilleure clientèle.

Pour charmer mon attente, je reçois la visite du petit prince impérial, âgé de six ans et déjà protégé des Russes qui veulent en faire un futur Empereur : le bambin, d’humeur fort turbulente, est constamment suivi par un serviteur qui, bon courtisan, s’esclaffe à chacune de ses espiègleries.

À six heures, on m’introduit auprès de Sa Majesté qui vient de se réveiller. Elle me reçoit derrière une table recouverte d’une simple moquette, sans nul apparat, et j’ai l’impression d’être en face d’une Majesté joviale, bourgeoise et bon enfant. Sa physionomie, intelligente et expressive, contraste avec la face inerte de son fils aîné, le prince héritier, pauvre déshérité de la nature, aux gros yeux à fleurs de tête, et si myope que les serviteurs qui l’entourent doivent littéralement voir pour lui. À l’inverse des Coréennes qui s’affublent de lunettes par snobisme, le pauvre garçon ne peut recourir à celles dont il aurait si grand besoin puisque les usages défendent le port de cet

PAYSANNE CORÉENNE SE RENDANT AU MARCHÉ.
ornement devant un supérieur, et que le malheureux prince vit avec son père.

Tandis que je travaille, j’entends un bruit sec et, en même temps, je vois un petit doigt émerger du mur ; c’est une femme impériale qui, de la pièce voisine, a eu la curiosité de considérer le « grand professeur de peinture » et a trouvé tout simple de pratiquer un « regard » dans la cloison faite. d’une simple feuille de papier. Peu après, l’audience prend fin sur quelques phrases aimables du souverain qui me fait dire que « j’ai l’air bien vieux, » traduisez : « Vous avez une figure intelligente, vous avez dû beaucoup travailler. » Il faut juger les formules à leur intention.

Le lendemain, quand je reviens pour la deuxième séance, je trouve un repas préparé à mon intention, et les premiers eunuques me font l’honneur de prendre place à mes côtés. Au dessert, une délicate surprise : les danseuses impériales — il y en a 80, fournies par les 8 provinces de l’Empire, à

TOMBE D’UN GRAND MANDARIN À SÉOUL.

raison de 10 par province — entrent dans la salle et exécutent des danses d’abord guerrières, puis religieuses, terminées par des rondes autour d’un arbre fleuri de papier rose. Elles portent une coiffure monumentale de faux cheveux nattés et dansent avec assez de grâce sur un rythme monotone et lent. Elles ne semblent point farouches et ne craignent pas de venir

BONZES CORÉENS EN PRIÈRE.

près de moi prendre un cigare dans la boîte déjà largement entamée par mes compagnons, les serviteurs.

Enfin l’esquisse du portrait est terminée : l’Empereur, en grand costume, est assis sur un trône doré, derrière lequel se déploient les panneaux sculptés et fouillés à jour d’un paravent en laque rouge. Sur une toile de fond, due au pinceau d’un artiste indigène et d’un effet fort décoratif, un soleil jaune collabore avec une lune également jaune pour éclairer un paysage où s’entassent, en

ANCIEN PALAIS DES MÛRIERS.

une confusion pittoresque, les montagnes, les forêts, les fleuves, les rochers, la mer. Désireux de me remercier de mon travail, Sa Majesté me fait demander ce qu’il me serait le plus agréable de recevoir : une décoration ou un souvenir. La Corée a produit jadis de jolis bibelots, des incrustations, des pièces ciselées, des porcelaines rares, j’opte donc pour le souvenir et, la veille de mon départ, je vois arriver, en grande pompe, un mandarin spécialement choisi comme sachant le français. Il escorte un brancard porté par deux serviteurs et chargé des présents impériaux. En voici la nomenclature d’après la traduction même du mandarin :

1o 53 éventails en papier de riz et en lamelles de bambou, destinés à procurer toujours de l’air frais au voyageur ;

2o 12 nattes sur lesquelles le voyageur pourra s’accroupir ;

3o 12 stores contenant des caractères de bonheur qui garantiront le voyageur contre les ardeurs du soleil.

Soit au total 77 objets…

Je regrette la décoration.



AU JAPON



Au Japon


Un Japonais qui avait beaucoup voyagé et s’était frotté de longues années à la civilisation occidentale, disait un jour à un de mes amis « Je comprends pourquoi le système de Darwin a trouvé tant d’adeptes en Europe. C’est que vous tenez beaucoup du singe. » Et, devant l’ahurissement de son interlocuteur : « Eh oui ! n’avez pas comme lui la face couverte de poils ? » Il avait oublié de se regarder dans une glace.

Je rapporte ce trait, parce qu’il résume le caractère du peuple. Le Japonais est laborieux, et sa faculté d’assimilation est grande ; mais le sens critique lui manque, et la fable de la « paille et de la poutre » lui serait souvent applicable. De plus, chez lui, l’absorption est indigeste et la transformation toute superficielle. Il lui a suffi de 40 ans pour passer du moyen âge le plus ténébreux à notre modernisme politique et gouvernemental ; les années ont remplacé les siècles. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le nouvel homme n’a pas détruit l’ancien, il s’y est superposé ou plutôt juxtaposé. Le magistrat, l’ingénieur ou l’industriel que vous avez vu l’après-midi, vêtu à l’européenne et assis derrière un bureau, sitôt rentré le soir dans sa maison — demeurée ancien style — dépouillera bien vite la redingote ou la jaquette pour endosser l’ample kimono et chausser les sandales ; puis, accroupi par terre, il conversera non sur la science moderne, mais sur les légendes mythologiques du vieux temps. Avec le costume de ses pères, il a repris sa mentalité d’autrefois. Dualité curieuse et déconcertante.

Je trouve en général, dans les ouvrages

MOUSMÉS PORTANT LEURS FRÈRES ET SŒURS.

sur ce pays, un parti pris d’enthousiasme ou de dénigrement. À mon avis, les deux notes sont exagérées ; le pour et le contre se balancent ici plus que partout ailleurs. En général, l’impression première est toute favorable ; on admire de loin ces ports à l’aspect si riant dans leur décor de bambous et de cèdres, ces îles qui portent jusque dans les nuages blancs leurs pics où verdissent les pins ; et puis on voyage facilement ; les hôtels semblent confortables et l’accueil cordial ; il n’est pas jusqu’au policeman à l’anglaise qui ne paraisse un cicerone d’une complaisance inépuisable. Passons maintenant au revers de la médaille : derrière le sourire, nous trouvons la grimace, et, sous la courbette, l’hostilité et le mépris ; le Japonais est arrogant et ne peu souffrir l’Européen qui fut son éducateur. Son esthétique est petite et étriquée ; les monuments sont curieux par le détail, mais aucune invention dans les grandes lignes. Les artistes ont perdu la tradition des grands siècles et la production moderne n’est guère que de la camelote. Arts, paysage, habitants, tout est conventionnel et mesquin.

J’en excepte cependant deux sujets intéressants et d’une grande couleur locale : la femme et l’enfant.

Ils sont charmants — et le paraissent encore davantage par le contraste des adultes — les marmots japonais, enfouis dans leurs robes longues aux tonalités voyantes sur lesquelles s’épanouissent des fleurs multicolores. Signes particuliers : ils sont sages et ne pleurent presque jamais. Pas encombrants non plus dès l’âge de quelques mois on les attache au dos de leur frère ou de leur sœur aînés, qui comptent quelques printemps de plus, et ceux-ci ne se font point faute en jouant et en s’ébattant de secouer en tous sens le petit ballot vivant qui ne semble nullement s’en émouvoir. Les filles ont des noms de fleurs, des noms tendres et poétiques, tandis que les garçons s’appellent horrifiquement : ours, tigre, rocher. Les uns et les autres ont leur solennité spéciale : au mois de mars, on célèbre la fête des filles ; toutes les poupées en atours du temps jadis sont disposées sur des planchettes devant lesquelles la gent enfantine vient défiler et faire la dînette. Le jour de la fête des garçons, chaque famille plante un mât au-dessus de la maison, et d’énormes carpes en papier rouge ou jaune volent tout autour : autant de carpes autant de rejetons mâles au foyer. Pendant le mois de mai, le ciel est peuplé du vol des poissons.

La Japonaise est d’ordinaire mal conformée ; de plus, la ceinture qui entoure sa taille a l’épaisseur d’un coussin et, sous le kimono, lui fait un dos énorme. Les cheveux, d’un beau noir, sont peignés avec beaucoup de soins, et le genre de coiffure indique la jeune fille, la jeune femme, la veuve, la belle-mère. On peut dire que les femmes portent leur état civil sur leur tête ; seules peut-être au monde elles n’ont aucun ornement en contact avec la peau : bracelets, colliers ou bagues.

COIN DE MARCHÉ À NAGASAKI.
Leur costume, très harmonieux de nuances,

se maintient dans les gris, d’une finesse exquise. Mais quand elles marchent, leurs sandales, attachées par un cordon passé entre

ENTRÉE D’UN TEMPLE À KOBÉ.

le pouce et le second doigt, leur tournent le pied en dedans et donnent à leur allure une grâce de canard.

Aussi ne faut-il les voir qu’au repos, au milieu des plis harmonieux de leurs robes soyeuses ; elles sont alors charmantes, ne révélant que ce qu’elles ont de mignardise et de grâce, le rire distingué de leurs lèvres et la ligne délicate de leur nuque ; jolis petits objets d’art qui savent, en des gestes menus et délicieux, servir le thé, bourrer une pipe, respirer une fleur et jouer du shamisen avec une inconscience musicale parfaite. C’est bien la Madame Chrysanthème telle qu’on l’a rêvée.

Mais non pas telle que la veulent les Japonais, qui reprochent à Loti de n’avoir vu que la grâce extérieure et d’avoir négligé les qualités sérieuses. De fait, Madame Chrysanthème s’est transformée ; tandis que la Chinoise restait l’esclave ignorante et stupide, la Japonaise, elle, s’instruisait, s’éduquait et acquérait ainsi une certaine influence.

Le féminisme semble même s’acclimater au Japon ; l’on y voit aujourd’hui des doctoresses, des avocates ; nombre d’institutrices professent dans les lycées et les écoles normales.

La femme est devenue socialement l’égale de l’homme : elle entretient l’autel des ancêtres et, gardienne vigilante du patriotisme, apprend aux enfants à connaître les gloires du pays.

À l’heure actuelle, le Japon est entièrement ouvert aux étrangers et les chemins de fer le parcourent de bout en bout. Les gares ont un aspect européen : mêmes marchands de journaux, mêmes cartes postales, mêmes réclames. Celles-ci s’étalent partout, le long de la voie, au milieu des rizières ; sur le haut d’une colline, vous apercevez une pancarte vantant, en énormes caractères blancs et rouges, les mérites d’une marque de bière ou les qualités d’une étoffe.

« Chassez le naturel, il revient au galop. » Les gentlemen, impeccablement gantés, — c’est un trait distinctif — qui partagent mon compartiment ont quitté la position assise pour s’accroupir en tailleurs, non sans avoir préalablement retiré leurs bottines. À l’une des stations ils s’esquivent, et je les vois revenir avec l’équivalent de nos paniers de route, c’est-à-dire une petite boîte garnie de poisson cru, de gâteaux et de riz qu’ils mangent fort proprement avec deux baguettes, Les femmes s’accroupissent également mais, pour ne pas déranger la symétrie de leur coiffure, elles s’installent face à la vitre ou à la paroi, et l’on dirait alors des poupées mal rangées sur une étagère.

Entre Kobé et Tokio, le paysage est un kakémono mouvant, mais un kakémono aux couleurs crues et criardes qui aurait besoin, pour s’harmoniser, de la patine du temps. Et, comme dans les estampes, c’est pendant des heures l’obsession du Fusi-Yama, l’ancien volcan éteint, la montagne aux cimes neigeuses, le Fusi-Yama, piton sacré, emblème national.

Mais à la rapidité du train, le vrai touriste préférera la pittoresque lenteur du pousse-pousse, et son

DEVANT UN THÉÂTRE À TOKIO.

étoile du berger sera naturellement la crête du Fusi-Yama. Il trouvera, chemin faisant, des auberges proprettes, lavées et astiquées à se croire en Hollande ; et de fait, avant l’ère moderne, les Hollandais seuls étaient admis à commercer avec le Japon ; lequel des deux peuples a déteint en propreté sur l’autre ? Je l’ignore.

Ces auberges aimables sont, comme toutes les maisons du pays, construites exclusivement en bois ; elles ignorent les cheminées.

Des cloisons à coulisses forment les chambres, et les fenêtres ont, en guise de vitres, des feuilles de papier opaque, qui interceptent le soleil, mais laissent pénétrer une clarté diffuse.

Le plancher est recouvert de nattes, sur lesquelles on ne marche qu’après avoir retiré ses bottines. Comme meubles, un vase posé sur une petite table et contenant une plante ou une fleur, un kakémono accroché au mur, un brasero en cuivre, un plateau avec sa théière, un tube de bambou servant de crachoir, c’est tout. Pas de lit ; on dort dans des couvertures ouatées que la petite servante est allée chercher dans un

ACTEUR MIMANT UNE SCÈNE GUERRIÈRE.
placard dissimulé et qu’elle vous présente

avec force saluts et génuflexions.

Au matin, toutes les cloisons sont ouvertes ; chacun prend son tub — un baquet sert à cet usage — dans une miniature de jardin, ombragé de tout petits arbres, arrosé d’une rivière minuscule et planté de maisons microscopiques. On est exposé aux rayons du soleil.

J’emporte un souvenir reposant de la petite auberge calme et tranquille où, sans bruit, glissent les petites servantes ; et, malgré moi, je pense à nos hôtels de province, aux chambres moroses avec leurs alcôves qui sentent le moisi et leurs papiers peints couleur de punaise.

Les villes du Japon ont été si souvent décrites que je ne veux pas entreprendre de variation sur ce thème. Je ne parlerai donc ni de Nara, ni d’Osaka, ni de Kiôto, ni de Nikko, ni même de Tokio dont la superficie excède celle de Paris. Il faut les voir toutes ; il faut les voir au moment du pèlerinage des temples, quand les pêchers rosissent le paysage.

Le Nippon est friand de pèlerinages, non pas, comme l’Hindou, par ferveur religieuse — car son bouddhisme est assez tiède, — mais parce qu’il trouve dans les sanctuaires des souvenirs de ses gloires, de sa dynastie impériale, vieille de 2500 ans. Et puis il y a les objets d’art, les vieilles peintures, les laques, les armures ; le moindre paysan est curieux de ces choses du passé, qu’il aime d’instinct et qu’il sait devoir admirer. Enfin, les temples occupant généralement les sites les plus remarquables, il satisfera son amour de la nature arrangée et pomponnée en contemplant un point de vue pittoresque, une cascade, un pont rustique, un ruisseau serpentant près d’un parterre de lotus. Il entre dans le lieu saint, après avoir eu soin de se déchausser, et les socques de bois, par centaines, semblent auprès des portes monter la garde ; puis, ses dévotions accomplies, le pèlerin va dans les jardins de thé

VUE DE FUSI-YAMA.

qui avoisinent toujours les temples. Là, sur une terrasse dont les pilotis plongent dans un petit lac, abrité sous un dôme de verdure et de fleurs, il déguste, des heures durant, des boissons variées : thé, saké (eau-de-vie de riz) eaux minérales. Et dans ce cadre délicieux, les heures paraissent douces.

Dans la rue : flic, floc, tel est le bruit dominant ; flic, floc, c’est le claquement sec et répété des socques de bois sur le pavé. Chaque pays a son odeur et son bruit particuliers.

La ville japonaise peut se caractériser par le flic-floc qui emplit ses rues. Quand il pleut, le flic-floc est plus rapide et plus répété, et le petit homme est comique en essayant de faire des enjambées avec ses petites jambes qui n’en peuvent mais.

Le peuple de la rue : des travailleurs en manteau de paille, des vendeuses d’arbres nains, des marchands de journaux criant le Tokio nichi-nichi ou le Jiji, les nettoyeurs de pipes avec leurs bouillottes, les innombrables kouroumaias ou traîneurs de pousse-pousse, toujours prêts à charger, ne relayant jamais et capables de galoper pendant des heures. Les ouvriers se reconnaissent à leurs vêtements collants et uniformément bleus ; dans le dos de grosses lettres en toile blanche indiquent leur profession.

Le Japonais est né flâneur, ce qui le rapproche du Français ; il s’empresse aux foires, assez semblables à celles de chez nous, où ne manquent ni les loteries ni les baraques de lutteurs. Volontiers il s’arrête devant les banderoles et les vastes pancartes qui s’étalent devant les théâtres et racontent les péripéties de la pièce. Entrons dans la salle de spectacle : elle manque de sièges, mais se divise en une multitude de carrés formant des cases minuscules et dans lesquelles les spectateurs s’accroupissent par groupes.

Sur la scène, nous sommes en pleine épopée : un samouraï terrible brandit une torche et se couvre de gloire en accomplissant des exploits fabuleux. Avant 1868, les acteurs se tenaient au ban de la société ; ils ne pouvaient sortir que le visage entièrement couvert. Leur condition s’est relevée, mais le préjugé contre le théâtre subsiste ; un homme du monde se commettrait en allant au spectacle.

Le Japon moderne semble vouloir rompre avec son passé et répudier ce qui faisait son originalité et son charme, pour entrer dans une ère nouvelle et conquérir sa place parmi les grandes puissances. Une des premières manifestations de ce renouveau a été la guerre déclarée à la Russie. En cela, la nation jaune n’a pas menti à son tempérament ; à l’encontre de sa belle-sœur, la Chine, elle a toujours été guerrière. Ses troupes ont, lors de la guerre des Boxers, fait l’admiration de tous par leur froide intrépidité : ce n’est pas trop de dire que, grâce à leur intervention et à la décision dont elles ont fait preuve, elles ont sauvé les légations assiégées dans Pékin. Leur service d’espionnage n’a pas été non plus étranger à ce résultat : on peut affirmer que partout où il y a un barbier ou un photographe, il y a un espion japonais.

L’Empire du Soleil Levant réalisera-t-il son rêve ambitieux : l’Extrême-Orient aux Asiatiques sous la suprématie japonaise ? Les

UNE DAME JAPONAISE SE PROMENANT EN KOUROUMA.

événements de demain nous le diront. Tout concourait, il faut bien s’en rendre compte, à pousser les deux nations l’une contre l’autre : guerre de race, guerre d’intérêt aussi. À la Russie, il fallait un débouché vers le Pacifique. Le Japon, de son côté, avait besoin de la Corée pour y déverser le trop-plein de sa population, pour y écouler sa production commerciale. C’est à la Corée que le Japon doit sa religion et ses beaux-arts. Seulement l’élève a marché, tandis que le maître restait stationnaire ; conscient de sa supériorité, il veut devenir le maître à son tour.

La conflagration a résulté du choc de ces deux nécessités contraires et de ces deux ambitions rivales. Quelle que soit l’issue du combat, ce sera la pauvre Corée qui paiera les pots cassés.

Dans la folie de leur orgueil, les Japonais n’admettent pas l’hypothèse d’une défaite. Un des leurs, M. Hotomi, écrivait ces lignes quelque peu pompeuses : « La longue durée de l’Empire du Soleil Levant est une des choses les plus merveilleuses de ce monde. Quand il vit la lumière, tous les peuples européens dormaient encore dans les entrailles du chaos. C’est 333 ans avant la conquête des Indes par Alexandre et 612 ans avant la victoire de César sur Pompée que Jinmiu Ier, Empereur du Japon, plaça le berceau de l’Empire parmi les fleurs odoriférantes des plaines du Yamoto… Les Japonais n’ont jamais connu la défaite… Si les victoires et les conquêtes sont vraiment la gloire d’un pays, comme on le dit, l’histoire du Japon est vraiment pleine de gloire. »

Ce dithyrambe est à peu près exact en ce qui touche le passé. L’avenir lui donnera peut-être un démenti cruel.


TABLE DES GRAVURES


Vue d’un village en Transbaïkalie 
 9
Une gare du transsibérien devant le samovar 
 11
Caravane transportant du thé 
 13
Femmes sibériennes se rendant au marché 
 15
Mandchou s’exerçant au tir de l’arc 
 17
Une famille en route pour Irkoustk 
 19
Un cortège nuptial chinois 
 21
Une rue à Moukden 
 23
Barques dans le port de Niou-tchouang 
 25
Voyageurs chinois prenant le transsibérien 
 27
Un marchand de faucons 
 29
Pompiers chinois se rendant au feu 
 31
Une rue à Niou-tchouang 
 33
Marchand d’oignons devant son étalage 
 39
Une rue à Séoul 
 41
Coréen revêtu du costume de deuil 
 42
Cheval chargé de planches 
 43
La chaise de l’ambassadeur de France 
 45
Simple particulier en pousse-pousse 
 47
L’Empereur de Corée 
 49
Coréenne portant son enfant 
 51
Maître d’école coréen 
 53
Avenue des ministères à Séoul 
 55
Une boutique à Séoul 
 57
Paysanne coréenne se rendant au marché 
 59
Tombe d’un grand mandarin à Séoul 
 61
Bonzes coréens en prière 
 62
Ancien palais des mûriers 
 63
Mousmés portant leurs frères et sœurs 
 69
Coin de marché à Nagasaki 
 73
Entrée d’un temple à Kobé 
 75
Devant un théâtre à Tokio 
 79
Acteur mimant une scène guerrière 
 82
Vue de Fusi-Yama 
 85
Une dame japonaise se promenant en kourouma 
 89



TABLE


 35
 65