En Finlande (Souvenirs d’une jeune fille)/02

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II


Les jours s’écoulaient paisibles. Je m’étais vite accoutumée à la monotone régularité de la vie de pension et je ne songeais pas à m’en plaindre.

Chaque semaine, me venait de la maison paternelle une lettre débordant d’affection, de conseils et de tendres avis de ma bonne mère. Si occupé qu’il fût, mon père trouvait presque chaque fois le temps d’y ajouter un mot. Longue missive et petit billet me ravissaient également, et même les informes gribouillages de ma petite Elsa. Il y avait tant à me dire sur tout ce qui se passait chez nous, car je n’oubliais rien ni personne.

Tous les dimanches, partait ma réponse, pleine de minutieux détails sur ce que je faisais, voyais, apprenais. Et, comme de juste, les faits et gestes du quatuor y jouaient un grand rôle. Plus nous nous connaissions, Hanna, Aïno, Sigrid et moi, plus nous nous aimions ; du même âge, et à peu près de même force, nous luttions sans pitié aux heures de classe pour ne pas nous laisser dépasser les unes par les autres, notre amitié n’excluant pas les franches rivalités scolaires.

Le quatuor, mon père nous avait bien nommées. Attirées d’instinct par des affinités mystérieuses, nous nous complétions, et, pendant les récréations, toute rivalité cessant, nous nous entr’aidions. Hanna et Sigrid étaient de petites espiègles, d’une extrême vivacité, que leur nature primesautière entraînait souvent au delà des limites permises. Au contraire, Aïno était très calme, très sage, d’une prudence sans pareille, d’un jugement au-dessus de son âge. Pour moi j’avais une ténacité peu ordinaire chez une fillette de treize ans et une certaine réserve me restait de mon éducation première. La sagesse d’Aïno me plaisait, mais les saillies de Hanna me ravissaient, et les éclats de rire de Sigrid étaient communicatifs comme nul autre.

Tout semblait concorder pour nous lier davantage. Les mêmes livres nous avaient égayées ou émues, les mêmes leçons nous passionnaient, et c’était à qui de nous témoignerait le plus d’affectueuse reconnaissance à notre chère maîtresse, cette Mlle Mathilde qui m’avait tellement effrayée le premier jour et qui était pleine de bonté et de douceur, quoique sa main fine tînt ferme les rênes du gouvernement de notre classe.

Avec quelle rapidité s’écoulaient les semaines et les mois.

Le matin, levées, habillées de bonne heure, lestées de ce substantiel déjeuner des pays froids, nous nous trouvions, dès huit heures moins vingt, au pied de l’escalier de la salle d’études encore fermée. Externes et pensionnaires babillaient à qui mieux mieux. C’était le moment des confidences, des questions, des nouvelles du dehors. On n’ouvrait les portes de la classe qu’à huit heures et il y avait tant de curiosités à satisfaire. Ne fallait-il pas, de toute nécessité, savoir si Hélène avait terminé son devoir de géographie, si Grétel avait pu trouver dans le dictionnaire tous les mots de sa version de français, si Maya avait bien appris sa leçon d’histoire et si Selma avait été grondée par sa mère pour ses multiples fautes de la veille.

Au bruit de la clef dans la serrure, les conversations les plus palpitantes d’intérêt cessaient brusquement et toutes les fillettes n’avaient plus qu’une préoccupation : arriver première à sa place et « repasser » la leçon du jour avant l’entrée de la maîtresse.

Quelle précipitation. C’est, sur l’escalier de bois, comme un roulement de tonnerre, une bousculade effrénée vers l’antichambre où se trouve le vestiaire. Chacune des élèves a son endroit réservé : une patère pour y accrocher manteaux et capelines ; une case pour y dé­poser les patins ou les caoutchoucs qui per­mettent aux petits pieds de rester chauds et secs pendant toute la durée de la classe.

Qu’on se dépêche ! On a tant à faire : prendre en son cartable les livres et cahiers, emportés la veille pour étudier chez soi, et les ranger dans son pupitre, s’assurer que les plumes sont en bon état, les crayons taillés, et, pour tout cela, on n’a que quelques instants. Quand sonne la première cloche, cinq minutes avant huit heures, toutes les écolières doivent être en place, et silencieuses.

À huit heures juste, au son de la seconde cloche, toutes se lèvent et, à la file, se dirigent, division par division, vers la salle com­mune où l’on fait la prière du matin. L’une des grandes s’assied devant l’orgue-harmonium et, ayant au préalable indiqué le psaume qu’elle se dispose à accompagner, frappe les premiers accords. Avec un ensemble parfait, ces voix argentines entonnent le psaume désigné, puis la directrice lit un chapitre de la Bible, que l’on écoute dans le plus profond recueillement ; elle y ajoute une courte prière qui trouve un écho dans tous les cœurs. Après quoi les élèves, toujours muettes et sérieuses, reprennent, dans le même ordre, le chemin de leurs classes respectives, et, pour une heure, on ne songe qu’à étudier.

Au bout de cette heure, la cloche annonce, non plus le travail, mais le repos : dix mi­nutes de récréation. Qu’on a vite fait de fer­mer livres et cahiers pour courir vers l’im­mense salle de récréation, l’hiver, ou la cour, l’été. Seule une fillette s’attarde en la classe déserte, c’est celle qui a sa « semaine d’ordre ». Elle ouvre les fenêtres pour renouveler l’air et prépare le nécessaire pour la leçon sui­vante.

De la salle où l’on s’amuse partent des cris de joie, des éclats de rire. C’est la réaction après une heure d’immobilité absolue et de tension d’esprit dans un silence complet. On chante. On danse, parmi les plus petites, et ce sont des hurlements de bonheur quand on peut, au passage, enserrer un austère profes­seur dans la ronde joyeuse.

Les maîtresses se prêtent bénévolement au jeu ; autant elles savent maintenir la disci­pline en classe, autant elles sont familières et maternelles partout ailleurs que dans l’exercice de leurs fonctions. Aussi il faut voir combien leurs élèves les aiment.

Volontiers les autres peuples s’imaginent les populations du Nord froides, compassées, peu expansives en paroles et pas du tout démonstratives ; mais nos petites Finlandaises sont souvent très caressantes, très affectueuses, presque méridionales dans leur manière d’être. Cela tient peut-être à notre ori­gine demi-asiatique. Quand on pense que nous sommes cousins des Magyars de Hongrie, on s’étonne moins de nos caractères ardents.

Mais me voilà loin des dix minutes de récréation entre chaque heure de classe.

Si vous les entendiez, ces fillettes rieuses, chantant Tule-tule, Kultani et autres chants populaires, mélodies plaintives, rêveuses ou entraînantes, vous auriez envie d’en faire autant…

Les maîtresses ont l’œil à tout, elles surveillent les exercices gymnastiques à côté, et si, par hasard, une « petite » pleine d’ardeur a grimpé au dernier échelon de l’échelle ou tout au haut de la corde à nœuds, et n’ose plus redescendre seule, elle n’a pas le temps d’avoir peur, une main secourable l’a déjà soutenue.

La cloche interrompt les jeux comme par enchantement. On se retrouve devant son pupitre et un second coup de cloche ramène le silence avant même que le professeur soit entré dans la salle. De jeunes sous-maîtresses ont mission de maintenir l’ordre ; mais l’habitude est si bien prise qu’elles ont bien rarement à élever la voix. La même ardeur apportée au jeu est mise dans l’accomplissement de ses devoirs, chez cette nation consciencieuse, habituée très jeune au raisonnement.

À dix heures, nouvelle interruption, celle-ci plus importante. Les externes s’en vont chez elles, les pensionnaires ont leur déjeuner qui les attend.

À midi recommencent les études.

Voulez-vous que nous assistions à une leçon d’allemand dans la première classe, par exemple ? Tous les regards sont fixés sur un grand tableau colorié que le professeur vient d’accrocher au mur. Le professeur, une jeune fille qui a séjourné deux ans à Hanovre pour acquérir un bon accent et qui a passé nombre d’examens, demande en allemand :

« Que représente cette image ? »

Les élèves qui se sentent capables de répondre à cette question lèvent la main, bien vite. Elles sont toutes anxieuses de montrer leur science. La maîtresse, Mlle Maria, désigne l’une d’elles :

« Parlez, Fredrika ; dites-nous ce que vous savez à ce sujet. »

Et Fredrika s’empresse :

« L’image représente une maison de paysans. C’est le soir, nous sommes en hiver, etc., etc. »

Mais Fredrika a fait des fautes et plusieurs de ses compagnes s’en sont aperçues. Fautes de prononciation, solécismes, erreurs quelconques, tout est relevé avec soin, expliqué, commenté, Mlle Maria provoquant les demandes et prodiguant les explications. La phrase enfin correcte, Fredrika doit la répéter en entier, la prononciation devenant alors le point principal et chaque élève répétant tout bas les intonations de Mlle Maria pour tâcher de « se les mettre dans la tête » dans l’oreille plutôt, devrait-on dire en langage écolier.

Mlle Maria passe alors à une autre élève :

« Faites-moi la description de cette chambre, Elli ? continue-t-elle, en allemand, bien entendu.

— La chambre est sens dessus dessous », répond Elli, une blondine potelée aux joues rondes pleines de fossettes.

Mlle Maria ne s’attendait guère à cette réponse, mais, riant de sa naïveté, elle ne peut s’empêcher de constater que Elli a raison. Il se trouve sur l’image des objets hétéroclites jetés pêle-mêle sur le plancher, et entassés dans le but exprès d’enseigner aux élèves des noms de choses usuelles.

Poupée, brosse, bottines, boîtes, jouet ; chacun de ces objets devient tour à tour le sujet de demandes et de réponses.

Mlle Maria est un vivant dictionnaire et tous les mots qui leur sont inconnus, les élèves attentives les notent à mesure sur leurs carnets pour les apprendre à loisir. Ainsi comprise, l’heure d’étude passe vite, sans fatigue, toujours intéressante et variée. C’est étonnant combien s’enrichit, en une seule fois, le vocabulaire des petites écolières. À la fin de la leçon, Mlle Maria relit à haute voix tous ces mots nouvellement appris et les fait prononcer à chacune à tour de rôle. On a juste fini lorsque la cloche appelle les studieuses petites filles dans la cour. C’est encore une récréation. Elle se passe en plein air. Il fait si beau, il faut profiter d’un rayon de soleil. Sur la neige légèrement durcie, les diamants ruissellent, les sapins ont des pendeloques de givre scintillantes comme des bijoux de prix. Les fillettes sont peu sensibles aux beautés de la nature : mais, en tous pays, la neige a tant de charme pour les enfants. En Finlande, pendant les longs mois d’hiver, on patine, on fait des promenades en traîneau, des maisons de neige, que sais-je !

Ce jour-là, ce sont des boules de neige, activement jetées. Les espiègles prennent même pour cible M. Olan, professeur d’histoire, un bon vieux monsieur à barbe blanche et à lunettes, que les pensionnaires appellent « Papa » et qui est un vrai grand-père pour toutes.

M. Olan ayant eu le malheur de traverser la cour pendant que ses élèves s’amusent, transformées en vaillants guerriers, reçoit une avalanche de munitions qui s’effritent sur sa houppelande et en font un Bonhomme Hiver, une statue de neige.

M. Olan sait entendre la plaisanterie. Comme un lion en colère, il secoue en riant sa chevelure presque aussi blanche que la neige qui la poudre et il est prêt à la riposte. Il se baisse, prend de la neige à pleines mains et, bien armé cette fois, attaque à son tour.

Toutes, alors, se liguent contre M. Olan, qui va avoir affaire à forte partie. Heureusement pour lui, la cloche disperse les assaillants et le devoir reprend pour une heure ses dociles victimes.

Après quoi, nouvelle récréation de dix minutes et nouvelle étude jusqu’à trois heures ; puis, les cours terminés définitivement, le cantique final chanté et la prière dite avec le même cérémonial que le matin, les fillettes ont tout le reste de la journée pour se reposer, jouer et se préparer pour leurs leçons du lendemain.

C’est à ce moment que nous, le quatuor, nous nous retrouvions, toujours avec le même plaisir, pour étudier ensemble, nous aider mutuellement à faire nos devoirs et ensemble nous amuser des mille riens qui font la joie des pensionnaires de tous les pays, quels que soient leur âge et leur sagesse.