En Orient/L’Idole

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Traduction par Jean Lahor.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 223-230).
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L’Idole



L’IDOLE


D’après un conte de la vieille Égypte.



A Henri Brewster.




Un prêtre saint rêvait, assis au bord du Nil ;
Et c’était par un soir aimant, un soir d’avril,
Un de ces soirs brûlants qui troublent toutes choses ;
Sur l’or du ciel passaient des vols de flamants roses ;
Et loin, à l’horizon, où se perdaient ses yeux,
Semblaient, mirage ardent, apparaître les Dieux…

Quand il vit, demi-nue et splendide, une femme
Qui venait se baigner au fleuve, et dans son âme
Il sentit un tel choc d’amour, un tel désir,
Qu’il souffrit et trembla, comme près de mourir…
Des esclaves armés accoururent ; le prêtre
A pas lents s’éloigna, gardant en tout son être,
A l’extase, au désir mêlé, ce tremblement
Qu’il avait pris soudain dans le rayonnement,
Dans l’éclat foudroyant de cette forme nue.

Il apprit d’où venait cette femme inconnue :
Courtisane fameuse, elle était de Memphis.
Dès lors ne rêvant plus qu’à la tige de lis
De ce long corps divin, adorable, sans tache,
Il devint chaque jour plus débile et plus lâche.
Il lutta, ses efforts demeuraient superflus ;
Il aimait ses enfants, il ne les aima plus ;
Il écartait, brutal, leurs petites mains douces ;
Sa femme dit : « Qu’as-tu, pour que tu nous repousses ? »
Et son mal à la fin le tortura si fort,
Qu’il comprit que l’Amour, puissant comme la Mort,
Pouvait tuer aussi, non moins qu’elle inflexible !…

Alors un jour, poussé du désir invincible,

Oubliant tout, les Dieux, son temple, sa maison,
Sa femme et ses enfants, n’ayant plus sa raison,
Et de la courtisane ayant franchi la porte,
Il la revit !… Courbé, d’une voix presque morte,
Devant l’être aux seins purs, qui se montraient encor
Sous un fin voile noir, pailleté de points d’or,
Il soupira : « Je meurs et t’adore, ô Déesse,
Mais je voudrais mourir en goûtant ta caresse.
Oh ! réponds : que faut-il pour approcher de toi ?
Ton prêtre est là qui prie : impose-lui ta loi ;
Tous mes biens à tes pieds, est-ce assez pour offrande ?
— Je vaux plus, lui dit-elle, et je l’attends plus grande.
Déesse, j’ai le droit, comme certains des Dieux,
D’exiger des trésors qui soient plus précieux.
Du ciel blanc de ma chair tu rêves les délices ;
Sur mon autel je veux aussi des sacrifices :
Tes enfants m’ont raillée hier, tu les tueras,
Et je te recevrai peut-être entre mes bras. »
Et comme il répondait : « Laisse que je contemple
De plus prés ta beauté, seule aujourd’hui mon temple. »
Elle dit : « Tu connais maintenant mon vouloir ;
Obéis, et va-t’en ; je t’attendrai ce soir. »

Malgré leurs yeux de fleurs, malgré leur bouche tendre

Qui l’imploraient, hagard, ne pouvant les entendre,
Sa femme au loin, bourreau n’ayant plus rien d’humain,
Ses trois petits, il les étrangla de sa main…
Et puis, en titubant, il retourna vers Elle.

Assise sous la lune, effroyablement belle,
Elle songeait. Il dit : « J’ai tué les enfants… »
Elle l’illumina de regards triomphants,
Et, morne, murmura : « Ta femme vit encore :
Il faudrait qu’elle aussi fût morte avant l’aurore ; »
Et, faisant ruisseler la nuit de ses cheveux
Autour de ses reins nus, Elle ajouta : « Je veux
Ton amour pour moi seule, et sans aucun partage ;
Ta femme n’est point belle et paraît d’un grand âge ;
Pars, et tu reviendras, s’il te plaît, mais demain ; »
Puis Elle le chassa d’un geste de la main.
Et, sinistre, le prêtre alla vers sa demeure,
Se répétant sans fin : « Il faut donc qu’elle meure !… »

Sa femme, apercevant le maître, se voila :
« Nos trois enfants sont morts, quand je n’étais pas là,
Criait-elle avec des sanglots, et je les aime,
Et veux mourir aussi, pour les mener moi-même
Vers les Dieux souterrains… « Oui, meurs ! » Et, toujours fou,

Il se rua sur elle et lui rompit le cou.
Et dès le matin clair il repartit très ivre,
Riant d’un rire étrange et hurlant : « Je vais vivre ! »

Dans son grand palais d’or, fumant d’encens pour lui,
L’Idole était parée. « Est-ce enfin aujourd’hui
Que je vais posséder la Déesse qui tue ? »
Lui dit-il… Elle était ainsi qu’une statue,
Droite, les seins bombés, sublime, mais ses yeux
Qui luisaient par la chambre, astres noirs merveilleux,
Semblaient dans leur orgueil aussi froids que la pierre
D’un sépulcre ; et vers lui, dont tremblait la paupière,
Elle laissa tomber ces mots : « Je t’appartiens,
Paye-toi sur ma chair, dont les trésors sont tiens. »
… Or, quand l’homme, affolé d’amour, l’eut toute prise,
Elle avait dans les yeux le regard qui méprise,
Et loin d’Elle poussant cet esclave ébloui,
Mais trop soumis, trop lâche, Elle cracha sur lui.


1907.