En Orient
Les Quatrains d’Al-Ghazali
PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION
D’âme aimante et d’esprit inquiet, il erra toute sa vie à la recherche de la vérité, de pays en pays, d’un système à l’autre, mais s’arrêta surtout aux enivrantes rêveries du panthéisme musulman. Il fut longtemps soûfi, c’est-à-dire panthéiste comme le fut Kheyam, le délicieux poète persan, qui mourut vers 1124, et ainsi fut son contemporain.
N’ayant trouvé nulle part, pas même en cette doctrine, la satisfaction ni le calme, excepté, comme il l’avoue lui-même, « à de rares heures isolées », il revint vers la fin de sa vie à des études pratiques, surtout de morale, et « se réjouit des progrès utiles et bienfaisants de la science humaine[1] ». Al-Ghazali a écrit des traités religieux, philosophiques et moraux ; il n’a jamais écrit ou n’a pas laissé de vers. Au cas où il s’y fût essayé, peut-être eût-il pris la forme du quatrain, immortalisée par Kheyam, qui vécut près de lui, dans le Khorasân. J’ignore s’ils se sont connus.
PRÉFACE
DE LA DEUXIÈME ÉDITION
uelques-uns ont aimé ce livre,
trouvant en certains de ces quatrains
comme un « triple extrait » de la
poésie orientale, et en d’autres la vibration,
l’émotion sincère d’une âme moderne.
Beaucoup l’ont peu lu, ou, l’ayant lu, peu compris ;
la forme d’abord leur en a paru monotone.
Je conviens qu’il ne le faut pas lire tout d’un trait,
comme un roman à la mode ; et que ces parfums
d’orient, il est mieux peut-être de ne les respirer
que par gouttes.
Quelques-uns ont donc blâmé cette forme des quatrains, mais, faisant parler en vers le philosophe persan Al-Ghazali, qui vécut à l’époque de Kheyam, l’auteur de quatrains adorables, j’avais le droit de lui faire adopter cette forme poétique, très goûtée de son temps. Il est vrai qu’en France, où nous ne connaissons que si peu l’Orient, l’on ignore presque absolument l’œuvre d’Omar-Kheyam, l’une des plus exquises de la littérature orientale. Elle l’est si bien, qu’il en existe cinq ou six traductions anglaises et américaines, et qu’à Londres s’est même créé, m’a-t-on dit, un club sous l’invocation de ce poète, le Kheyam club.
Ces quatrains d’Al-Ghazali, qui n’écrivit jamais un vers, et par là encore fut un sage, sont, comme je l’indiquais, fort imprégnés par endroits de la pensée moderne ; ils la reflètent avec ses tourments et ses troubles, ce qui est peut-être un de leurs défauts. Mais je croirais volontiers que le philosophe Al-Ghazali ressemblait à certains d’entre nous. Du moins c’est l’opinion que j’ai retirée du peu que j’ai lu de lui.
Il a eu, lui aussi, la passion de la vérité ; lui aussi à travers le monde, à travers toutes les écoles philosophiques, s’est mis à sa poursuite et ne l’a pas trouvée ; lui aussi au sortir des religions, comme de ces écoles où il avait donc si longtemps et si vainement erré, il s’est contenté, pour vivre, de quelques lueurs çà et là entrevues, de quelques notions scientifiques et morales. Et alors, revenu de ses grandes ivresses, de ses infinis espoirs, de ses amours, et même du plus magnifique de tous, l’amour mystique, il n’a plus vu et affirmé que deux choses, le peu qu’est l’homme dans les gouffres du temps et de l’espace, et devant l’incertitude, ou plutôt la certitude de notre sort, devant la mort, devant le mal et la douleur, devant le désordre et les laideurs du monde, la nécessité de la pitié qui peut alléger ses souffrances, celle de recréer ce monde dans l’ordre et la justice, et celle encore d’adorer la beauté, qui peut l’illuminer et le transfigurer parfois. Une phrase, rencontrée un jour, du philosophe Al-Ghazali m’étonna : j’y retrouvais une partie de ma pensée ; sa vie, quand je vins à la connaître, ressemblait à la mienne. C’est ainsi que j’eus cette idée d’écrire ces quatrains sous son nom, comme si j’étais un peu lui, ou qu’il eût été un peu moi.
I
LES AMOURS
L’Amour de la Femme
L’Amour mystique
L’AMOUR DE LA FEMME
Oh ! le lotus, la fleur fermée,
Où donc peut-elle être, l’aimée,
Vers qui je dois aller un jour
Avec mes pleurs et mon amour ?
Est-elle blonde ? est-elle brune ?
Sous le magique clair de lune
Que rêve-t-elle en ce moment,
— Si loin de son futur amant ?
Ô mon âme, écoute : c’est l’heure
Où la lune à travers les cieux
Soupire un chant délicieux,
Comme un chant de flûte qui pleure.
Avant que la Mort lève, inquiétant mystère,
Le rideau des secrets que Dieu cache à la terre,
Aime, et ne cherche pas d’où ton être est venu,
Ni ce qui doit l’attendre au fond de l’inconnu.
Le printemps divin me pénètre,
Le printemps fou verse en mon être
Un désir d’amour infini :
Que le printemps fou soit béni !
^
Ivre de soleil et d^espace,
Ma tête chante au vent qui passe
Je ne sais quoi, très vaguement,
Comme un vague parler d*amant.
^^
’{
...Et dans Textase des nuits calmes.
Dans leur chaleur et leur langueur.
Sous la lune argentant les palmes.
Un lotus entr*ouvrit son cœur. Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/28 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/29 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/30 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/31 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/32 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/33 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/34 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/35 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/36 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/37 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/38 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/39 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/40 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/41 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/42 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/43 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/44 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/45 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/46 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/47 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/48 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/49 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/50 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/51 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/52 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/53 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/54 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/55 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/56 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/57 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/58 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/59 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/60 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/61 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/62 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/63 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/64 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/65 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/66 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/67 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/68 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/69 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/70 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/71 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/72 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/73 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/74 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/75 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/76 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/77
Toute forme en ce monde est sans réalité ;
Ses agrégations ne sont pas éternelles :
En pénétrant ton cœur de cette vérité,
Tu l’auras affranchi du tourment qui vient d’elles.
Le nuage sait-il la force qui le pousse,
Force terrible un jour, un autre, calme et douce ?
De vous maudit une heure, une autre heure béni,
Me connaissez-vous mieux, Moi, le Souffle infini ?
II
LE DOUTE
J ’avais la foi jadis et n’ai plus que le doute ; Je me sens, pour agir, moins allègre et moins fort. L’arbre de la science est l’arbre de la mort, Et ses fruits sont amers à celui qui les goûte. ^ Sous les flots bleus dont rit et chante la surface » Si le plongeur, aux profondeurs du gouffre amer, Craint les monstres passant soudain devant sa face^ Il n’arrachera pas de perles à la mer»
83 LES QUATRAINS- D’AL-GHAÎALI ^^ Cette chaude lumière en ce grand ciel si bleu Semble être le regard et le baiser d’un Dieu ; L’hiver, où donc est -il ? où donc cette tendresse Du Dieu brûlant d*amour qui, l’été, nous caresse ?
Pourquoi, Peintre divin, qui dans l’éternité,
Sur le fond du néant as parfait les peintures
Des cieux, des fleurs, de tous les êtres de beauté,
As-tu négligé l’homme entre tes créatures ? Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/102 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/103 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/104 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/105 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/106 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/107 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/108 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/109 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/110 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/111 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/112 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/113 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/114 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/115 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/116 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/117 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/118 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/119 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/120 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/121 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/122 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/123 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/124 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/125 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/126 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/127 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/128 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/129 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/130 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/131 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/132 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/133 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/134 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/135 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/136 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/137 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/138 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/139 Page:Lahor - En Orient, 1907.djvu/140
III
LA
PITIÉ DU RENONCEMENT
Le cœur mal satisfait des douceurs de la femme,
Cherche au delà, plus loin, mets plus haut tes plaisirs ;
Demande à la Nature entière pour ton âme
De plus larges amours, dignes de tes désirs.
Qu’une nouvelle vie aimante en toi commence ;
Multipliant en toi la joie et les douleurs,
Vois dans l’Humanité comme ton être immense,
Et fais tiens ses espoirs, son ivresse et ses pleurs.
Mon âme était tombée en un séjour étrange,
Dans l’ordure et le sang, dans la nuit et la fange,
Et c’est de là pourtant qu’elle est montée un jour
Pour son ascension sublime vers l’amour.
Dans le calme des sens et la sérénité,
Le sage sait braver l’influence maligne
Que sur nous prend parfois l’effrayante Beauté,
Par l’accord pur de la couleur et de la ligne.
Consacrant tout ton être à l’Idéal suprême,
Combats sans nul espoir ni souci de toi-même ;
Et, vaincu, garde encor la fierté de tes yeux,
Car tu fais œuvre sainte en la place des Dieux.
Mets le ciel dans ton cœur, laisse passer le monde ;
Retire, en évitant la femme et les plaisirs,
Du néant passager la main de tes désirs ;
Et garde-toi très pur loin de la fange immonde.
Tu dois bientôt vieillir et bientôt disparaître :
Sache te résigner à la fin de ton être.
Ton unique grandeur est d’accepter la Loi,
Qui te va détrôner, après t’avoir fait Roi.
Quarante Solimans ont régné tour à tour,
Avant qu’Adam naquit, sur des races sans nombre
D’animaux monstrueux, ignorant tout amour :
— Les temps d’alors étaient submergés dans plus d’ombre.
Or la race d’Adam apparut moins grossière,
Mais bestiale encore, ayant eu ces aïeux :
Sa fange lentement s’imprégna de lumière.
Et tout à coup sublime elle créa les Dieux.
En force et majesté surpassant les ancêtres,
Un jour l’Humanité, quel que fut son néant,
Voudra de la douleur affranchir tous les êtres,
A l’image de ses Dieux purs se récréant.
Abel avec Caïn, la candeur et le vice
De tous temps sont sortis de la même matrice,
Et le sage, étonné de ce mystère obscur,
Malgré l’impureté du monde reste pur.
Oh ! les voyants, les fous, les saints hallucinés,
Nous leur devons notre âme et le peu que nous sommes,
Et ce tourment auquel ils nous ont condamnés,
Étant des animaux, de devenir des hommes.
L’homme, inquiet du bien, ne connaît plus la paix ;
Car c’est la guerre en lui déclarée à jamais,
Sans repos ni merci, s’ aggravant d’âge en âge,
Entre la bête et l’esprit pur qui se dégage.
Où le repos ? Chacun des soleils par l’espace
D’un vertige éternel est lui-même emporté ;
Et ces trombes d’amour, de force et de clarté
Roulent, semant la vie où leur tourbillon passe.
Honore le fakir, ce roi des indigents,
L’être pauvre, et de tout détaché, qui mendie
Sa nourriture après celle des pauvres gens.
Mais de qui Tâme aimante est comme un incendie.
Hâve, maigre, songeant à l’éternel secret,
La brûlure des jours d’été sur le visage,
Plus qu’un rajah, l’ascète, au sein de la forêt,
Peut resplendir, étant le voyant et le sage.
Si la royauté vraie est dans la connaissance,
Si le sage est armé d’une telle puissance,
Que, maître de son âme, il l’est des éléments,
Le vrai trésor royal est au cœur des amants.
Du vain enchaînement des effets et des causes
Le sage sans émoi voit sortir toutes choses,
Et, calme ou dédaigneux, il regarde le sort,
Et ces hasards qui font la naissance et la mort.
Pour le contemplatif de la vie éternelle,
Perdu dans la Substance et comme éteint en Elle,
Demain n’est pas, non plus qu’hier ni qu’aujourd’hui,
Et les mots vie ou mort n’ont plus de sens pour lui.
NOTES
——
Des légendes musulmanes parlent de Sultans préadamites, qu’elles nomment Solimans, en souvenir de Soliman-ben-Daoud, ou de Salomon, qui, d’après elles, investi d’une autorité sans limite sur tous les Esprits, tous les êtres, fut un monarque universel, et comme le Sultan au monde. Ces Sultans préadamites ont régné sur d’innombrables races, très différentes de la lignée d’Adam, et certains de nos animaux d’aujourd’hui seraient les survivants et les représentants, dégénérés sans doute, de ces races du passé.
Les mêmes légendes assurent qu’après les fils d’Adam une race d’hommes naîtra, aussi supérieure à l’humanité présente que celle-ci peut l’être aux humanités ou animalités d’autrefois ; et cette race, dont nous ne pouvons nous imaginer les vertus, les énergies, la beauté, cette race surhumaine, presque surnaturelle, en ce sens qu’elle dépasserait toutes les manifestations antérieures de l’humanité et de la nature, serait la dernière qui apparaîtrait en ce monde.
Maya, l’Illusion dans la métaphysique des Hindous.
Sidartha, l’un des noms du Bouddha.
Il existe aujourd’hui du baron Caron de Vaulx une
savante étude sur Gazali : c’est ainsi qu’il écrit son
nom. J’aurais aimé y trouver plus de citations du philosophe.
Celui qui fît la coupe aime aussi la briser !
Chers visages si beaux, et seins doux au baiser,
Par quel amour créés, détruits par quelle haine,
Périssez-vous, trésors de cette fleur humaine ?
Étreins bien ton amour, bois son regard si beau,
Et sa voix, et ses chants, avant que le tombeau
Te garde, pauvre amant, poussière en la poussière,
Sans chansons, sans chanteuse amie, et sans lumière.
Puisque ce monde est triste et que ton âme pure,
O mon amie, un jour, doit aller chez les morts.
Oh ! viens t’asseoir parmi les fleurs sur la verdure,
Avant que d’autres fleurs s*élèvent de nos corps.
Que vos pas soient légers à ces mousses fleuries,
Près de ces flots riants comme des pierreries,
Car on ne peut savoir de quelles lèvres douces
Et mortes, ont jailli ces fleurs parmi ces mousses.
L’homme est une poupée en la main d’un géant.
Nous sommes des jouets sur le damier des êtres,
Et le quittons bientôt pour rentrer au néant,
Dans la boite et dans l’ombre où les vers sont nos maîtres.
Cloué, les yeux, fermés, sur les hauts murs de Khous,
Pend l’affreux chef saignant du fier Key-Kavous ;
Sur son crâne un corbeau crie en raillant sa gloire :
« Où sont tes clairons d’or qui sonnaient ta victoire ? »
Que d’êtres non vivants qui vivent sur la terre !
Que d’autres enfouis au séjour du mystère !
Et devant ce désert du néant, je me dis :
Que d’êtres y viendront, combien en sont partis !
Tu vis donc se fermer, plein d’adorables choses,
Ce livre, ta jeunesse, et se mourir les roses
Du jardin, d’où l’oiseau d’hier s’est envolé ...
— Où, pourquoi, qui le sait ? Où s’en est-il allé ?
Sois jaloux en voyant la rose qui s’effeuille ;
Elle sourit et dit à celui qui la cueille :
« Déchirant le cordon de ma ceinture, enfin,
Je répands mes trésors d’amour sur le jardin ! »
Comme l'aube écartait le rideau de la nuit,
Quelqu’un de la taverne a crié : Le temps fuit ;
Remplis ta coupe avec la liqueur de la vie,
Et sois ivre, avant l’heure où la source est tarie.
Épervier fou, laissant le séjour du mystère,
Mon âme avait voulu monter encor plus haut ;
Je n’ai point ici-bas trouvé ce qu’il lui faut.
Et rentre d’où je viens, mal content de la terre.
Que de soirs, avant nous, ont éteint leur clarté !...
Oh ! prends garde, en posant ton pied sur la poussière,
Car peut-être fut-elle, aujourd’hui sans lumière,
La prunelle des yeux d’une jeune beauté ?
Les sages te l’ont dit : cette vie est un songe,
Une chose est certaine, et le reste est mensonge,
Une chose est certaine : ainsi que nos amours,
La fleur s’épanouit, puis meurt, et pour toujours.
Plus rouge, plus ardente et plus fière est la rose
Qui fleurit à la place où quelque Émir repose,
Ainsi que la jacinthe en la mousse des bois.
Pâle, sort d’une tête adorable autrefois.
Toute espérance est vaine où notre cœur s’endort,
Et cendre elle devient ; car tout va vers la mort.
Dans le désert ainsi disparaît la lumière
De la neige, éclairant sa face de poussière.
Eux-mêmes les savants, ces scrutateurs des causes,
Sans cesse poursuivant la vérité qui fuit,
N’ont pu faire un seul pas hors de l’ombre des choses,
Et, nous contant leur fable, ils rentrent dans la nuit.
Allah, Toi qui parfois T’endors, puis Te réveilles,
Te caches, puis soudain brilles en des merveilles,
Essence du spectacle, autant que spectateur,
Serait-ce pour Toi seul que Tu T’en fais l’auteur ?
Ce monde, moins que rien, n'est qu’un rêve pour Lui ;
Sa splendeur, soleil d’or qui jaillit de la nuit,
Une heure fait briller des poussières d’atomes :
— Et tout cela, vaine apparence de fantômes !
Nous sommes descendus très bas, et cette vie.
Où nous venions trop tard peut-être, a contenté
Si mal en ses désirs notre âme inassouvie.
Qu’il lui plaît de sortir d’un monde sans beauté.
Voici le printemps clair où les lys vont renaître,
Où, comme ravivé du souffle de Jésus,
Le rosier va fleurir, et le ciel au-dessus
Verser des pleurs d’amour, en pensant à son Maître.
J’ai tenu à donner cet aperçu des quatrains de Kheyam, en attendant que j’en donne la traduction complète, pour faire mieux comprendre ceux d’Al-Ghazali.
S’ils sont, comme il est probable, l’œuvre d’un seul poète, ce poète aura longuement sans doute bu à la source fraîche de la poésie populaire[2]. Les jugeant ainsi, on comprendra que nous ayons voulu laisser à leur traduction le peu d’apprêt, la simplicité de cette poésie, simplicité qui s’allie en eux à l'étonnante noblesse, de tout temps familière à certains peuples de l’Orient sémitique,
C'est donc avec intention que nous avons en plus d’un passage évité le raffinement de la rime parfaite, et donné plus d’importance au rythme qu’à la rime, traduisant de la sorte les négligences même de ces chants, qui n’ont guère souci que de riches images, et du délire surtout, du ravissement, de la folie d’amour qu’ils expriment.
L’auteur du Cantique est inconnu. Peut-être a-t-il vécu au temps de Salomon.
On a tout vu dans ce diwân, depuis un poème religieux, un poème d’effusion mystique, comme la Gita-Govinda de l’Hindou Jayadeva, jusqu’à un drame lyrique, comme aussi la Gita-Govinda, avec chœurs et avec ballet.
Personne, certainement, aujourd’hui n’oserait reconnaître un poème religieux en ce poème d’amour si ardemment sensuel, et quant au petit drame que, dans sa traduction élégante, voulut y lire, après plusieurs Allemands, un des plus grands poètes de notre époque, M. Renan, nous ne l'y voyons pas davantage. Nous serions même étonné qu’on eût pu l’y trouver si nous ne savions qu’on peut tout découvrir, avec de certains yeux, dans le vague d’un texte lointain et souvent obscur.
Il faut parcourir dans la savante traduction de M. Reuss[3], si sévère et précise, et, que nous avons avec respect suivie d’aussi pris que possible, la table synoptique des différents sens prêtés par les traducteurs au Cantique, pour apprendre ce que peut se créer d’illusions même un cerveau de philologue.
M. Marius Fontane[4], qui a longtemps vécu avec l’Orient et en Orient, voit dans ces petits poèmes des chants de harem. C’est les rapprocher, comme nous l’avons fait, de la poésie populaire. Mais si nous croyons volontiers que ces chansons d’amour soient souvent entrées au harem, nous ne pouvons croire qu’elles y soient nées. Ce sont pour nous des plantes ou des fleurs trop vivaces pour n’avoir pas germé et poussé dans le plein air, sous le grand ciel et le soleil d’Orient[5]. Pour nous, le roi Salomon n’apparaît dans le poème que pour fournir quelques images de plus, et des variations à ce motif banal et très connu, que l'amant, ivre de son amour, est plus heureux qu’un roi. Non, nous ne pouvons d’après le texte, lu, étudié sans parti pris, voir en Salomon, comme on l'a dit, le tout-puissant rival du bien-aimé.
Nous retrouvons donc plutôt, et nettement dans quelques passages, la même idée qu’en notre chanson populaire :
Si le Roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il m’eût fallu quitté, etc.
On a cru que seul un amant royal pouvait être chanté avec un tel luxe d’hyperboles. Mais la richesse des images, mais l’hyperbole et la folie sont choses habituelles aux amants : et existe-t-il même un ardent amour sans délire ?
Ainsi le Cantique à nos yeux est le diwân d'un poète inconnu, peut-être d’un poète populaire, qui vécut sans doute au temps de Salomon, et qu’éblouit la cour de ce roi somptueux, véritable Haroun-er-Reschid des imaginations hébraïques, mais qu’éblouit et ravit plus encore la beauté de sa Sulamite.
Si l'on voit dans tout ce Cantique une suite de vers qui se déroulent en un conte ou un drame d’amour, que viennent faire à la fin du poème ces trois petites pièces si bizarres, les chansons XIV, XV et XVI, et quel est tout ce dénouement ? Qu’y a-t-il au contraire de plus semblable à la poésie populaire, de tous les pays et de tous les temps, que cette chanson, légère et folle :
... Lorsque le fruit sera mûr,
Si notre sœur est un mur,
Toute d’argent sur la belle
Faisons une citadelle... etc. (XIV.)
Viens, aime-moi, j’ai soif des baisers de ta bouche :
Quand arriveras-tu, pour m’apporter enfin
De longs baisers, chauds et très doux comme le vin ?…
Tu laisses un parfum à la main qui te touche ;
À ton nom seul dans l’air un parfum se répand :
Quelle femme te voit, qui de toi ne s’éprend ?
Emporte-moi donc, courons-vite !
Et lorsque le Roi même arrêterût ma fuite
Pour me faire entrer au harem,
O filles de Jérusalem,
C’est lui, le beau berger, que je voudrais encore
Car c’est toi seul, toi que j’adore ! ...
O filles de Jérusalem,
Je suis brune, mais je suis belle :
Je suis brune, mais belle, ô vierges, je suis telle
Que les sombres tapis qui tendent le harem,
Ou la tente brune où s’abrite
Dans le brûlant désert le bédouin Qédarite.
... Ne regarde pas à mon teint si noir :
La peau de ma face, elle fut hàlée
Par l’ardent soleil qui l’a trop brûlée !
Si tu viens à moi, si tu me viens voir.
Ne regarde pas à mon teint si noir !
Oh ! les fils de ma mère, oh ! les frères indignes,
Qui me faisaient garder leurs vignes !
X
(Ch. VI. 4. 10)
Belle comme Tirçah, comme Jérusalem 3 ,
- Je t'aime, ô fille de Sulem.
- Redoutable comme une armée
- Est ta splendeur, ma bien-aimée.
Tes yeux brûlent mon âme : oh ! détourne tes yeux ;
- D’un rouge pourpre sont tes lèvres,
- Et sur ton cou brun tes cheveux
Semblent sur la montagne un noir troupeau de chèvres. 206 LE CANTIQUE DES CANTIQUES
Tes dents sont des brebis blanches sortant du bain ;
Nulle ne fait défaut parmi ces sœurs jumelles.
- Ta joue et ta bouche si belles
Sont comme la grenade entr'ouverte au jardin.
Dans le harem royal les reines sont soixante,
Et des filles sans nombre obéissent au Roi.
M'offrit-il son harem, j’aime mieux mon amante,
- Qui s’est donnée à moi,
- Ma chère colombelle,
- Et mon unique amour,
- Les délices de celle
- Qui lui donna le jour.
Les reines du harem seraient jalouses d’elle :
Les maîtresses du Roi, quand elles la verraient
- Devant sa splendeur s’écriraient :
Qui vient à nous, pareille au matin qui se dore.
Belle comme la lune ou comme le soleil.
Et redouuble avec son éclat sahs pareil
Comme une armée en marche aux clartés de l’aurore ?
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XVII
(Ch. VIII. 13. 14)
Colombe, enfermée ici,
Dans ces jardins ta voix tendre,
Mes amis peuvent l’entendre :
Fais que je l’entende aussi.
— La colombe est enfermée,
Et tout son cœur est en deuil.
O mon faon, mon doux chevreuil.
Il faut fuir ta bien-aimée.
NOTES
——
Page 182, 1. — Tous ceux qui ont vu les coiffures barbares de certaines femmes d’Afrique ou d’Orient avec des chaînettes pendant et sonnant le long des joues, et aussi sur les bas-reliefs d’Égypte ou d’Assyrie, ces têtes de chevaux si coquettement harnachées et parées, seront frappés par la justesse et la beauté de cette image.
Page 183, 2. — Certaines femmes d’Orient portent des sachets pour parfumer leur sein.
Page 205, 3. — Résidences des deux rois Israélites, à l’époque où le poème fut écrit.
Page 208, 4. — Il y a là, dans le texte hébreu, quelque lacune ou quelque altération, l’une et l’autre peut-être, et qui, selon M. Reuss, rendent à jamais impossibles la traduction et l’explication de ce passage. Nous avons, pour ce petit chant très obscur, suivi la traduction grecque, mais en adoptant pour le dernier vers l’interprétation de Bœteher, Esvald, Renan, et Ledrain, et en passant deux vers, qui certainement pour tous sont incompréhensibles.
- Le Caire, 1884.
- Le Caire, 1884.
L’IDOLE
D’après un conte de la vieille Égypte.
- A Henri Brewster.
Un prêtre saint rêvait, assis au bord du Nil ;
Et c’était par un soir aimant, un soir d’avril,
Un de ces soirs brûlants qui troublent toutes choses ;
Sur l’or du ciel passaient des vols de flamants roses ;
Et loin, à l’horizon, où se perdaient ses yeux,
Semblaient, mirage ardent, apparaître les Dieux…
Quand il vit, demi-nue et splendide, une femme
Qui venait se baigner au fleuve, et dans son âme
Il sentit un tel choc d’amour, un tel désir,
Qu’il souffrit et trembla, comme près de mourir…
Des esclaves armés accoururent ; le prêtre
A pas lents s’éloigna, gardant en tout son être,
A l’extase, au désir mêlé, ce tremblement
Qu’il avait pris soudain dans le rayonnement,
Dans l’éclat foudroyant de cette forme nue.
Il apprit d’où venait cette femme inconnue :
Courtisane fameuse, elle était de Memphis.
Dès lors ne rêvant plus qu’à la tige de lis
De ce long corps divin, adorable, sans tache,
Il devint chaque jour plus débile et plus lâche.
Il lutta, ses efforts demeuraient superflus ;
Il aimait ses enfants, il ne les aima plus ;
Il écartait, brutal, leurs petites mains douces ;
Sa femme dit : « Qu’as-tu, pour que tu nous repousses ? »
Et son mal à la fin le tortura si fort,
Qu’il comprit que l’Amour, puissant comme la Mort,
Pouvait tuer aussi, non moins qu’elle inflexible !…
Alors un jour, poussé du désir invincible,
Oubliant tout, les Dieux, son temple, sa maison,
Sa femme et ses enfants, n’ayant plus sa raison,
Et de la courtisane ayant franchi la porte,
Il la revit !… Courbé, d’une voix presque morte,
Devant l’être aux seins purs, qui se montraient encor
Sous un fin voile noir, pailleté de points d’or,
Il soupira : « Je meurs et t’adore, ô Déesse,
Mais je voudrais mourir en goûtant ta caresse.
Oh ! réponds : que faut-il pour approcher de toi ?
Ton prêtre est là qui prie : impose-lui ta loi ;
Tous mes biens à tes pieds, est-ce assez pour offrande ?
— Je vaux plus, lui dit-elle, et je l’attends plus grande.
Déesse, j’ai le droit, comme certains des Dieux,
D’exiger des trésors qui soient plus précieux.
Du ciel blanc de ma chair tu rêves les délices ;
Sur mon autel je veux aussi des sacrifices :
Tes enfants m’ont raillée hier, tu les tueras,
Et je te recevrai peut-être entre mes bras. »
Et comme il répondait : « Laisse que je contemple
De plus prés ta beauté, seule aujourd’hui mon temple. »
Elle dit : « Tu connais maintenant mon vouloir ;
Obéis, et va-t’en ; je t’attendrai ce soir. »
Malgré leurs yeux de fleurs, malgré leur bouche tendre
Qui l’imploraient, hagard, ne pouvant les entendre,
Sa femme au loin, bourreau n’ayant plus rien d’humain,
Ses trois petits, il les étrangla de sa main…
Et puis, en titubant, il retourna vers Elle.
Assise sous la lune, effroyablement belle,
Elle songeait. Il dit : « J’ai tué les enfants… »
Elle l’illumina de regards triomphants,
Et, morne, murmura : « Ta femme vit encore :
Il faudrait qu’elle aussi fût morte avant l’aurore ; »
Et, faisant ruisseler la nuit de ses cheveux
Autour de ses reins nus, Elle ajouta : « Je veux
Ton amour pour moi seule, et sans aucun partage ;
Ta femme n’est point belle et paraît d’un grand âge ;
Pars, et tu reviendras, s’il te plaît, mais demain ; »
Puis Elle le chassa d’un geste de la main.
Et, sinistre, le prêtre alla vers sa demeure,
Se répétant sans fin : « Il faut donc qu’elle meure !… »
Sa femme, apercevant le maître, se voila :
« Nos trois enfants sont morts, quand je n’étais pas là,
Criait-elle avec des sanglots, et je les aime,
Et veux mourir aussi, pour les mener moi-même
Vers les Dieux souterrains… « Oui, meurs ! » Et, toujours fou,
Il se rua sur elle et lui rompit le cou.
Et dès le matin clair il repartit très ivre,
Riant d’un rire étrange et hurlant : « Je vais vivre ! »
Dans son grand palais d’or, fumant d’encens pour lui,
L’Idole était parée. « Est-ce enfin aujourd’hui
Que je vais posséder la Déesse qui tue ? »
Lui dit-il… Elle était ainsi qu’une statue,
Droite, les seins bombés, sublime, mais ses yeux
Qui luisaient par la chambre, astres noirs merveilleux,
Semblaient dans leur orgueil aussi froids que la pierre
D’un sépulcre ; et vers lui, dont tremblait la paupière,
Elle laissa tomber ces mots : « Je t’appartiens,
Paye-toi sur ma chair, dont les trésors sont tiens. »
… Or, quand l’homme, affolé d’amour, l’eut toute prise,
Elle avait dans les yeux le regard qui méprise,
Et loin d’Elle poussant cet esclave ébloui,
Mais trop soumis, trop lâche, Elle cracha sur lui.
- 1907.
- 1907.
TABLE
4. — 4580.
- ↑ Paul Ravaisse. Grande Encyclopédie.
- ↑ Comme le grand émir, Abd-el-Kader, dont les vers recueillis par le général Daumas rappellent aussi singulièrement parfois, mais sans nul esprit d’imitation, la poésie du Cantique.
- ↑ La Bible de Éd. Reuss. Libr. Sandoz et Fischbacher, 1789.
- ↑ M. Fontane aussi devrait publier sa traduction du Cantique, dont nous connaissons des fragments excellents et très pittoresques.
- ↑ Notre opinion sur le Cantique est partagée par deux hommes dont on connaît le sens critique très fin, très pénétrant et prudent, et la science parfaite de la poésie populaire, M. Gaston Paris et M. Darmesteter. Comparer du reste les chants arabes recueillis par le général Daumas. (Le grand Désert et la vie Arabe.) 2 vol. chez M. Lévy.