En canot (Routhier)/Sur le lac

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O. Fréchette, éditeur (p. 67-79).

VI

Sur le Lac.


La vague du large, surtout au bout des pointes, est encore un peu forte pour nos canots qui portent chacun cinq hommes et des bagages assez considérables — et nous suivons toutes les sinuosités du rivage sans nous en éloigner. Les deux canots filent de front avec une égale vitesse, et se rapprochent parfois assez pour nous permettre de nous serrer la main d’une embarcation à l’autre.

Le P. Lacasse et M. Jannet sont ensemble, et le chef de leurs rameurs est un Métis nommé Patrick. C’est un homme de haute stature, admirablement taillé et proportionné. Traits réguliers et pleins d’intelligence, teint légèrement bronzé, chevelure et moustache abondantes et noires, des yeux vifs et fins. En costume militaire il serait incomparable.

M. de Foucault et moi avons pour Canotier-en-chef le bon Tienniche, un des types montagnais les plus parfaits, et un aviron hors ligne. Une forte tête, portant une forêt de grands cheveux en désordre, les yeux petits mais noirs et perçants, les pommettes des joues très saillantes, les narines ouvertes, le menton anguleux et sans un poil, le cou gonflé de muscles énormes qui ressemblent à des cordages. Il est à l’arrière du canot, tête nue et pieds nus ; la chemise ouverte laisse voir sa vaste poitrine, et quand ses bras robustes plongent l’aviron dans l’eau le canot se soulève, comme s’il allait prendre son vol.

À tout seigneur tout honneur : Patrick est prié de chanter.

Conformément à toutes les règles de l’art, il tousse et crache légèrement, et d’une voix superbe il entonne :


Lève ton pied, légère bergère,
Lève ton pied légèrement.


Nous répondons en chœur avec entrain. Quand je dis nous, je ne veux pas dire les rameurs montagnais — ils ne savent pas un mot de français — ni M. Jannet ; il sait passablement le français, lui, mais en fait de chant, il ne sait pas même


Lève ton pied, légère bergère !


Je veux donc dire le narrateur, le Comte de Foucault, et le P. Lacasse. Oui, même le P. Lacasse. En chœur, et pour un chant classique comme


Lève ton pied, légère bergère,


il n’est vraiment pas pire qu’un autre. Nous apprécierons plus loin ses mérites comme soliste.

Lorsque Patrick acheva le cent cinquantième couplet la vague s’était apaisée et le soleil allait bientôt disparaître derrière les grands bois dont les ombres s’allongeaient mélancoliquement sur le lac. Sur la côte, au sommet d’une éminence qui domine les arbres, se dresse le clocher d’une église. C’est St. Louis de Chambord. Ces deux noms si français et si glorieux soulèvent notre enthousiasme et nous font pousser de nombreux vivats.

Quelle féerie que cette navigation fantastique, sans hélices, sans roues, sans voiles, dans ces écorces légères, taillées comme des conques marines, et mises en mouvement par des demi-dieux de la forêt, supérieurs à tous les Neptune de l’antiquité païenne. Qu’était-ce que le char de Neptune traîné par les Tritons de la Fable, quand nous le comparons à nos conques d’écorce, commandées par Tienniche et Patrick ?

Les anses de sable et les pointes boisées ou rocheuses se succèdent les unes aux autres comme par enchantement et varient sans cesse les décors.

De temps en temps une habitation se montre sur un léger promontoire ou sur une pointe avancée, et la famille, éparpillée sur le perron pour prendre le frais, nous salue en agitant des chapeaux et des mouchoirs. Nous répondons par des bravos et des salutations, et nous entonnons un cantique dont le refrain nous revient répercuté par les échos de la côte.

Cela nous rappelle ce que Chateaubriand raconte des premières missions du Paraguay, et ces courses merveilleuses des missionnaires, qui remontaient les fleuves en chantant des cantiques pour faire descendre les indiens de leurs montagnes et les attirer aux rivages.

Et nous glissons toujours bercés dans le plus doux des hamacs, et les avirons frappent toujours l’onde en cadence et battent la mesure sur le bord des canots. C’est comme un rêve enchanté, et nous nous demandons avec crainte si nous n’allons pas nous éveiller.

La nature qui se déroule sous nos regards absorbe peu à peu nos pensées, et le crépuscule, succédant au soleil, induit nos cœurs en mélancolie.

Mais l’intarissable verve du Père Lacasse triomphe des impressions dont nos âmes sont pleines, et nous fait rire de bon cœur.

Lorsque nous arrivons à cette pointe magnifiquement boisée qu’on nomme Pointe de la Traverse, la nuit se fait profonde au pied des grands arbres.

Nous prenons terre et l’endroit nous parait si charmant que M. Jannet propose d’y passer la nuit.

Quels beaux cèdres couvrent nos têtes et embaument l’atmosphère !

Que nous y dresserions très volontiers trois tentes ! Mais nos jours sont comptés, et déjà nous sommes en retard.

Groupés autour d’un feu joyeux nous prenons du vin et des gateaux, et nous remontons en canot, après avoir constaté avec un bonheur inespéré qu’aucune mouche n’a encore bourdonné à nos oreilles.

Nos amis de la Malbaie, qui voulaient nous retenir, nous avaient parlé avec beaucoup de figures de rhétorique des mouches du Lac St. Jean. S’il eut fallu les en croire les maringouins du Lac étaient des Zoulous armés de zagaies dont les blessures devaient être terribles.

Nous répondions que nous allions nous munir de voiles épais.

On nous riait au nez.

Nous parlions de gants et de masques en peau de chamois.

On riait encore.

Nous citions le grand guerrier allemand Wallenstein qui se garantissait des balles au moyen d’un onguent diabolique, fait avec des herbes de sorcier, cuites et bouillies avec des paroles magiques — et nous prétendions avoir un onguent bien plus diabolique encore puisqu’il était composé par un dentiste yankee.

On riait toujours.

Alors nous sommes partis, sans peaux de chamois et sans onguent, décidés à tout braver, et maintenant nous comprenons qu’on a voulu nous mystifier.

Le maringouin n’existe pas. C’est un mythe, comme on en trouve à l’origine de tout pays ; ou s’il a existé, ce fut une incarnation de Satan qui a été détruite.

Nous doublons la pointe, et devant nous s’étend une baie très profonde. Que ferons-nous ? Cinglerons-nous en droite ligne vers cette autre pointe lointaine où scintillent quelques lumières, et qui est la Pointe Bleue ? — Ou bien, cotoierons-nous le rivage jusqu’au fond de cette grande baie ?

Ce dernier itinéraire est bien long et nous causera deux heures de retard ; mais le premier serait dangereux, si le vent s’élevait !

Les sauvages parlementent, et après échange de phrases dont je n’ai pas compris un mot, mais dont j’ai bien saisi le sens, nous nous lançons en droite ligne vers la Pointe Bleue.

Les avirons travaillent, et les canots volent. La nuit s’avance, et le ciel est parsemé de myriades d’étoiles. Une aurore boréale danse au firmament, et jette dans l’admiration mon compagnon de canot, qui n’a jamais rien vu de semblable. Je me laisse aller à une somnolence délicieuse, et dans l’autre canot M. Jannet dort depuis quelque temps du sommeil du juste.

Mais j’observe que la vague clapote bruyamment sur les flancs du canot. Le vent fraîchit, et bientôt la lame s’enhardit à sauter pardessus les bords et à jaillir jusqu’à nos têtes.

Les sauvages parlent entre eux, et après quelques kaiakoa, mot qui signifie prenons garde, nous rebroussons chemin et gagnons le rivage. Bien à regret, il faut se décider à faire le tour de la grande baie ; mais nos vaillants rameurs ne se lassent pas.

Ah ! lecteurs, c’est alors qu’il eut fallu voir Tienniche, sombre et solennel, se détachant sur le fond gris du grand lac, la tête nue et profilée dans la clarté des étoiles, l’œil fixé sur la pince du canot et sur la vague lointaine, les pieds alertes et toujours prêts à sauter à l’eau pour éviter un choc !

On parle beaucoup d’Ayoob Khan qui vient d’anéantir un régiment anglais sous les ordres du brigadier général Burroughs. Mais que cet Ayoob Khan serait petit à côté de Tienniche, l’inspiré !

L’Inspiré, c’est le titre que je lui ai donné ce soir-là, et il en avait vraiment l’air.

Au fond de la baie, nous entendons le bruit d’une chute, et bientôt nous distinguons au milieu de la sombre verdure des bois un large sillon blanc qui se précipite du haut d’une montagne. Quelle Perrette répand donc ainsi son pot de lait, en sautillant de rochers en rochers ? C’est la Ouïatchouan mot sauvage qui signifie lueur ou blancheur.

Nos rameurs sont infatigables ; mais la vague et le vent sont contre nous, et retardent notre marche. Tienniche semble s’impatienter, et ses grands coups d’aviron nous font prendre les devants.

Il était près de minuit quand nous descendîmes sur la grêve de la Pointe Bleue.

Un quart d’heure après, le vent soufflait avec une rage qui déracinait les grands arbres.