En canot de papier, de Québec au golfe du Mexique/CHAPITRE DEUXIÈME

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CHAPITRE DEUXIÈME

DE QUÉBEC À SOREL


La navigation dans les cours d’eau intérieurs du continent. — Les routes de l’Ouest et du Sud pour aller au golfe du Mexique. — Le Mayeta. — Commencement du voyage. — Remonte du Saint-Laurent. — Lac Saint-Pierre. — La ville de Sorel.


PL. II

Le voyageur peut remonter en canot le Saint-Laurent jusqu’au lac Ontario, pourvu qu’il évite les rapides et les bas-fonds, en se servant des sept canaux qui représentent une longueur totale de dix-sept milles. Il peut alors longer les côtes du lac Ontario, et entrer dans le lac Érié par le canal qui tourne les célèbres chutes du Niagara. De cette dernière grande mer intérieure, il pourra visiter les lacs Huron et Michigan, et en prenant par un canal de peu de longueur, il ira jusqu’au lac Supérieur, le plus grand de tous. À son extrémité méridionale, il trouvera la ville de Duluth, qui est la dernière station du chemin de fer Northern-Pacific. Notre voyageur aura parcouru à la rame, en suivant les contours de la terre, plus de deux mille milles dans l’intérieur du continent américain, depuis l’eau salée, sans avoir été forcé de faire aucun portage de sa petite embarcation. Il fera ensuite son premier portage par le chemin de fer, cent quinze milles dans l’ouest, de Duluth à Brainerd sur le Mississipi. Là, il lancera son bateau sur le Père des Eaux, qu’il pourra descendre, presque sans interruption, jusqu’au-dessous des chutes de Saint-Antoine, à Minneapolis ; ou bien, s’il l’aime mieux, il transportera son bateau par la voie ferrée en venant de Duluth ( 155 milles) jusqu’à Saint-Paul, où il pourra le lancer et suivre les bateaux à vapeur jusqu’au golfe du Mexique. Cet itinéraire est le plus long, et c’est celui qu’on peut appeler la route ouest du canotier qui veut passer des eaux du Nord dans celles du Sud.

Dans le comté de Saint-Louis (Minnesota), les eaux des lacs « Seven Beaver » coulent au S. S. O. et se déversent dans la rivière Flood Wood. Là, se dirigeant à l’est, vers le Duluth, elles se jettent dans le lac Supérieur ; c’est la rivière Saint-Louis, le premier tributaire du grand bassin du Saint-Laurent, et aux îles Bics ses eaux se confondent dans l’estuaire. La longueur de cette route navigable, y compris les grands lacs, est d’environ deux mille milles. Les terres ainsi drainées par le Saint-Laurent ont une superficie de presque six millions de milles carrés. Les plus grands navires peuvent remonter le fleuve jusqu’à Québec, et ceux d’un plus faible tirant d’eau peuvent aller jusqu’à Montréal. Au-dessus de cette dernière ville, la navigation est arrêtée par les rapides ; c’est pour remédier à ces obstacles que les sept canaux, déjà mentionnés, ont été creusés pour que les navires aient la faculté d’aller jusqu’au lac Ontario.

La route du sud est la plus courte pour se rendre au golfe du Mexique ; elle quitte la grande rivière à la ville de Sorel, où le paisible Richelieu se jette dans le Saint-Laurent.

Des deux itinéraires qui s’offraient à moi, je choisis celui du sud, réservant le second pour d’autres temps. J’avais devant moi un voyage d’environ deux mille cinq cents milles, comptés avec les sinuosités des rivières, les baies et les sounds. Mon intention était d’étudier les cours d’eau qui se réunissent les uns aux autres en avançant vers le sud, sans faire un seul portage jusqu’au cap Henlopen, pointe sablonneuse à l’entrée de la baie de la Delaware.

Après quelques petits portages d’un cours d’eau à l’autre, on arrive, en suivant l’intérieur de la côte de l’Atlantique, jusqu’à la rivière Sainte-Marie qui sépare la Géorgie de la Floride. De là, je me proposais de traverser la péninsule de la Floride depuis le sud de la Géorgie, en prenant la rivière Sainte-Marie, jusqu’au marais Okefenokee. Ensuite, par un dernier portage, je voulais me rendre à la rivière Suwanee, la descendre et atteindre le golfe du Mexique, qui devait marquer le terme de mon voyage.

J’avais appris par les plans, les cartes et les avis des personnes qui avaient longtemps pratiqué ces régions, que deux mille trois cents milles du voyage pouvaient se faire sur des eaux fermées, et qu’environ deux cents milles devaient se faire au large, sur l’océan Atlantique. Aujourd’hui, en écrivant ces lignes, je souris au souvenir des avis erronés que je reçus alors de mes amis ; car, tant que dura mon voyage, je ne me trouvai qu’une seule fois en pleine mer, et encore fut-ce par suite d’une erreur, et seulement pendant quelques minutes. Si j’avais su alors que j’aurais pu faire toute la route dans un petit bateau en restant strictement sur les eaux intérieures, j’aurais ramé, depuis le bassin de Québec, dans le petit canot de papier que j’adoptai ensuite à Troy et qui me porta sain et sauf, pendant deux mille milles, jusque dans les eaux chaudes du golfe du Mexique.

Les conseils de vieux marins m’avaient fait adopter un grand bateau de bois, ponté, à clins, long de dix-huit pieds, large de quarante-cinq pouces, profond de vingt-quatre, lequel pesait avec rames, gouvernail, mât et voiles, environ trois cents livres. Le bateau était effilé à chacune de ses extrémités, et, depuis le milieu jusqu’à l’avant, comme depuis le milieu jusqu’à l’arrière, elles étaient complètement symétriques ; il avait la caractéristique essentielle des bateaux qui tiennent bien la mer, c’est-à-dire une tonture fortement accusée. Au milieu du pont se trouvait une petite chambre longue de six pieds qui était garnie d’hiloires élevées pour empêcher l’eau d’entrer dans l’intérieur. M. Lamson, le constructeur de ce bateau, s’était ingénié pour que le Mayeta pût aller à la voile et à la rame, combinaison très-compliquée et de celles qui, ordinairement, réussissent peu.

Le 4 juillet 1874, au matin, j’entrai dans le bassin de Québec avec mon canot de bois et mon matelot nommé David Bodfish, originaire du Nouveau Jersey. Après des semaines de préparatifs et de voyage ennuyeux par chemin de fer et par eau, grâce à la vapeur nous avions remonté le golfe et le fleuve du Saint-Laurent jusqu’à Québec, notre point de départ, au nord. En voyant les hauteurs escarpées sur lesquelles apparaissent tant de maisons, nous éprouvâmes un très-vif plaisir, et ce fut avec un empressement extrême que nous gravîmes les abords de ses terrasses à pic, pour explorer cette ancienne et intéressante ville. La marée de vive eau s’élève aux jetées à une hauteur de dix-huit pieds, mais elle ne dépasse pas treize pieds pendant les marées de morte eau. Un peu tard dans l’après-midi, la marée montante promettait de nous aider à remonter le fleuve dont le courant, à la descente, est d’une rapidité torrentielle, et a devant la ville une profondeur de seize à vingt brasses. Contre ce puissant courant, les bateaux à vapeur, en remontant jusqu’à Montréal, mettent dix-huit heures pour faire cent quatre-vingts milles et quatorze heures à la descente, y compris deux heures d’arrêt à Sorel et aux Trois-Rivières. À six heures de l’après-midi, nous poussons au large dans le fleuve qui, à cet endroit, a environ deux tiers de mille de largeur, et nous commençons enfin notre voyage ; mais de fortes rafales s’élèvent et nous forcent à chercher un abri à la scierie de M. Hamilton, sur la rive opposée ; nous y passons la nuit, dormant sans encombre sur des coussins placés par nous sur le pont étroit de notre bateau. Nous nous proposions de passer le dimanche à ce campement ; mais lorsque parut l’aurore, on nous intima défense de faire du feu sur la jetée en planches, et nous dûmes remonter le Saint-Laurent en quête d’un lieu retiré au-dessus de l’embarcadère de Sainte-Croix, sur la rive droite du fleuve. La marée était haute quand nous tirâmes notre embarcation à terre, au pied d’une petite éminence. Deux heures plus tard, la marée descendante nous laissa échoués à un quart de mille du thalweg.

La largeur du fleuve à cet endroit est de deux bons milles ; son courant était si fort que les bateaux à vapeur mouillés dans le port furent obligés de recourir à leurs roues pour soulager la chaîne de leurs ancres. Le lundi, de bonne heure, nous nous aperçûmes que la marée ne venait pas jusqu’à notre bateau ; par suite, il nous fallut beaucoup de travail pour poser des planches aux dépens d’une palissade du voisinage, construire un chemin de bois, mettre le Mayeta sur des rouleaux au-dessus de la vase et des rochers, à environ cinq cents pieds de l’eau, et, une fois rembarqués, nous dûmes suivre le bord du rivage pour nous soustraire à la violence du courant, Un épais brouillard nous enveloppa ensuite, et nous obligea à camper sur la rive gauche du fleuve, près d’une cataracte qui tombait d’une hauteur de plus de cinquante pieds. Le mardi, le soleil se montra très-brillant ; mais le vent, qui d’ordinaire est debout, vint nous contrarier. La marée continua à monter pendant trois heures, avant que le jusant amortît le courant dans le thalweg. Nous ne pouvions compter sur la régularité des marées, car elles sont influencées tantôt par des vents violents, tantôt par des crues dans les affluents du fleuve. Au printemps, comme le fait remarquer un écrivain, jusqu’à ce que les eaux soient écoulées par les vallées, jusqu’à ce que les grands fleuves aient évacué le produit des crues causées par la foule des neiges, le courant, en dépit des marées, se fait toujours sentir dans le sens de l’aval. Pour qui n’a jamais assisté à ce spectacle, il est curieux de voir la marée élever et enfler de huit à dix pieds les eaux d’un grand fleuve, tandis qu’à la surface, elles continuent à descendre rapidement.

Comme le vent s’élève ordinairement avec le soleil et tombe avec lui, nous nous faisons une règle de rester à l’ancre pendant la plus grande partie de la journée et de naviguer la nuit contre le courant. La lune et les aurores boréales rendent cette manière de faire très-intéressante. D’ailleurs, marchant à grande vitesse, nous avons la comète Coggia, dans le ciel, ce qui éveille beaucoup de conjectures bizarres dans l’esprit de mon vieux loup de mer.

Dans cette latitude élevée, l’aurore brillait avant trois heures du matin, et le crépuscule se prolongeait si longtemps que le soir encore, à neuf heures, nous pouvions lire sans efforts les petits caractères d’un journal. Les grandes falaises qui nous serraient de si près à Québec diminuaient graduellement de hauteur, et les marées se faisaient sentir de moins en moins à mesure que nous approchions des Trois-Rivières, où elles semblent expirer. Nous arrivâmes un vendredi à la grande station des Trois-Rivières, sur la rive gauche du Saint-Laurent, et nous remisâmes notre bateau dans des eaux tranquilles, à l’entrée du lac Saint-Pierre. Des grains de pluie nous tinrent enfermés sous le panneau de notre embarcation, jusqu’au samedi onze heures du mâtin. Le vent devenant alors favorable, nous nous décidons à pousser jusqu’à Sorel, qui pouvait nous offrir un agréable lieu de campement pour le dimanche. Le lac Saint-Pierre est une nappe d’eau semée de bas-fonds, de vingt-quatre milles de longueur. C’est un mauvais passage à traverser par le vent d’hiver dans un petit bateau. Nous remettons à la voile et avançons gaiement ; mais bientôt l’orage nous menace et nous oblige à amener notre voile, et fuir à sec de toile devant le vent, jusqu’à une heure, où nous pouvons rehisser notre voile, mais en y prenant deux ris. Nous nous dirigeons alors vers les eaux clapoteuses du lac, où rafales sur rafales assaillent notre bateau. À trois heures, le vent tombe et nous permet, en larguant nos ris, de marcher librement. Un labyrinthe d’îles ferme le lac à son extrémité ouest ; nous y cherchons avec anxiété un passage pour rentrer dans le Saint-Laurent. À cinq heures, les vents hâlent le nord, et les grains augmentent d’intensité ; nous gouvernons alors vers une île plate et herbeuse qui nous sépare, croyons-nous, du grand fleuve. Le vent n’étant pas assez bien établi pour nous permettre de nous orienter, nous nous décidons à tirer le bateau sur la plage pour le soustraire à la fureur de la tempête. Mais en approchant de l’île marécageuse, nous devons marcher, à notre grand étonnement, à travers les roseaux qui la couvrent et naviguer ainsi sur un sol inondé jusqu’à l’autre bord, où nous trouvons la pleine eau. Bodfish insiste sérieusement sur la convenance qu’il y aurait à nous arrêter là pour la nuit, et il me dit : « Il fait trop mauvais temps pour continuer. » Mais la tentation que m’offrait la proximité de Sorel me détermina à courir l’aventure et à pousser plus loin. Nous passons alors dans des eaux difficiles, poursuivis par le sifflement de la tempête. Bodfish prend la barre du gouvernail, tandis que je m’assieds du côté du vent pour tenir le bateau en équilibre. Traverser des courants qui pouvaient si facilement faire chavirer le Mayeta était une rude épreuve pour un bateau de ce petit modèle. Mais le canot était digne de son constructeur ; il fuyait comme un oiseau effrayé sur l’écume des vagues, jusqu’à une île boisée, à moitié submergée, que domine un petit phare à l’abri duquel nous venons nous mettre en sûreté. Là, nous serrons la voile pour ne plus nous en servir en mauvais temps. Le vent tomba au coucher du soleil, et un calme délicieux nous favorisa pour ramer sur cette étroite rivière, jusqu’à destination, pendant huit milles encore.

Nous arrivons à Sorel, quelque peu avant neuf heures du soir ; des lumières brillantes nous éclairent quand nous passons devant ses quais. À ce moment, nous avions le cap dirigé au sud, sur le grand golfe du Mexique, but de notre ambition ; nous allions donc monter la rivière historique, le pittoresque Richelieu, d’où Champlain, deux cent vingt-six ans auparavant, avait pénétré jusqu’au beau lac qui porte son nom et sur lequel le missionnaire Jogues trouva l’esclavage et la torture.

Pour remonter le Richelieu, il nous fallut chercher notre route au milieu des bateaux, des remorqueurs et des trains de bois, jusqu’à une bordure de roseaux sortant d’un bas-fond sur la rive gauche de la rivière, juste en amont de la ville. Là, ayant amarré le canot sur un lit de vase molle, à l’abri de tout danger, nous pûmes jouir d’un bienfaisant repos, pendant le calme de la nuit qui suivit. Ainsi finit le laborieux passage — d’une semaine de durée — de Québec à Sorel.